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Psicologia USP

versión On-line ISSN 1678-5177

Psicol. USP v.1 n.2 supl.2 São Paulo dic. 1990

 

ARTIGOS ORIGINAIS

 

Jean Piaget, adolescent idéal

 

 

Jacques Vonèche

Professor Titular. Faculdade de Psicologia. Universidade de Genebra

 

 


RESUMÉ

La vie et l'oeuvre des adolescents exceptionnels peuvent illustrer l'observation fondamentale de cet article: l'adolescence se caractérise par la formation d'un point de vue propre sur le monde. C'est pourquoi l'adolescence de Jean Piaget a été choisie comme sujet de cet essai qui s'oppose en nombreux points à celui proposé par Piaget lui-même dans son autobiographie.

Descripteurs: Adolescência. Jean-Piaget.


RESUMO

Vida e obra de adolescentes de talentos excepcionais podem ser lembradas para ilustrar a tese aqui defendida: a adolescência é uma fase na qual se elabora uma visão pessoal do mundo. A adolescência de Jean Piaget foi utilizada como exemplo dessa tese. Observe-se que nossos comentários divergem daqueles que o próprio Piaget deixou registrado em sua autobiografia.

Descritores: Adolescência. Jean Piaget.


ABSTRACT

Life and work of bright young people may clarify the main thesis here presented: adolescence can be described as a period in which a personal view about the world is elaborated. The adolescence of Jean Piaget was chosen as an example of our thesis. We remark that our commentary opposes itself to Piaget's own description of his youth, as presented in his autobiographical notes.

Index terms: Adolescence. Jean Piaget.


 

 

L'adolescence se caractérise par la formation d'un point de vue propre sur le monde. Qui mieux que les adolescents exceptionnels peut illustrer cette observation? C'est pourquoi nous avons choisi de parler ici de l'adolescence de Jean Piaget.

Notre découpage de l'adolescence de Piaget s'opposera en de nombreux points à celui proposé par Piaget lui-même dans son autobiographie fameuse. Il n'y a lá aucune volonté polémique de notre part. Simplement il nous semble que le découpage 1896, date de la naissance, 1914, date du désenchantement de la philosophie de Bergson, soit trop simple pour résister à l'analyse. En effet, ce découpage introduit une fausse cohérence dans l'adolescence de Piaget em accélérant, d'une part, la désillusion par rapport aux idées de Bergson et en omettant, d'autre part, une oeuvre importante de Piaget, La mission de l'Idée. De plus, 1914 n'est pas la date du rejet de Bergson mais le milieu d'une intense période de spéculation religieuse et philosophique allant de 1912 à 1915 qui coïncide avec l'instruction religieuse que suit Piaget pour se préparer à la confirmation protestante, son association aux étudiants chrétiens sur le plan institutionnel, son enthousiasme pour la philosophie de Bergson et la métaphysique, son pacifisme au moment de la guerre 14-18 et la rédaction de La mission de l'Idée. En réalité, il y a une première période au début de l'adolescence qui va de 1907, date de la découverte du moineau albinos à 1915 où sa recherche philosophique le conduit à former son propre point de vue dans La Mission de l'Idée qui devrait annoncer au monde la renaissance du christianisme nouveau. Si bien que l'unité de la période 1912-1915 tient à l'union de la biologie bergsonienne avec la religion protestante libérale, comme la période 1907-1912 tire son unité des travaux d'histoire naturelle qui passent du jeu d'enfant à un statut presque professionel entre l'observation di moineau albinos et les classifications malacologiques.

Ce passage de l'histoire naturelle à la philosophie religieuse est d'autant plus aisé que les idées de l'époque sur la jeunesse poussent les adultes comme les adolescents à reconnaître la jeneusse comme une période d'élan pur, de virtualité totale, ouverte à tous et à tout dans un mouvement de grande espérance et d'idéal suprême. C'est un moment de rêve et de passion où les jeunes sentent l'appel des valeurs les plus hautes mais aussi des pesanteurs les plus terrestres. Ce qui les rend instables émotionnellement, les remplit de doutes et d'ambitions folles. Le désir de l'aventure la plus téméraire, la volonté de réformer le monde, d y accomplir de grandes choses et d y réaliser une mission salvatrice emplissent leurs causes d'une grande poésie et d'une extrême sensibilité qui les rendent maladroits dans la banalité de la vie quotidienne et les laissent insatisfaits et insatiables. Les plus philosophes se consolent en bâtissant un système du monde qui permettra de le sauver et, si l'on est chrétien, d'instaurer ici-bas la royauté du Christ.

