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Arquivos Brasileiros de Psicologia

 ISSN 1809-5267

     

 

ARTIGO

 

A idealização das origens entre os imigrados ou exilados: a dupla função de manutenção da identidade e de aculturação

 

The idealization of origins among immigrants or exiled: the double function of maintaining identity and acculturation

 

 

Stéphane Laurens1; Estelle Masson2

IUniversidade de Rennes II, Laboratório CRPCC, Rennes, France
IIUniversidade de Brest, Laboratório CRPSY, Brest, France

Endereço para correspondência

 

 


RESUMO

Com freqüência, entre as populações emigradas ou exiladas, constata-se que a idealização do passado, das origens e do país natal se instala e se acentua à medida que se dá a integração dos indivíduos dessa população na sociedade que os acolhe. Assim, à proporção que perdem sua língua, seus hábitos e seus costumes para assumir os da sociedade que os acolheu, eles constroem símbolos comuns e elaboram uma imagem idealizada das suas origens. Essa diferenciação progressiva do ideal das origens em relação à realidade vivida facilita a aculturação na nova sociedade, permitindo-lhes conservar uma especificidade identitária. É esta elaboração do ideal e sua emancipação das realidades cotidianas que serão abordadas aqui.

Palavras-chave: Imigração; Identidade; Aculturação; Idealização.


ABSTRACT

In the case of emigrated or exiled individuals, the idealization of origins often becomes more marked in the beginning of the integration of these individuals in the host society. Thus, as they lose their language, their customs, to take those of the society of reception, they elaborate an idealized image of their past. This progressive differentiation between the idealized past and the actual reality facilitates the acculturation in the host society and at the same time allows for the preservation of their specific identity. It is this elaboration of the ideal and its emancipation of the daily realities, which will be approached here.

Keywords: Immigration; Identity; Acculturation; Idealisation.


RÉSUMÉ

Souvent, dans des populations émigrées ou exilées, on constate que l’idéalisation du passé, des origines, du pays natal se met en place et s’accentue au fur et à mesure de l’intégration des individus de cette population dans la société d’accueil. Ainsi, au fur et à mesure qu’ils perdent leur langue, leurs habitudes, leurs coutumes… pour prendre celles de la société d’accueil, ils construisent des symboles communs et élaborent une image idéalisée de leurs origines. Cette différenciation progressive de l’idéal des origines par rapport à la réalité vécue facilite l’acculturation dans la société d’accueil tout en permettant à ces individus de conserver une spécificité identitaire. C’est cette élaboration de l’idéal et son émancipation des réalités quotidiennes qui seront abordées ici.

Mots-clés: Immigration; Identité; Acculturation; Idéalisation.


 

 

INTRODUCTION

Depuis l’école de Würzburg, à la fin du XIXe siècle, beaucoup de travaux ont montré comment l’attitude de l’individu, cette force directrice et organisatrice, cette préparation à l’acte (Binet, 1903, p. 108; Binet, 1911) était susceptible d’orienter le jugement et même la perception. Cette attitude de l’individu, ce point d’ancrage ou de référence (Sherif e Hovland, 1961) a le plus souvent été assimilé à la position de l’individu: l’idée étant que c’est à partir de sa propre position qu’il juge et perçoit.

Pourtant, il existe une autre forme de point d’ancrage qui n’a presque jamais été prise en compte alors qu’elle intervient extrêmement souvent dans les jugements que nous portons: l’objet ou la situation présente est souvent comparée à un objet ou une situation idéale. À côté des activités quotidiennes, des lieux fréquentés, des relations entretenues dans le présent… il existe souvent d’autres activités, d’autres lieux, d’autres relations qui, révolues et idéalisées, nous montrent, par un effet de contraste, les éléments de notre vie actuelle sous un jour assez défavorable, terne, sans intérêt. La psychologie s’interrogeant sur nos représentations et, plus simplement, sur notre perception de la réalité doit bien sûr se pencher sur ces points de référence permanents de nos jugements.

