23 2Da biopolítica que falta à que excede: a pandemia no BrasilSoberania e violência biopolítica neoliberal: revisitando o paradigma da guerra no pensamento de Michel Foucault 
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Natureza humana

 ISSN 1517-2430

Nat. hum. vol.23 no.2 São Paulo jul./dez. 2021

 

ARTIGOS

 

La temporalité à l'épreuve du confinement

 

Lockdown-proof temporality

 

A temporalidade à prova do confinamento

 

 

Hélène L'Heuillet

Professeure de philosophie morale et politique à l'Université de Paris-Sorbonne, est également membre de l'Association Lacanienne Internationale. Elle est également membre du comité de rédaction du magazine Raison publique et du comité de lecture de la revue Les études philosophiques. Parmi les livres publiés, il convient de mentionner: Tu haïras ton prochain comme toi-même (2017) e Eloge du retard: Où le temps est-il passé ? (2020)

 

 


RÉSUMÉ

Je cherche à explorer comment l'expérience de la temporalité est multiforme et fortement perturbée à l'époque de la pandémie Covid-19 et des politiques de confinement, générant une expérience d'hétérochronie, qui remet en question notre rapport à la vie

Mots-clés: temporalité ; hétérochronie ; Covid 19 ; Confinement ; Vie.


ABSTRACT

I seek to explore how the experience of temporality is multifaceted and markedly disturbed in times of the Covid-19 pandemic and the policies of confinement, generating an experience of heterochrony, which calls into question our relationship with life.

Key words: Temporality; Heterochrony; Covid-19; Lockdown; Life.


RESUMO

Busco explorar como a experiência da temporalidade é multifacetada e marcantemente perturbada em tempos da pandemia do Covid-19 e as políticas de confinamento, gerando uma experiência de heterocronia, o que põe em questão nossa relação com a vida.

Palavras-Chaves: Temporalidade; Heterocronia; Covid-19; Confinamento; Vida.


 

 

La crise sanitaire que connaît l'humanité depuis janvier 2020 confère une singulière actualité à la biopolitique. Plus que jamais la gouvernementalité « veille au vivant », et quand elle ne le fait pas, les populations savent le lui reprocher1. On est devant un dilemme qu'illustre bien ici la rencontre France-Brésil : soit la sécurité de la population est un sauvegardée mais c'est au prix d'une vie restreinte, soit ce n'est pas le cas et la population est livrée à la pandémie. Tel est le dilemme des sociétés complexes où même le soin se conjugue avec la pouvoir.

La sécurité sanitaire, comme le souci insuffisant de le protection de la population, autorise tous les « états d'urgence ». Par exemple, la France vit actuellement sous un régime d'état d'urgence sanitaire depuis le 17 octobre 2020, et après divers prolongement, jusqu'au 1er juin 2021. Cela permet au gouvernement de prendre des décisions de restrictions de liberté ou de réquisition sans les soumettre au Parlement. Nous faisons par ailleurs partie de ces pays où les déplacements en période de restriction sont soumis à attestation, comprenant non seulement le nom et l'adresse, mais même le lieu de naissance. On voit bien que la police n'est pas seulement une institution disciplinaire mais également biopolitique, et que les deux schèmes foucaldiens, ici, se croisent.

Ils se croisent également dans l'expérience de confinement et de quarantaine. Ces notions sont référées par Foucault au paradigme disciplinaire. L'analyse du règlement au XVIIème siècle organisant la mise en quarantaine d'une ville touchée par la peste ouvre le chapitre de Surveiller et punir consacré au panoptisme. Quant au confinement il est employé pour les pénitencier et le panoptique de Bentham.

Mais ce qui va m'intéresser ici n'est pas tant le texte foucaldien ni même la réglementation sanitaire des différents États que l'expérience biopolitique et disciplinaire que nous fait faire le Covid-19. S'il faut prendre au sérieux ce que Foucault a dit à la fin de son itinéraire, à savoir qu'il a réalisé une « généalogie du sujet moderne »2, il nous appartient d'essayer de comprendre ce qui nous arrive, comme sujets, avec Foucault ou d'autres, ou en faisant confiance aux repères que nous lectures nous procurent pour ne pas vivre cette expérience en la scindant de la pensée.

