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Tempo psicanalitico

versão impressa ISSN 0101-4838

Tempo psicanal. vol.43 no.1 Rio de Janeiro jun. 2011

 

SEÇÃO TEMÁTICA

 

L'amour universel dans le roman affiliatif

 

Universal love in the "affiliatif romance"...

 

 

Alberto Konicheckis

Psicólogo clínico; Psicanalista; Professor Doutor do Instituto de Psicologia da Universidade René Descartes (Paris V), Laboratoire de Psychologie Clinique et Psychopathologie

 

 


RÉSUMÉ

Les changements des liens de parenté et de filiation dans notre société amènent certains enfants à se doter de ce que je propose de désigner comme le "roman affiliatif", et par lequel ils se procurent une place dans la succession de générations et une définition quant à leur identité sexuelle. Pour approfondir mes propos, je propose de présenter certains passages du suivi thérapeutique de Raphaëlle, enfant de 6 ans, dont le père biologique est parti alors que sa maman était enceinte d'elle.

Mots-clés: amour; roman; filiation.


ABSTRACT

The changes of the ties of relationship and filiation in our society bring some children to endow themselves with something which I propose to designate as the "affiliatif romance", and by which they obtain a place in the succession of generations and a definition for their sexual identity. To deepen my subjects, I propose to present some passages of the therapeutic follow-up of Raphaëlle, a child of 6 years, whose biologic father left whereas her mom was pregnant of her.

Keywords: love; romance; filiation.


 

 

LA FAMILLE CHANGE

En peu de temps, la famille nucléaire occidentale, monogame, où les liens de "sang" uniques relient l'enfant à sa mère et à son père s'est beaucoup modifiée. Ces mutations de la famille peuvent être abordées non pas comme un accident de l'histoire, mais comme faisant partie de son devenir. Les liens familiaux ne s'établissent pas une fois pour toutes. Ils ont changé, et changent, en permanence. La culture est un être vivant. Elle se déconstruit et se décompose mais possède aussi la capacité de se recomposer à partir de ses fragments résiduels.

Seulement, nous assistons à une période de l'humanité caractérisée par l'accélération de ces changements. En un peu moins d'une génération, beaucoup de liens familiaux se sont transformés et d'autres, nouveaux, se sont crées. On note l'apparition de nombreuses familles recomposées, mais aussi de familles homoparentales, de familles monoparentales et des enfants nés par procréation médicalement assistés. L'enfant rencontre de nouveaux liens de parenté dont les plus directs sont les beaux-pères, les belles mères, les demi-frères, les presque frères et les parents de tous ceux-ci.

Aussi, aujourd'hui, les familles sont plutôt étirées, sur plusieurs générations, qu'élargies dans la latéralité. En même temps, l'enfant rencontre plusieurs familles successives et simultanées. Il habite simultanément différents foyers. Toutefois, aucun de ces foyers ne remplace un autre. Le modèle de l'adoption, où les parents adoptants se substituent aux parents précédents, y trouve ses limites.

D'une manière générale, on peut définir cette évolution en indiquant que le modèle de famille unique, de type patriarcal, hiérarchique et autoritaire se transforme en un modèle de famille où prédominent la liberté et l'égalité (Godelier, 2004; Théry, 1998). Avant, jusqu'aux années 1960, le lien du mariage était particulièrement important. Les enfants nés hors mariage, des enfants naturels, des "bâtards", sont déclarés "sans famille" et n'ont aucun droit. La puissance paternelle s'exerce sur la femme et sur les enfants. La famille est le seul endroit prévu pour la sexualité. Elle s'accomplit dans le cadre du mariage, dans un but de procréation. La sexualité est réprimée en dehors et avant le mariage. Les amours adolescents sont interdits, l'adultère est pénalisé, l'homosexualité est condamnée et considérée comme contre-nature.