Nous verrons tout d’abord que la distance, dans le temps ou dans l’espace, favorise l’élaboration d’un objet idéal. C’est par exemple le cas pour la terre natale qui se trouve idéalisée avec l’émigration ou l’exil, mais aussi pour des sensations perçues ou des pratiques ayant eu court durant l’enfance qui se trouvent ensuite idéalisées à l’âge adulte. Cette élaboration d’un objet idéal est facilitée par l’éloignement réel de l’objet (perte de l’objet) et par l’élection de cet objet comme point de focalisation des désirs.
Ensuite, à travers l’analyse des représentations et des pratiques alimentaires chez des immigrés marocains, nous tenterons de saisir la construction de cet objet idéal et les différentes places qu’il occupe au cours du processus d’assimilation dans la société d’accueil.

 

CONSTITUTION DE L’OBJET IDÉAL À PARTIR DE L’OBJET RÉEL

Pour Halbwachs (1925/1994, p. 104-107), le regret du passé, qui se manifeste lorsque notre esprit n’est plus tendu vers les réalités du présent, repose sur une illusion qui est l’œuvre de l’imagination. Mais comment se construit cette illusion?

« Des époques depuis longtemps révolues exercent un grand attrait souvent énigmatique sur l’imagination humaine. Chaque fois qu’ils ne sont pas satisfaits de leur présent &—et c’est fréquemment le cas&—, ils se retournent vers le passé et espèrent cette fois pouvoir reconnaître comme vrai le rêve jamais effacé d’un âge d’or.» (Freud, 1939, p. 157).

Il est, en effet, assez logique de penser que le rêve ou l’illusion se mettront à la place de la réalité d’autant plus facilement que l’esprit se détournera de la réalité, de l’actualité pour se porter sur un objet éloigné temporellement et spatialement. Si l’éloignement temporel vis-à-vis des évènements passés semble conférer aux évènements un charme qu’alors ils n’avaient pas, l’éloignement spatial constitue un autre facteur crucial comme on le voit facilement dans les récits des exilés ou des émigrés. En effet, la terre natale (la sienne ou celle de ses ancêtres) constitue un point d’ancrage pour le désir. Cet objet, au départ réel, sera, une fois élu, le point à partir duquel se cristalliseront tous les désirs. Hélas cet objet élu suscite aussi un malentendu: le nostalgique croit qu’il est quelque part et qu’il peut donc le retrouver tel qu’il se le représente grâce à un simple voyage. Pourtant, le retour n’est pas une solution, c’est un remède illusoire. Ben Jelloun (1977), observant en France des immigrés originaires du Maghreb et souffrant du mal du pays (mélancolie, dépression…) montre que ce retour est impossible, il dévoile bien l’illusion selon laquelle le retour compenserait le départ, l’espoir selon lequel le rapatriement boucherait le vide de l’expatriation. À travers un symptôme, qu’il retrouve fréquemment chez ces immigrés, l’impuissance sexuelle, on voit s’imposer l’impossibilité du retour, c’est-à-dire du supposé remède. Par exemple, cet Algérien de 39 ans qui a laissé femme et enfants au pays voudrait partir, mais dit ne pas pouvoir rentrer dans «cet état» (Jelloun, 1977, p. 111) ou encore cet autre Algérien de 31 ans qui n’a qu’un rêve, rentrer au pays et se marier, mais qui en même temps est «en panne» et est donc hanté par l’idée de ne pouvoir honorer sa promise (Jelloun, 1977, p. 156). Ainsi, cette impuissance qui est considérée par le patient comme une conséquence de son mal du pays et qui donc pourrait, d’après lui, être guérie par le retour, constitue finalement et paradoxalement la raison qui empêche son retour!