Face à ces excès, la táche de l'éducation doit consister à canaliser les énergies adolescentes pour le plus grand bien de tous en apaisant les angoisses, en levant les doutes et en calmant la friève de la démesure.

Les recherches biographiques sur Piaget menées principalement par Fernand Vidal permettent d'attester que le jeune Piaget a vécu sa propre jeunesse dans une telle ambiance.

On comprend, dès lors, mieux comment il a pu, dans ces conditions, passer de l'histoire naturelle (um peu pompeusement appelée biologie dans l'autobiographie) à la philosophie.

L'enfant Piaget avait été socialisé à l'histoire naturelle comme tous les garçons de son âge à Neuchâtel, petite ville qui se vantait de sa tradition naturaliste remontant au XVIIIe siècle et comptant des figures remarquables comme Louis Agassiz. L'histoire naturelle à Neuchâtel s'entendait au sens de Linnée pour qui connaître la nature c'est la classifier en identifiant correctement les espèces sur la base de leurs caractéristiques visibles, selon une épistémiologie que Michel Foucaut a justement qualifiée "d'épistémologie du regard". Piaget gardera toute sa vie cette allure de chasseur de papillons perdu dans un amphithéâtre de psychologie, comme il gardera sa passion pour la classification et la sériation appliquées à des domaines nouveaux.

La chasse aux mollusques se faisait dans le cadre d'une société d'étudiants fondée par Pierre Bovet, les Amis de la Nature. Or ce group qui avait pour but premier de faire des collections aussi savantes que possible était aussi le lieu d'intenses discussions philosophiques pour les adolescents qui aimaient à y répéter ce qu'ils avaient lu et à y essayer leurs idées. C'est ainsi que le jeune Piaget fait une conférence sur la vanité de la nomenclature en histoire naturelle où il se montre ouvertement nominaliste: les nomenclatures son pour lui comme les méridiens pour les géographes, des lignes idéales introduisant une convention pragmatique. Par ailleurs, il reprend, sans citer son auteur, l'image bergsonienne du bras entrant dans la limaille de fer pour expliquer que le débat entre mécanistes et finalistes est sans fin, car il repose sur une question de points de vue irréconciliables. Les compte-rendus des Clubs des Amis de la nature sont pleins de ces débats où les jeunes adolescents cherchent leurs marques dans la course aux idées philosophiques.

D'autre part, l'instruction religieuse que Piaget suit avec plus de zèle qu'il ne semble le reconnaître dans son autobiographie le met en contact avec le protestantisme libéral, courant d'idées qui voit dans le christianisme une simple forme de perfectionnement spirituel de l'Homme et de l'humanité et dont le penseur principal en France est Auguste Sabatier. Sabatier voit dans les dogmes chrétiens de simples formes symboliques d'un principe universel de spiritualité. La conjugaison des idées de Sabatier et de Bergson va alors permettre à Piaget d'identifier Dieu avec la Vie conçue comme élan créateur vital. Ce qui lui permettra d'opposer avec Bergson l'ordre vivant qui obéit à la logique propre au vivant à l'ordre physico-géométrique basé sur la répétition permettant la généralisation mathématique qui intéressait tout son maître de philosophie à Neuchâtel, Arnold Reymond. La logique mathématique s'occupe de la matière. L'ordre vital est lui, au contraire, basé sur la tendance, l'élan, donc la création, donc la tranformation, donc le progrès. Car tout ce qui n'est pas absolu doit se transformer soit en absolu vital pour l'Animal, soit en un absolu moral pour l'Homme. Si bien que Piaget peut en tirer une science aristotélicienne des genres pour laquelle, par exemple, la loi de la chute des corps s'explique par la tendance naturelle des corps terrestres à regagner leur lieu naturel, la terre. De même, pour Piaget et Bergson, le lieu naturel des corps vivant est la vie pleine et entière. Cet effort vers plus de vie, c'est l'élan vital transmis de génération en génération par hérédité des adaptations acquises par les ancêtres. Si bien que le jeune Piaget va s'opposer au darwinisme et au néo-darwinisme pour des raisons philosophiques très bergsoniennes et non sur la base de preuves biologiques irréfutables. Le darwinisme c'est le struggle for life, donc la guerre. La guerre c'est la mort. La mort s'oppose à la vie et donc à l'elan vital.