 

1. Hétérochronie

Ce qui m'a semblé devoir être spécialement interrogé est le rapport à la temporalité. Temporalité des six à huit semaines de confinement pour à peu près la moitié de la population mondiale au printemps 2020, temporalité des quarantaines passées dans les hôtels près des aéroports3, temporalité des journées raccourcies par les couvre-feu, flux temporel ininterrompu des journées en télétravail, effacement la projection dans le temps long. Ce sentiment de vivre un temps hors du temps, particulièrement accusé pendant les confinements « durs » du printemps dernier, invitent à penser la temporalité de l'époque Covid comme une « hétérochronie ». Michel Foucault nommait « hétérotopies » ces lieux « autres que sont par exemple le grenier dans les maisons ou les jardins dans les villes4. On peut de même parler d'hétérochronie pour ces moments où la vie sociale nous oblige à transformer radicalement notre relation à la temporalité. Les grèves des transports publics qu'a connues la France en décembre 2019 nous en avaient donné une première idée, mais cette première hétérochronie paraît rétrospectivement bien familière côté de la « temporalité confinée », durement ou mollement, comme pratiquement partout dans le monde. Le temps étant lié à l'espace, l'interdiction de se déplacer et de sortir de chez soi sans restriction est sans commune mesure avec la difficulté à se déplacer. Pour ceux qui travaillent régulièrement à domicile, le mode de vie confiné n'est certes pas inhabituel. Les intellectuel(le)s, les journalistes, les artistes, les étudiant(e) sont apparemment avantagés, rompus qu'ils étaient déjà à la discipline que requiert le travail solitaire. Mais se confiner de son plein gré pour achever un travail urgent ne fait connaître qu'accidentellement l'hétérochronie, la temporalité commune étant rappelée au confiné volontaire par ceux qu'il côtoie de près ou de loin. Se confiner sur ordre et en raison d'une menace sanitaire est très différent.

Nous avons à peine à réaliser ce que nous vivons. Ne nous hâtons pas de comprendre, car ce serait le meilleur moyen de passer à côté de ce que nous apprenons. L'heure est à la description et au relevé des traces, sur nous, de cette expérience singulière. Ce n'est pas si aisé, car le refoulement opère en même. J'interprète les projections sur « l'après » qui eurent lieu « pendant » le grand confinement comme des tentatives de prévenir un refoulement qu'on préparait dans le même temps. On s'interrogeait sur « l'après » pour éviter de saisir le « maintenant ». On savait qu'on oublierait et que le refoulement était inéluctable. De fait, nous devons faire déjà un effort pour nous souvenir de ce présent passé » pourtant encore si proche du confinement complet. Il est surtout difficile de se remémorer le sentiment très particulier de la temporalité qui nous a alors habités. Car nous avons d'abord été sidérés. Ce premier effet ne doit pas occulter la pluralité de cette période singulière qui comprend une diversité de situations et fut traversée de soubresauts. Il ne doit pas non plus nous empêcher de nous demander ce que nous avons ou non appris sur le temps de notre vie durant cette période et en quoi celle-ci continue sans que nous nous en apercevions.

 

2. La sidération

La sidération fut incontestablement le premier effet. Jean-François Delfraissy, président du conseil scientifique ayant enjoint au gouvernement français de confiner la population française, a lui-même fait part de cette sidération devant l'extinction de la ville de Paris le 18 mars, confiant au journal Le Monde n'en avoir pas dormi pendant plusieurs nuits5.