De fait, le retour en réalité de l’objet non seulement ne guérit pas le nostalgique, mais il l’afflige parfois encore plus. C’est par exemple le cas, relaté par Ayouch Boda, de cette Algérienne immigrée en France depuis quatre ans, revenant d’un séjour de quelques semaines en Algérie:

«Le sentiment nostalgique s’était accru, redoublé d’une déception, comme si elle venait enfin de perdre, ou vraiment de perdre, ou définitivement de perdre. Elle s’apercevait enfin que l’on ne revient jamais. Elle n’avait jamais regardé avec autant d’acuité les lieux de son enfance, une acuité telle qu’ils lui avaient semblé à la fois les mêmes, familiers […] et nouveaux, différents, sans qu’elle sache nommer cette différence.» (Ayouch Boda, 1999).

Avec le retour au pays, le nostalgique pensant retrouver l’objet perdu idéal, est déçu, il prend conscience de la méprise, l’objet idéal n’est pas là où il l’a placé, et le retour au pays révèle sa méprise. Rêve et réalité, objet idéal et objet réel sont confrontés par le retour. Le nostalgique en sort parfois guéri. Non pas qu’il abolira l’objet idéal, mais, à l’image de cette Marocaine il le remettra à sa place d’objet idéal prit en tant que tel: «J’aime le Maroc, mais de loin, et j’ai besoin d’être loin pour l’aimer» (cité par Ayouch Boda, 1999, p. 275). L’idéal est enfin à sa juste place, il ne se confond plus avec la réalité.

Jankélévitch propose une analyse inattendue de l’odyssée d’Ulysse; selon lui, Ulysse éviterait de rentrer:

«Ulysse va et vient, tourne autour d’Ithaque, passe à côté, s’en rapproche puis s’en éloigne; sur le point de déboucher dans la mer Ionienne, il se laisse déporter par la tempête jusqu’aux colonnes d’Hercule. Peut-être, après tout, était-il de mèche avec cette tempête bienvenue qui l’empêche d’arriver à bon port? Tout se passe comme s’il préservait inconsciemment la distance qui le sépare de son île et de sa femme.» (Jankélévitch, 1974, p. 295).

Cette analyse insolite de l’odyssée affirme le cercle vicieux au centre de la nostalgie. L’éloignement de l’objet rend cet objet nécessaire d’une manière disproportionnée, tout en affirmant, en même temps, l’impossibilité de le reprendre. La nostalgie n’a pas de cause puisqu’elle est elle-même sa propre cause. Pour Jankélévitch (1974, p. 288), la nostalgie implique l’interversion passionnelle de la causalité idéologique. L’objet perdu du nostalgique est embelli par cristallisation et les raisons pour lesquelles il est embelli sont découvertes ou inventées a posteriori. Cette thèse de Jankélévitch a non seulement le mérite d’expliquer la disproportion et l’irrationalité de la passion du nostalgique, elle a surtout l’avantage de permettre une généralisation du phénomène à tous les individus et même aux groupes et aux sociétés:

«Il n’est pas nécessaire que le nostalgique ait été ceci ou cela, il suffit qu’il ait été en général […] L’objet de la nostalgie ce n’est pas tel ou tel passé, mais c’est bien plutôt le fait du passé […] la nostalgie a pour objet la misère de l’irréversible et la primultimité de ce qui plus jamais ne sera.» (Jankélévitch, 1974, p. 296).

Suivant cette conception, la nostalgie peut affecter tout ce qui a conscience d’avoir été quelque chose et de ne plus l’être. C’est donc aussi le cas des groupes et des sociétés dont on voit bien souvent les tentatives pour élaborer un passé idéal et pour regretter ce passé perdu. En effet, la réévaluation des souvenirs n’est pas seulement un travail de l’individu sur son passé:

«[la société] oblige les hommes, de temps en temps, non seulement à reproduire les événements antérieurs de leur vie, mais encore à les retoucher, à en retrancher, à les compléter, de façon à ce que, convaincus cependant que nos souvenirs sont exacts, nous leur communiquions un prestige que ne possédait pas la réalité.» (Halbwachs, 1925/1994, p. 113).