C'est donc au nom d'une logique bergsonienne que Piaget va s'affirmer pacifiste durant la grande guerre 14-18 pendant laquelle il écrit La Mission de l'Idée son poème métaphysique accueilli par les acclamations des Associations chrétiennes de jeunes gens. Ce poème correspond à une dernière sorte d'influence sur Piaget, une influence indirecte mais profonde, celle du revivalisme prêchant la conversion religieuse par la crise sacrée:

La Mission de l'Idée se déploie sur cinq domaines différents: la métaphysique, la religion, la morale, la politique et l'épistémologie avec une égale conviction.

Du point de vue métaphysique, La Mission de l'Idée se présente comme une nouvelle naissance du christianisme et une longue imprécation contre l'esprit conservateur. Son titre est tiré de l'oeuvre poétique de Victor Hugo.

L'Idée se présente sous trois formes différentes et hiérarchiques. Tout en haut, il y a l'Idée comme principe suprême et absolu. Ensuite, viennent les idées particulières comme celles de patrie, justice ou liberté. Enfin, viennent les formulations humanies de l'Idée. Car chacune porte au fond de soi un foyer vital qui est l'Idée diffractée sous une forme spécifique. L'intégration de toutes ces fractions éparses de l'Idée en un tout constitue l'accroissement de la grande Ame de l'Humanité. L'Idée mène donc le monde, mais elle peut être comparée à un vaste organisme vivant.

Du point de vue religieux, La Mission de l'Idée propose une forme de religion sans dogmes et sans églises. Car le dogme est la contraire de la vérité. Il est l'expression de l'irréligion fondamentale comme tous les fanatismes. De même, les Eglises sont les conservatoires de l'égoïsme et de l'esprit conservateur. De plus, elles sont socialement irresponsables.

La conversion à cette nouvelle forme religieuse ne peut se faire qu'à travers la nuit d'orage de la crise existentielle. Alors seulement se découvre le Dieu de l'action, du pardon et de la pitié, le Christ douloureux. Car Jésus n'est autre que l'Idée faite chair.

Du point de vue moral, l'Idée s'identifie au Bien et à la Vie. Car la Vie est un courant de conscience qui pénètre la matière et l'organise en une force d'altruisme et d'union si bien que l'évolution devient un concept moral qui s'oppose aux conceptions darwinistes de lutte pour la vie. Bien au contraire de Darwin auquel il s'oppose pour des raisons plus morales que biologiques, Piaget pense que la Vie apporte, par définition, l'harmonie et la solidarité. Dès lors, le christianisme doit être social pour s'accomplir et c'est ce christianisme-là qui fut fondé par Jésus.

Il s'ensuit, sur le plan politique une sorte de proclamation de foi socialiste, mais d'un socialisme jauresien plus réformiste que révolutionnaire. Ce socialisme se caractérise par trois aspects complémentaires:

L'internationalisme, le pacifisme et le féminisme. En effet, dans la perspective développée par Piaget, l'humanité ne peut être que la patrie future de tous les hommes sans distinction d'aucune espèce. De même, le pacifisme est la conséquence nécessaire de l'harmonie et de la solidarité vivantes propres à l'Idée. Enfin, le féminisme découle tout naturellement de cette conception puisque tant que les femmes ne seront pas égales aux hommes l'harmonie universelle sera impossible.

Les conséquences épistémologiques de cette conception sont évidentes elles aussi pour le jeune Piaget: "la science et le peuple sont toujours solidaires; la science se fait socialiste et le socialisme savant".

 

BIBLIOGRAPHIE

JEAN Piaget autobiography. In: BORING, E. G.; LANGFELD, H. S.; WERNER, H.& YERKES, R. M. eds. A history of psychology in autobiography. Worcester, Mass., Clark University Press, 1966, vol. 4 p.237-56.        [ Links ]

PIAGET, J. La mission de Vidée. Lausanne, Edition La Concorde, (couverture: 1916) 68p.        [ Links ]

VONÈCHE, J. Jean Piaget, adolescent idéal.Psicologia-USP, São Paulo, 1(2): - 1990.        [ Links ]