Cette sidération se décline elle-même en plusieurs niveaux d'étonnement. Le premier fut bien entendu l'arrêt brutal de presque toutes les activités autres que de secours et de nécessité. Le silence s'est abattu sur les villes et les campagnes, les routes se sont vidées, les sismologues recommencèrent à entendre les vibrations de la Terre6. La société se cliva entre ces deux modes radicalement opposés de temporalité, immobilisation d'un côté, accélération sans précédent de l'autre. Ce qui fut sidérant est que désormais, c'était l'hôpital qui donnait l'heure : impossible de bouger tant que celui n'aurait pas retrouvé un rythme normal. Il a semblé qu'on était revenu au temps de la discipline. Pourtant, la tension a laquelle fut soumise l'institution hospitalière en de nombreuses sociétés du monde confirme que le disciplinaire n'est plus dominant. Les États n'y investissent plus suffisamment d'argent public. Notre sidération est venue de l'obligation de nous souvenir du schème disciplinaire alors que c'est l'entreprise qui donnait le rythme jusque là et qui tente de l'imposer à nouveau. Notre sidération est venue de ce que les deux schèmes foucaldiens, apparemment pas incompatibles, de la discipline et de la sécurité libérale sont entrés en tension.

Le second élément de sidération réside dans la longueur du temps. Les premiers grands confinements ont duré des mois, certains pays, comme le Royaume-Uni, les connaissent encore. Ils ne sont pas exclus pour l'avenir. Comment l'enfermement de personnes libres peut-il durer aussi longtemps ? La durée ne réside pas dans l'addition des jours aux jours, mais pourtant on ne vit qu'un jour après un autre. Ce n'est donc que dans l'après-coup, qu'au bout du compte, jour après jour, on se rend compte que s'était écoulée une durée plus longue que ce qu'on nommait jadis en France les « grandes vacances » - les deux mois sans école restent une référence temporelle générale de la population française. Les lieux font comprendre la durée. Les magasins et les bureaux désertés quand le télétravail devient une obligation générale dégagent une odeur de renfermé. La poussière s'accumule sur les dossiers pliés en hâte le jour du confinement. Sans la sidération qui a fait perdre le sens de la durée, comment supporter la docilité, l'isolement, et une vie commune réduite aux plus proches ? Sans la sidération, comment ne pas prendre garde au changement de saison alors qu'ordinairement les nouvelles de la météorologie locale sont plus importante que l'actualité des conflits guerriers de la planète ? La temporalité confinée supprimé les transitions entre les saisons. En France, durant le grand confinement nous sommes entrés entrés en hiver et sortis en été. Nous sommes rentrés à la maison encore vêtus de doudounes et chaussés de bottes fourrées, nous en sortîmes en sandalettes.

 

3. Un temps multiforme

Si la sidération nous donne le sentiment que les périodes de confinement sont des blocs de temps uniforme, c'est cependant en fragmentant ce temps pour en faire apparaître la pluralité qu'on peut restituer ce est alors effectivement vécu. On le fait spontanément, car l'usage aujourd'hui, quand on démarre une conversation, est de demander comment l'interlocuteur du moment vit ce temps de confinement ou autre restriction. On admet qu'il a été différent pour chacun et chacune d'entre nous. Cette pluralité est externe et interne.

Sur le plan externe, la temporalité confinée a dépend de la place sociale de chacun. Le temps passe très différemment selon qu'on se trouvé du jour au lendemain privé de toute activité et source de revenus ou amené à travailler différemment. Le premier cas est notamment celui de ces « travailleurs sociaux » que sont les libraires, les restaurateurs, les employés des salles de sport ou de spectacles. Tous ceux qui vient pour faire exister le lien social sont soudainement amputés de leur rapport spécifique à la temporalité. Certes dépendants du temps de l'autre, notamment de ses horaires de loisir, ces professionnels du contact social sont projetés dans le vide et l'angoisse financière. Le temps, pour eux, se partage entre démarches administratives et structuration de cet intervalle qui ne ressemble ni à des vacances ni (encore) à du chômage.