Si d’un côté, on peut penser, à l’instar de Jankélévitch, que la nostalgie n’a pas d’autre cause qu’elle-même, c’est-à-dire qu’elle fonctionne comme cercle vicieux créant de l’irrationnel, d’un autre côté, il faut bien constater que l’objet sur lequel le nostalgique a jeté son dévolu se trouve réellement modifié par ce processus. Au fur et à mesure, cet objet, souvent contingent au départ, se précise, s’embellit et occupe finalement une place très importante: il pourra parfois se substituer à la position de l’individu en tant que point d’ancrage de ses jugements et de ses perceptions.

Comme on va le voir maintenant, la coexistence de ces deux sortes de points d’ancrages est particulièrement visible dans une population émigrée. Des représentations relatives à l’ici et maintenant guident l’intégration de la population émigrée dans le milieu culturel de la société d’accueil tandis que des représentations relatives au passé et à l’ailleurs, rattachent cette population à ses origines lui permettant ainsi de conserver une identité et une spécificité qu’elle perdrait sans doute si elle était entièrement soumise aux représentations et aux pratiques de l’ici et maintenant.

 

ÉMIGRATION ET DÉDOUBLEMENT DES POINTS D’ANCRAGE

Dans une recherche sur les transformations consécutives à la colonisation en Afrique du Nord, Bourdieu et Sayad (1964) ont étudié des individus colonisés devant vivre simultanément ou successivement dans des univers sociaux différents (l’univers traditionnel et celui des colons). De ce point de vue, le déracinement au sein de son propre pays et l’émigration sont des situations similaires.

Bourdieu et Sayad présentent trois modèles de manière d’être des individus lorsque l’univers social n’est plus unique et homogène, mais au contraire double comme celui des populations colonisées: la permanence, le dédoublement et le mélange (Lahire, 1996; 1998).

- La permanence: l’individu peut vivre dans un univers nouveau comme il le faisait avant. Sa manière d’être, d’agir et de penser est déterminée par des dispositions permanentes, il est dirigé par sa socialisation première qui a su créer en lui ces prédispositions.

«Son être est avant tout une certaine manière d’être, un habitus, une disposition permanente et générale devant le monde et les autres, le paysan peut rester paysan lors même qu’il n’a plus la possibilité de se comporter en paysan» (Bourdieu e Sayad, 1964, p. 102).

- Le mélange: chaque univers apporte sa vision du monde, ses significations, ses pratiques, sa langue… Dans quelques rares cas, il en naîtra une synthèse nouvelle, mais le plus souvent il en résultera ce que Bourdieu et Sayad nomment le sabir culturel. Pris entre deux univers sociaux distincts, l’individu peut les mélanger et s’y mélanger. Par exemple:

«Faute de parler assez bien les deux langues culturelles pour les tenir nettement séparées, il est condamné aux interférences et aux contradictions qui font le sabir culturel.» (Bourdieu e Sayad, 1964, p. 167-168).

- Le dédoublement: cela signifie que l’individu adopte des pensées, des croyances et des pratiques en fonction de l’univers social dominant. Si cet univers change, pensées, croyances et pratiques changent aussi.

«Dès lors qu’un être social a été placé, simultanément ou successivement, au sein d’une pluralité de mondes sociaux non homogènes, parfois contradictoires, ou au sein d’univers sociaux relativement cohérents mais présentant, sur certains aspects, des contradictions, alors on peut avoir affaire à un rapport au monde non homogène, non cohérent, non unifié, qui donne lieu à des variations de pratiques selon la situation sociale dans laquelle il est amené à 'fonctionner', à s’actualiser.» (Lahire, 1996).