A partir des années 60, beaucoup de changements se sont produits. Actuellement, un mariage sur deux se conclut par un divorce. La puissance paternelle devient l'autorité parentale et la responsabilité pour l'enfant est partagée par le père et la mère. La légitimité du couple devient personnelle, individuelle, privée et non pas sociale. La conjugalité s'avère contractuelle et précaire. Les transformations sociales de la famille, apparemment extérieures, germent, en réalité, à partir de modifications intimes, dans la subjectivité des partenaires engagés dans les relations conjugales.

Le lien conjugal se montre fragile, mais les parents affirment le désir d'assumer la responsabilité des enfants. Avec le temps, le principe de l'indissolubilité s'est déplacé de la conjugalité vers la filiation. A ce propos, il est intéressant de noter qu'aujourd'hui en France, plus de la moitié d'enfants naissent de parents non mariés, mais seulement un quart des seconds. C'est à dire que le mariage est intervenu entre la première et la deuxième naissance. Les familles s'officialisent après la naissance de l'enfant. Aujourd'hui, on reçoit des invitations signées par l'enfant pour le mariage de ses parents. Il s'agit d'un renversement paradoxal, les parents conçoivent l'enfant, mais ce dernier tisse les liens parentaux autour de lui.

Pour récapituler ces transformations, on peut se référer à Delaisi de Parceval (2008), qui considère que, dans un premier temps, suite à la maîtrise de la contraception et de la fécondité, se produit une séparation entre la sexualité et la procréation. Dans un deuxième temps, comme conséquence du nombre important de divorces, se produit une séparation entre la parentalité et la conjugalité. On peut ajouter que pour l'enfant, né dans ces nouvelles configurations familiales, se crée une décomposition de figures parentales. Contrairement à ce qui se passait dans des générations précédentes, il n'a pas de liens de filiation à une mère et un père uniques, mais à plusieurs personnes en fonction parentale à son égard.

A l'heure actuelle, d'un point de vue psychique, cette situation soulève davantage de questions que de réponses. Nous n'avons pas encore assez de recul pour évaluer si ces transformations des liens familiaux s'accompagnent de transformations profondes dans la vie psychique individuelle. Il ne me paraît pas important de poser ces questions en termes morales, de savoir si c'est bien ou non. Il ne me paraît pas intéressant non plus de savoir s'il y a lieu de s'inquiéter ou de se réjouir. On peut simplement constater que ces transformations des liens parentaux constituent notre réalité clinique actuelle.

Sur le plan du psychisme individuel, néanmoins, l'apparition de nouveaux liens de parenté soulève des questions fondamentales, comme: Qu'en est-il de la fonction de la famille pour l'individu? Comment l'organisation narcissique personnelle est en lien, essentiel ou non, avec l'organisation familiale? En quoi les liens de filiation sont importants pour les êtres humains?

Je propose d'aborder cette série de questions d'une manière paradoxale: le psychisme est à la fois dépendant et indépendant de ces transformations des liens de parenté. Ces modifications ne peuvent pas ne pas modifier le psychisme, mais en même temps, celui-ci possède des formes d'organisation indépendantes par rapport aux métamorphoses de la société. Pour jouer avec les consonances de l'atemporalité des phénomènes inconscients, je postulerais l'existence d'une sorte d'aculturalité dans le psychisme, c'est à dire, des instances psychiques inconscientes qui ne seraient pas altérées par le déroulement des événements dans la société. Il s'agit d'envisager l'existence d'universaux qui feraient partie des éléments structurants du psychisme. Quelque soit la constellation familiale, à l'heure actuelle, un enfant a à se situer par rapport aux différences entre les sexes, les générations et les autres individus.

 

ROMAN AFFILIATIF ET PROCESSUS DE MONTAISON

Lorsque les fonctions parentales s'avèrent donc multiples et complexes, lorsque les familles se décomposent et se recomposent, lorsque se créent des nouvelles formes de parenté, lorsque, dans la réalité extérieure, certains éléments nécessaires à l'existence manquent ou s'imposent de trop, on peut s'interroger: Comment chez l'enfant se construisent les figures parentales? Comment se forment les liens de filiation?