Pour un grand nombre de personnes, les choses ne changent de manière aussi radicale. Mais elles changent néanmoins. Les livreurs, les caissiers des magasins, les employés des entreprises de nettoiement, les éboueurs continuent bien leur travail. Ils se lèvent à la même heure, empruntent les transports en commun et accomplissent leur tâche journalière. Le temps est cependant différent pour eux aussi ne serait-ce que parce qu'ils s'occupent de personnes confinées. Les camions-poubelles n'avaient plus à redouter les klaxonnements agacés des automobilistes pressés et ne supportant pas qu'on ramasse d'autres déchets que les leurs. Le personnel de ménage n'est plus dérangé par les habitants des immeubles salissant immédiatement leur travail du jour. Les employés des magasins et les gardiens d'immeuble restent au même poste, mais sont en première ligne pour sentir l'étrangeté de l'époque. Le temps d'attente aux caisses ou celui des délais de livraison est chargé d'une tension nouvelle, non plus celle de l'impatience ordinaire, mais celle de l'angoisse de la contamination et de la demande de protection. Un motif courant de dispute dans les files d'attente est le non-respect de la distanciation. Enfin pour ceux et celles qui sont au centre de la crise, le personnel des hôpitaux, des cliniques et des structures de secours, leur temporalité est étrangement semblable à celle de celles et ceux qui quittent leur lieu de travail pour transporter celui-ci à la maison. Hors de chez soi pour soigner, ou chez soi pour laisser soigner, le résultat fut alors le même : un temps généralement sans coupure, sans intervalle, un temps durant lequel public et privé s'entrechoquent. On réalise alors la fonction vitale, respiratoire, de l'intervalle temporel, celui qui donne un temps pour souffler, serait-ce dans un bus bondé. Des journées pleines dans un espace confiné, tout à la fois, home, salle d'école et salle de jeux, bureau et buanderie, font parfois regretter le temps pas si lointain où le télétravail représentait une conquête du droit du travail. La temporalité du télétravail a démontré sa capacité à détruire le temps de travail, en accentuant le contrôle du temps - parfois par des moyens informatiques - et en postulant que le travail effectif s'oppose aux « temps morts », qui sont pourtant du travail vivant, du temps nécessaire au travail de quiconque reste capable de cocher la case « Je ne suis pas un robot ».

Mais la fragmentation des régimes temporels n'est pas seulement externe et dépendante de la condition sociale mais est aussi interne. S'il est long, le temps confiné n'est pas monotone. Le choc de la sidération passée, il faut s'installer dans la nouvelle temporalité, et cela ne se réussit pas sans heurt, sans secousse ni rebondissement. La temporalité nouvelle exige de chaque personne une élaboration, quelle que soit sa place sociale. Pour les sujets menacés par le vide de l'ennui, la tentation est grande de chercher à remplir le temps. Mais quoi qu'on fasse ou pas, le temps est essentiellement vide et, si on ne l'a pas apprivoisé, l'ennui gagne toujours. La meilleure solution consiste à trouver son rythme, à structurer son temps, et même, pour ceux et celles qui se trouvèrent privé (e)s d'intervalles, à faire l'école buissonnière à la maison (en ne proclamant pas que le travail du jour était terminé pour ne pas s'en voir infligé un supplémentaire, ou en déjouant la surveillance électronique). Cette installation dans une temporalité que ne scandent pas les déplacements ne va pas de soi. Comme souvent en cas de crise, on voudrait se croire maître des événements. On entend de nombreuses personnes dire qu'elles « savaient » combien de temps allait durer chaque épisode de la crise, tout comme après un génocide, on prétend qu'on « ne savait pas ». Le rapport au savoir signale toujours un rapport à la maîtrise. La plupart d'entre nous bricolent et vont sinon de jour en jour, du moins de quinzaine en quinzaine. Il y a des phases de repos, de torpeur, des phases de liberté, des phases d'irritation. Durant les deux dernières semaines du confinement dur du printemps dernier, alors même que le déconfinement s'annonçait, de nombreuses personnes, même bien chez elles, même habitant pleinement leur temps - en ménageant des temps vides -, même ne souffrant pas de solitude, voyaient avec angoisse le lien social se décomposer pendant qu'elles étaient réduites à l'impuissance. On parla même de « la crise du 1er mai ».