Calvo (1982) retrouve trois styles alimentaires chez les émigrés, qui, dans leurs grandes lignes correspondent aux trois modèles de Bourdieu et Sayad (1964). Entre la persistance des anciennes pratiques alimentaires basées sur la culture d’origine et la tentative d’adoption des modes alimentaires de la société d’insertion, il y aurait aussi un mode de coexistence de deux systèmes de pratiques et de représentations . Or, ce dédoublement apparaît bien comme un modèle de pertinence tandis que les deux autres manières d’être (mélange et permanence) constituent un échec de l’adaptation ou une fracture de l’identité .

Ces trois formes de manières d’être (Bourdieu e Sayad, 1964) ou de manger (Calvo, 1982) semblent constituer chacune des voies typiques correspondant à la gestion du «processus nostalgique» chez les populations d’individus déracinés, exilés, émigrés, etc. c’est-à-dire vivant dans deux univers sociaux distincts.

En ce qui concerne la nostalgie des individus dans une telle population, il y a deux positions extrêmes: la permanence et la rupture. Par la permanence, l’individu résiste à son acculturation et cherche à se rattacher à son histoire, il persiste à investir son passé. Par la rupture, il veut se maintenir dans le présent, l’ici et maintenant, oubliant le passé, son histoire et veut vivre sans nostalgie aucune. C’est un processus de déculturation &— acculturation par lequel le sujet se coupera de ses origines pour n’exister que dans la société d’accueil.

Entre ces deux extrêmes (avant et ailleurs ou ici et maintenant), il y a l’espace nostalgique ici et ailleurs, avant et maintenant:

«[un espace] dans lequel le sujet entretient une relation médiatisée à l’objet perdu. Quelquefois le sujet a même repéré la méprise consistant à situer l’objet perdu dans l’espace, il n’est pas dupe de la fonction de cet espace, il a déjà eu la déception, lors d’un retour au pays, de voir que ce retour ne soulageait pas la nostalgie, que parfois, paradoxalement, il l’avivait.» (Ayouch Boda, 1999).

Dans cette logique, la nostalgie apparaît comme un processus de deuil permettant de mettre l’objet à sa place et permettant en même temps au sujet de se positionner vis-à-vis de lui. L’histoire du sujet ou du groupe peut dès lors se construire dans le présent, sans oublier le passé, mais sans s’y perdre non plus.

 

ALIMENTATION: CONTINUUM ALIMENTAIRE, DÉDOUBLEMENT ET IDÉALISATION

Les pratiques alimentaires, qui semblent être l’un des éléments issus de la culture d’origine les plus durables chez les populations immigrées, plus que la langue, la religion… (Calvo, 1982; Lacorne, 1996), apportent un éclairage particulièrement intéressant sur ce processus et permettent de saisir le mode d’élaboration de ce dédoublement, ce jeu d’un double système de représentations mobilisable par l’individu et son groupe.

À travers l’analyse de recherches réalisées par différents auteurs portant sur les pratiques et les représentations de l’alimentation d’une population d’origine immigrée, nous tenterons de montrer comment l’alimentation de ces populations change avec leur émigration (adaptation des plats, introduction de nouveaux ingrédients, modification des pratiques…) . Puis, alors que les pratiques alimentaires s’adaptent à la société d’insertion, il y a en même temps élaboration d’un objet idéal (plats liés à la terre natale, aux origines…) qui se différencie de l’objet réel (plats souvent consommés et pratiques courantes).

Lorsque des émigrés quittent leur pays et viennent s’installer dans une société d’accueil, leur alimentation, au niveau des pratiques, se modifie peu, elle est, au départ, guidée par le système de représentations instauré par leur socialisation initiale. Il y a quelques adaptations en fonction de la disponibilité et des prix des ingrédients dans la nouvelle société, en fonction des modes de cuisson existants… C’est le principe du continuum alimentaire (Calvo, 1982). Ces premières adaptations de l’alimentation en fonction des ressources et conditions réelles offertes par la société d’insertion ne sont que le début d’un long processus. Après cette adaptation technique forcée survient un mécanisme de sélection de quelques plats et de quelques pratiques qui exprimeront l’identité du groupe dans la société d’insertion.