D'un point de vue psychique, la filiation ne s'instaure pas d'une manière biologique et naturelle. Afin de tisser des liens de filiation personnels, l'enfant est amené à se doter d'une construction psychique, aussi complexe que les constellations familiales elles mêmes, c'est ce que nous proposons de désigner par roman affiliatif. Les liens de filiation constitueraient l'aboutissement d'un processus où l'enfant peut se procurer une place dans la succession de générations et une définition quant à son identité sexuelle. Bien évidemment, les familles elles-mêmes participent également à l'élaboration du roman affiliatif.

Le terme d'affiliation désigne ce processus par lequel le sujet humain rend subjective sa filiation objective et extérieure. Par l'affiliation, une histoire collective, formée par des personnes de plusieurs générations, devient une histoire personnelle. Paradoxalement, dans l'affiliation psychique, l'enfant, et non pas l'adulte, instaure des liens de filiation auprès de ceux qui lui ont donné naissance. Par le roman affiliatif, il conçoit, à contre courant du devenir chronologique, des liens de parenté avec ses géniteurs. J'ai proposé de désigner ce processus par le terme de la montaison (Konicheckis, 2008), qui définit le mouvement par lequel le saumon remonte sa rivière natale pour perpétuer l'espèce.

Dans l'approche de la formation des liens de filiation, il me semble important d'avoir en perspective la situation transférentielle. Le transfert se déroule par un mouvement régrédient où le patient parcourt, dans le sens inverse, les liens de filiation qui, de leur côté, poursuivent leur progression chronologique. Or, au cours de la relation transférentielle, les figures des générations précédentes, et en particulier celles des parents, changent, évoluent, s'enrichissent et se montrent sous des aspects tout à fait nouveaux et inédits.

La psychanalyse dégage des ensembles fantasmatiques bien connus comme le roman familial (Freud, [1909] 1969) et les théories sexuelles infantiles (Freud, [1908] 2007), qui reflètent les recherches entreprises par chaque enfant afin de retrouver des correspondances entre la vérité historique de ses ascendants et ses propres expériences personnelles. Il se construit des figures parentales à partir d'expériences nécessairement personnelles, partielles et fragmentaires.

A ce propos, il me paraît intéressant de souligner la relativité des liens de filiation psychiques en relation aux liens de filiation biologiques et juridiques qui eux cherchent à déterminer le vrai parent. D'un point de vue psychique, le vrai parent correspondrait à une instance interne que l'enfant se construit à partir de ses expériences personnelles auprès de différentes figures parentales qu'il a rencontrées. Il n'est pas nécessaire d'établir une correspondance absolue entre les personnages de la réalité historique et les personnages parentaux que se crée l'enfant, même si, bien évidemment, les dimensions historique, biologique et juridique, participent dans la formation de la filiation psychique.

Le roman familial fut considéré par Freud comme une histoire complexe et sophistiquée, à rebondissements, aux drames et surprises nombreux et variés. Il l'envisage comme une formation défensive qui ne permet pas de rétablir la filiation de la réalité extérieure. Le roman familial cherche même à dénier la réalité. En revanche, le roman affiliatif tente de relier l'expérience subjective avec les personnages de la réalité extérieure. Il peut être envisagé comme une historisation, c'est à dire comme une mise en temporalité des événements et des personnages déterminants pour sa vie.

Pour ce qui est du processus d'affiliation, dans les cas d'enfants ou d'adultes aux parcours familiaux complexes, il me paraît important de rester attentifs non pas seulement aux avatars historiques de leurs vies mais surtout à leurs capacités à élaborer ce roman affiliatif.

Le roman affiliatif met essentiellement en scène les enjeux affectifs et émotionnels des liens de parenté. L'enfant est amené à traduire sous la forme du roman les aspects énigmatiques des histoires familiales. Il est donc sensible tout autant aux récits positifs et historiques des histoires que les adultes de son entourage lui racontent qu'aux secrets, aux impossibilités à dire, aux troubles dans l'évocation de ces mêmes événements historiques. Dans le roman affiliatif, on retrouve aussi les mythes fondateurs de chacun, les héros, les histoires honteuses, les fautes, les culpabilités, les épopées magnifiques.