 

4. Temps perdu ou supplément de temps ?

Peut-on dégager des enseignements de cette hétérochronie ? L'attrait de la nouveauté ne compta pas pour rien, au début, dans l'acceptation massive d'un injonction si contraire à notre mode de vie. De nombreuses personnes avaient besoin d'une pause, d'une rupture avec une temporalité folle. Certains se sentirent d'abord étrangement bien, libérés de leur conflit intérieur, réconciliés avec le temps. La signification de ce soulagement n'est pas univoque. D'ailleurs, celui-ci n'a pas toujours résisté à la longueur du temps. Mais le phénomène témoigne de la pression qui pèse sur nous quand le temps de notre vie devient un horizon inaccessible. Bien ou mal passée, ces périodes inédites - à notre échelle temporelle - ont des effets. On réalise que le temps passe toujours à perte. D'un côté, Rêver ne représente plus une perte de temps (de nombreuses personnes attestent s'être mieux souvenu de leurs rêves). Le désir, de ce fait, se fraye son chemin, menant à abandonner des projets consentis à contrecœur, et à cesser de différer l'essentiel. La décantation se fait toute seule, par l'opération de ce temps qu'on a recommencé à sentir passer. De l'autre côté, l'anxiété gagne du terrain. La peur poursuit sa conquête de vies qui n'en sont plus. La douleur d'exister s'empare des sujets humains d'autant plus facilement que la temporalité accélérée, qui constitue notre aliénation contemporaine presque partout sur le globe, n'a pas permis qu'on apprenne à l'apprivoiser.

Dans le premier temps des confinements, dans la plupart des sociétés, les journaux, radios, télévisions rivalisent de générosité pour offrir de la culture, films, opéras en ligne, concerts gratuits etc. Si cela répond en partie à la demande de comblement d'un temps perçu comme vide, cela n'empêche pas le besoin de culture de se laisser éprouver à travers ce temps retrouvé. Cela n'est pas si étonnant, car la culture nous procure le sentiment du temps, rend celui-ci moins effrayant, nous permet de nous retrouver en lui. Hors culture, le sentiment du temps est douloureusement éprouvé dans la mélancolie du vieillissement, du dépérissement, de la corruption, ou dans la nostalgie. La culture confère une existence à ce qui n'est plus et transforme ce qui est en trace temporel. On dit alors « Cela fut », et nous réalisons que notre existence se déploie dans diverses dimensions de la temporalité. C'est en cela que la culture humanise le monde.

Livré à un micro-organisme dévastateur, le monde peut s'ensauvager encore davantage qu'à l'ordinaire. Le voisinage peut réellement se transformer en guerre de tous contre tous. Quand c'est un virus qui nous menace, nous sommes atteints au point le plus intime de notre vie, dans le contact corporel avec l'autre. Parler en face-à-face devient dangereux. Parce que la culture remet le temps à sa place, elle contient la vraie valeur de la vie. Donner de la valeur à la vie, c'est d'abord protéger ce temps que chacun se voit imparti sans en connaître la quantité. Mais ce que l'ennui signale est que ce temps qui constitue tout entier notre vie devient une torture si la vie se limite à sa seule auto-préservation. Tel est ce paradoxe de la vie humaine dont le confinement s'est chargé de rappeler la cruauté. Celle-ci se réduit à un peu de temps dont la conservation n'est vivante qu'à condition qu'on en fasse quelque chose, singulièrement et pas sur ordre. Vivre pour vivre revient à mourir, mourir d'ennui, mourir de peur, mourir de servitude à l'égard de la vie. La vie et la mort s'entrelacent et l'attachement à la vie nous ramène à de l'inanimé, quand pour rester en vie, il faut se terrer. Dans le séminaire Le désir et son interprétation, Lacan cite la formule du poète Juvénal, « Qui veut garder sa vie la perd »7. Mettre sa vie à l'abri c'est tenir la vie à l'écart de la vie. Une telle vie est une vie morte, et il n'est pas étonnant qu'on certains aient pu avouer, au milieu du confinement, « avoir perdu la notion du temps ». Perdre la notion du temps, c'est certes rejoindre l'éternité, mais pour les mortels que nous sommes, cela n'a cette fois qu'une et une seule signification. Pourtant, ce n'est pas non plus, ajoute Lacan, en consentant à perdre sa vie dans les divers sacrifices dont la politique, la vie sociale ou la simple névrose nous offrent la possibilité, qu'on vit sa vie, puisque, bien au contraire, on s'assure de la perdre. Le confinement nous a rappelé que notre condition temporelle nous oblige à tisser le temps de la vie avec son échéance ultime et à instaurer avec celui-ci une relation « à la première personne du singulier ». Telle est la limite de la politique d'État : si elle peut prendre soin de la population, elle ne peut nous dispenser du souci de soi. Dans aucune situation, nous ne devons nous « désubjectiver ».