Très pratiquement, on assiste à des phénomènes de substitution &— reconstitution ayant pour objectif d’obtenir le même plat: on parle de «plat-simil». On voit donc apparaître une première étape de l’élaboration d’une représentation: un «plat-simil», un ersatz va représenter, pour le groupe, un plat authentique.

Or, paradoxalement, cette substitution est une tentative de recréation et le «plat-simil» peut acquérir de la valeur pour le groupe: en même temps qu’il s’éloigne objectivement du plat authentique qu’il représente, il se rapproche subjectivement d’un plat idéal. Comme suite à l’émigration, il s’opère un renforcement affectif de la valeur de quelques plats, des «plats totems». Or, comme le montre Calvo (1982), ce renforcement modifie la place du plat ethnique sélectionné dans la représentation de l’alimentation et dans la représentation que le groupe a de lui-même. Ainsi, ce plat peut atteindre, dans le système culturel, un certain degré de totémisme alimentaire, et devenir une représentation presque mythique, devenir le symbole d’une identité de groupe.

En même temps, s’opère un enracinement dans la société d’accueil, enracinement par lequel les ingrédients, les pratiques et les représentations de la société d’accueil s’immiscent dans les façons de faire et les façons de penser de ces immigrés.

Il y a donc bien un double mouvement: d’une part sélection &— renforcement de quelques plats idéalisés, des plats ethniques qui marquent l’identité, et affirment les origines du groupe et, d’autre part, adaptation des modes alimentaires locaux. Ce qui au niveau des ingrédients alimentaires, de la réalité de ce qui est mangé, est mélange ou «sabir» pour reprendre l’expression de Bourdieu et Sayad, est, au niveau des représentations, de plus en plus différencié.

La société d’accueil exerce sur ces immigrés et leurs descendants des pressions à la conformité. Ces individus les ressentent très vivement s’interdisant, par exemple, de manger en public avec les doigts, ayant honte de leurs plats… Ainsi, très rapidement va se mettre en place un double système qui est très visible chez les enfants scolarisés: dans le milieu familial domine une alimentation rappelant celle des origines tandis qu’à l’école s’impose l’alimentation de la société d’accueil. En dehors de ces deux contextes fortement marqués et qui déterminent non seulement les représentations mais aussi les pratiques, des espaces flous apparaissent et les individus qui disposent alors de marges de manœuvre doivent effectuer des choix, prendre position. Ainsi, quel goûter donner à un enfant scolarisé? Va-t-il apporter à l’école des éléments venant de son milieu familial ou va-t-il introduire dans son milieu familial des éléments typiques des goûters de la société d’accueil?

L’enquête effectuée sur ce thème par Amraoui (2000), auprès d’une population immigrée d’origine marocaine, révèle que les premiers enfants scolarisés de ces familles étaient le plus souvent envoyés à l’école avec des goûters traditionnels. Or, cette différence de goûters les gênait considérablement et ils durent lutter pour obtenir des goûters similaires à ceux de leurs camarades. Voici un extrait d’entretien réalisé auprès d’une jeune femme née en France de parents marocains:

«Quand j’étais à l’école primaire, je me suis rendu compte qu’avec mes camarades Français, on n’avait pas les mêmes goûters. Moi j’avais du pain arabe avec de la confiture et eux, ils avaient des super gâteaux. Moi je les enviais et à chaque fois que je rentrais chez moi, je faisais des scènes pas possibles à ma mère pour avoir la même chose que mes copains français. Il a fallu du temps mais j’ai eu à la fin les mêmes goûters qu’eux. Et ce qui est marrant, c’est que pour mon petit frère, ma mère lui achète des goûters [des paquets de gâteaux achetés dans des supermarchés]»

Ainsi, l’acculturation se met en œuvre: les enfants qui ne veulent pas être traités de morue s’ils sont portugais, de macaronis s’ils sont italiens, de merguez s’ils sont marocains … tentent de ressembler à leurs camarades, tentent de masquer les différences et ils deviennent l’un des principaux canaux par lesquels des aliments de la société d’accueil s’introduisent dans leur milieu familial.