Dans un passage devenu classique, Kaës (2000: 66-67) suggère que le processus d'affiliation se développe sur les failles de la filiation. Or, cette formulation peut paraître restrictive, car elle laisse penser que des processus d'affiliation pourraient se dérouler sans troubles ni heurts. Or, tout lien de filiation exige un processus subjectif d'affiliation qui soulève les difficultés inhérentes à la différence des générations.

 

LA DISCONTINUITÉ ENTRE LES GÉNÉRATIONS

Quelles peuvent être les fonctions des liens de filiation dans le psychisme si, par de processus comme le transfert, ils sont sans cesse transformés? A quels besoins individuels répond le processus d'affiliation? Ces besoins ne viendraient pas de l'extérieur de la personne, comme des attentes des lignées précédentes, ou des exigences culturelles, mais des mouvements psychiques personnels. Certains de ces besoins prennent naissance dans la discontinuité entre les générations. Le sujet humain se retrouve dans la position irréductible d'être exclu de ses propres origines. Elles se produisent avant et en dehors de lui-même. L'enfant se sent fondamentalement à l'écart du monde des adultes. Il a l'impression qu'il ne peut pas avoir accès à ce que les adultes, eux, peuvent vivre. Cette exclusion peut être une source de souffrance de laquelle il cherche par plusieurs moyens de sortir.

Aussi, malgré les apparences, la succession continue de génération en génération s'établit uniquement par des maillons hétérogènes. On peut postuler que le roman affiliatif apporte, sur le plan psychique, le sentiment de continuité sur un fond de séparation. L'enfant essaye de s'approprier la discontinuité produite par l'écart entre les générations. Dans sa recherche sur la parentalité à partir des cas d'enfants aux parcours familiaux accidentés, Houzel (1999: 107) écrit: "On pourrait dire qu'un des aspects fondamentaux du développement psychique de l'enfant consiste à faire de la continuité avec de la discontinuité". Toutefois, les discontinuités avérées chez ces enfants se révèlent être tout aussi inévitables que nécessaires à l'organisation psychique de chaque enfant, quel que soit son parcours familial.

Sans nécessairement évoquer les filiations brisées, qui mettent la vie psychique en danger, la transmission de génération en génération s'avère toujours incomplète, troublante, avec une face énigmatique, qui en partie s'exprime par les insuffisances et les impossibilités propres à la condition infantile.

La succession entre les générations implique des séparations et des tabous, provoque des blessures et des rivalités, suscite des conflits et des animosités. Elle impose des renoncements et des interdits, ressentis comme négatifs et apparemment nuisibles pour la personne. Toutefois, ces différentes expériences issues de la discontinuité entre les générations, qu'on peut d'une manière générique qualifier de négatives, se présentent comme de contraintes universelles, incontournables, et qui ne doivent - et ne peuvent - être vécues qu'à travers ce processus d'affiliation. A partir de ces expériences conflictuelles, le roman affiliatif tente d'établir une permanence.

Il donne aussi forme aux fantasmes qui modifient et corrigent les carences, les insatisfactions et les excès de la réalité événementielle. Ainsi, par exemple, un des besoins de l'enfant souligné par Freud dans son texte sur le roman familiale est de se considérer issu d'une lignée plus importante et plus prestigieuse que celle qu'il vit en réalité. Issu d'une lignée de rang supérieur, il peut, comme en miroir, se sentir lui-même supérieur. Il est alors plus rassuré par rapport à l'existence.

Nous y reconnaissons la fonction narcissisante du roman familial. En effet, les fonctions psychiques parentales se forment au cours de ces rêveries et fantasmatisations qui apportent des sensations narcissiques de continuité et de rassemblement là où se produisent en réalité des conflits et des animosités.