 

5. Conclusion

Plus que tout autre crise, une crise sanitaire nous oblige à réintégrer la mort dans notre rapport à la temporalité. C'est ce qui explique nous refoulions très vite les expériences temporelles de confinement. Il n'est pas question de trop s'en affliger. Une certaine dose de méconnaissance est en effet nécessaire à la poursuite de la vie. Mais nous pouvons au moins nous souvenir que même quand nous sommes trouvés à l'abri de la maladie, nous devons produire un grand effort d'adaptation et puiser dans nos ressources de vie. Unanimement, le temps du confinement, étrangement, fatigue. Une des raisons de cette fatigue réside dans le sentiment de toucher alors le réel de la temporalité qui transparaît à travers le temps biopolitique et constitue une occasion de résister à son emprise sur la subjectivité.

 

Références

Bouanchaud, C. (2021). "Ceux qui ne l'ont pas vécu ne peuvent pas comprendre", en quarantaine à l'hôtel, des voyageurs racontent un moment "hors du temps" Le Monde, 21 février 2021.         [ Links ]

Foucault, M. (1994a). "Des espaces autres" (1967), Dits et Écrits. Paris: Gallimard-Seuil, vol. 4, p. 360.         [ Links ]

Foucault, M. (1994b). "Omnes et singulatim: vers une critique de la raison politique" (1981), Dits et Écrits. Paris: Gallimard-Seuil, vol. 4, p. 155.         [ Links ]

Hecketsweiler, C. e Royer, S. de (2020), « "Nous n'avions pas le choix" : le conseil scientifique défend le confinement à l'Assemblée nationale », Le Monde, 19 juin 2020.         [ Links ]

Lacan, J (1959). Le désir et son interprétation, séminaire 1958-1959, leçon du 13 mai 1959. http://staferla.free.fr/S6/S6%20LE%20DESIR.pdf        [ Links ]

Le Monde (2020). Avec la moitié de l'humanité confinée, les vibrations de la Terre sont plus perceptibles », Le Monde, 13 avril 2020.         [ Links ]

 

 

1 Michel Foucault, « " Omnes et singulatim ": vers une critique de la raison politique » (1981), Dits et Écrits, Paris, Gallimard-Seuil, 1994. , vol. 4, p. 155.
2 Michel Foucault, Dits et Écrits, Op. cit. , n°295, vol. 4, p. 170
3 Cécile Bouanchaud, « "Ceux qui ne l'ont pas vécu ne peuvent pas comprendre" : en quarantaine à l'hôtel, des voyageurs racontent un moment « hors du temps », Le Monde, 21 février 2021.
4 Michel Foucault, « Des espaces autres » (1967), Dits et Écrits, Op. cit., n°360, vol. 4, p. 360 sq.
5 Chloé Hecketsweiler et Solenn de Royer , « "Nous n'avions pas le choix" : le conseil scientifique défend le confinement à l'Assemblée nationale », Le Monde, 19 juin 2020.
6 « Avec la moitié de l'humanité confinée, les vibrations de la Terre sont plus perceptibles », Le Monde, 13 avril 2020.
7 Jacques Lacan, Le désir et son interprétation, séminaire 1958-1959, leçon du 13 mai 1959.

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