Des années plus tard, ces enfants, une fois devenus adultes, adopteront dans ses grandes lignes les modes d’alimentation de la société d’accueil. Ils pourront, chez eux, consommer à loisir ces plats de la société d’insertion qu’ils ont, pendant des années, essayé d’introduire dans les repas familiaux alors qu’ils vivaient encore chez leurs parents. Tous les jours, ils pourront, s’ils le souhaitent, consommer des frites, de la purée, des gratins, des pizzas, des plats surgelés… ces plats statistiquement typiques de l’alimentation française, leur société d’accueil, ces plats peu coûteux, faciles à acheter et à préparer deviendront souvent la base de leur alimentation à la fois dans leur foyer et évidemment hors de leur foyer (restaurant d’entreprise…).

’est à ce moment-là que peut s’opérer le revirement: revenant parfois dans le foyer familial, ils demanderont à leur mère, non plus des plats montrant la conformité à la société d’accueil, qu’ils ont exigé durant toute leur enfance et leur adolescence, mais ils réclameront, au contraire, ces plats ethniques. Des années plus tard, ces mêmes individus devenus adultes feront à nouveau «des scènes», mais cette fois, ce sera pour retrouver des plats ethniques qu’ils avaient autrefois tenté d’exclure de l’alimentation familiale.

Nous avons tenté d’appréhender ce revirement dans une enquête réalisée auprès de 32 mères de familles immigrées marocaines. Les interrogeant sur les plats que réclament leurs enfants à la maison, il apparaît clairement que plus les enfants vivent éloignés du foyer familial, plus ils réclament des plats ethniques lorsqu’ils reviennent manger chez leurs parents. Ainsi, le nombre de repas pris chez les parents est inversement corrélé avec le désir de consommer des plats ethniques (tagine, coucous, brochettes…). À l’inverse plus le nombre de repas pris au sein du milieu familial est grand, plus ce sont des plats non-ethniques qui sont réclamés (gratin, pâtes…). Un questionnaire passé auprès de 163 individus issus de familles immigrées marocaines (âgés de 8 à 28 ans, m=19,7) confirme ce résultat: ainsi, le nombre de repas pris dans le foyer familial (plus ce nombre est faible, plus l’individu est éloigné de ce milieu) est corrélé (+.392) avec le désir de consommer des plats de type occidentaux et, il est inversement corrélé (-.278) avec le désir de consommer des plats typiques des origines marocaines de la famille alors qu’en même temps qu’ils s’éloignent de leur foyer familial et s’intègrent à la société d’accueil, ces individus abandonnent une large partie des faits et des pratiques alimentaire apportés par leur famille (marger avec les mains, modes de cuisson, produits consommés…).

Ainsi, il s’opère un glissement: au départ, ces plats sont le quotidien de l’alimentation, puis, au fur et à mesure, ils vont devenir des plats totems, le symbole des origines de la famille ou du groupe et ils vont être consommés lors d’occasions exceptionnelles (mariage, fêtes religieuses, ou plus simplement de retrouvailles familiales…) (Masson, 2001 ; 2002). Ces plats serviront à marquer les temps forts du groupe, à estampiller certains repas comme étant des moments de communion et de resserrement des liens entre les membres d’une communauté. Le partage et l’incorporation collective de ces plats marqués par l’identité réaffirment et renforcent l’identité collective des membres du groupe en rappelant leur origine commune.

 

CONCLUSION

Ce processus, qui débute lors de l’émigration, se poursuit avec les générations successives et les groupes immigrés conservent longtemps une mémoire de leur pays d'origine, mais une mémoire dont la nature change en fonction des générations.

«Cette mémoire est forte pour la première génération, plus faible pour la seconde (surtout si elle cherche une assimilation rapide), elle s’atténue encore plus avec la troisième génération, mais il peut y avoir des phénomènes de remémorisation, quand des petits-enfants d’immigrés souhaitent redécouvrir la culture de leurs ancêtres; c’est à ce stade que se recrée, s’invente ou se développe une nouvelle mémoire.» (Lacorne, 1996).

C’est à partir de ce moment-là que va s’inventer et s’instituer une mémoire partagée à propos des origines.

C’est bien à ce phénomène auquel on assiste lors du processus nostalgique. C’est, semble-t-il, lorsque l’objet a perdu sa réalité, qu’il acquiert tout son prestige, qu’il est idéalisé. À côté de cet idéal qui prolonge l’identité dans le passé, qui l’enracine et lui fournit une origine, l’individu et le groupe ont définitivement adopté les pratiques et les représentations de la société d’insertion. Le dédoublement est achevé: d’une part l’idéal, les origines, l’âge d’or, le rêve et d’autre part la réalité, le pratique, le conforme, l’homogène et l’actuel. Grâce à ce dédoublement, cette sélection, ces déplacements et au surinvestissement de quelques aspects représentant et rappelant les origines, les individus maintiennent une identité tout en s’intégrant.

 

RÉFÉRENCE

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Endereço para correspondência
Stéphane Laurens
E-mail: stephane.laurens@uhb.fr

Recebido em: 08/12/2005
Revisado em: 02/10/2006
Aprovado em: 05/11/2006

 

 

1Ce dualisme des univers sociaux se trouve assez bien objectivés dans les dessins d’enfants issus de ces populations immigrées. Selon Ayouch Boda (1999), ces dessins présentent des paysages doubles: deux maisons, deux arbres, deux animaux… Chacun de ces éléments correspondant à un univers social. On le trouve aussi dans les fêtes qui ponctuent l’année: par exemple, les chinois vont fêter le nouvel an chinois et le nouvel an de la société d’accueil (Lacorne, 1996).
2Ce processus de dédoublement abordé dans ce texte sous l’angle de la nostalgie permet d’étayer une importante remarque d’Adams et Markus (2001, p. 289). Ces derniers, commentant la théorie du dialogical self d’Hermans (2001), insistent sur la multiplicité du self et de l’identité notamment dans le cas des existences bi ou multiculturelles. Pour eux, ce processus de dédoublement, ou plus précisément de multiplicité du self, permet aux individus de saisir des configurations culturelles variées et d’agir dans de tels systèmes avec pertinence.
3Il serait intéressant de réaliser des études similaires à celle-ci sur d’autres objets, l’aménagement du logement par exemple, pour saisir comment se met en place la nostalgie sur d’autres objets. Comment des objets typiques de la société d’accueil peuplent-ils l’espace traditionnel, le modifiant progressivement? Cette nécessaire transformation de l’espace traditionnel orientée vers une mise en conformité avec l’aménagement du logement dans la société d’accueil permet-elle l’organisation spatiale (une pièce particulière ou la partie d’une pièce) ou temporelle (réaménagements à certaines occasions: fêtes de famille, célébrations religieuses) d’espaces totems rappelant les origines et exprimant ainsi l’identité du groupe dans la société d’accueil?
4Car comme le rappelle Fischler (1990, p. 68), «les hommes marquent leur appartenance à une culture ou un groupe quelconque par l’affirmation de leur spécificité alimentaire ou, ce qui revient au même, par la définition de l’altérité, de la différence des autres. On trouve une infinité d’exemples illustrant le fait que nous définissons un peuple ou un groupe humain par ce qu’il mange ou est censé manger (et qui, généralement, suscite notre répugnance ou notre ironie)». Baptiser un groupe ou un peuple en référence aux particularismes de ses habitudes alimentaires que l’on ne partage pas est un moyen fréquemment utilisé pour le discriminer et Calvo (1982, p. 420) précise que «ce n'est pas accidentel si le plat ethnique, devenu plat-totem, peut-être aussi l'objet médiateur de la xénophobie alimentaire».

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