Aussi, avec ces fils disparates, le roman affiliatif essaye de tisser la trame de la subjectivité du moment où il propose des figurations et des supports identificatoires aux questions comme: quelle femme, quel homme vais-je devenir? Quelle sexualité vais-je vivre? Comment devenir soi-même parent? Le roman affiliatif peut être envisagé alors comme une historisation, une mise en histoire temporalisante des personnages supports d'identification.

 

RAPHAËLLE, 6 ANS, L'ENFANT QUI RACONTAIT DES HISTOIRES

Afin de prolonger et d'approfondir la manière dont, à partir d'indices laissés par la réalité historique, l'enfant construit son histoire subjective de filiation, je propose de présenter certains passages du traitement thérapeutique de Raphaëlle, enfant de 6 ans, que j'ai déjà eu l'occasion d'aborder dans d'autres contextes (Konicheckis & Broquen, 1999; Konicheckis, 2008). Les consultations avec Raphaëlle ont commencé par un questionnement quant au père géniteur, disparu au cours de la grossesse de leur mère.

Les zones d'ombre de l'histoire. Raphaëlle est amenée en consultation parce qu'elle raconte des histoires que personne ne comprend, non seulement en raison de leur contenu mais aussi parce que Raphaëlle n'articule pas très bien ses phrases. Elle écorche ses mots et mélange les sons dans une sorte de charabia verbal incompréhensible. Au cours du premier entretien, sa maman me relate l'histoire de sa venue au monde. Elle-même avait 17 ans lorsqu'elle se retrouve enceinte de celui qui était à l'époque son petit ami, lequel, effrayé d'apprendre la nouvelle la quitte aussitôt. La maman décide alors de mener toute seule sa grossesse à terme. Elle était enceinte de Raphaëlle lorsqu'elle rencontra Ludovic. Ils se marient quelques mois plus tard. De leur union naît Johnny, qui au moment de cette première consultation a deux ans et demi. Raphaëlle porte le nom de jeune fille de sa mère et Johnny celui de Ludovic.

Au cours de notre première rencontre, il est beaucoup question des effets supposés du départ du père géniteur sur Raphaëlle. De cette histoire, que la maman me rapporte alors que Raphaëlle joue dans un coin de la pièce, on n'a jamais parlé explicitement dans la famille. La mère me dit: "De toutes manières, Raphaëlle ne comprendrait pas". Tout comme Raphaëlle raconte des histoires que personne ne comprend.

Les formes de confusion présentées par Raphaëlle montrent que la différence des générations entre l'adulte et l'enfant ne se présente pas comme une réalité purement objective et extérieure, elle traverse aussi l'intérieur même du psychisme. Laplanche ([1986] 1992: 269) considère que "L'essentiel du différentiel n'est pas d'emblée entre l'enfant et l'adulte, mais plus originellement, à l'intérieur même du langage adulte". Dans son texte sur les explications sexuelles données aux enfants, Freud ([1907] 1969) indique également que les troubles des adultes éprouvés à l'égard de leur propre sexualité mettent un terme à la curiosité sexuelle infantile.

Les interrogations de Raphaëlle quant à son père géniteur ne s'adressent pas seulement au passé de sa mère. Raphaëlle est intriguée aussi sur l'embarras actuel que sa mère éprouve à lui expliciter ce qu'elle exprime au cours de ce premier entretien avec moi. Raphaëlle n'est pas sensible uniquement à la positivité d'un récit, mais à son négatif, à tout ce que le discours de la mère tente d'occulter et de dénier. L'énigme de sa mère, là où elle-même se trouve traversée par la différence des générations, fait énigme pour Raphaëlle.

Dès le premier entretien, nous apprenons également que, pendant sa grossesse, son père, le grand-père maternel de Raphaëlle, était atteint d'un cancer qui allait l'emporter quelques mois plus tard. L'ombre de ce deuil plane aussi sur l'existence de Raphaëlle. Sexualité et mort s'entrelacent. La sexualité donne vie là où la mort risque d'advenir.

Nous avons commencé alors une psychothérapie qui dura deux ans. Dès les premières séances, Raphaëlle raconte des nombreuses histoires dont les personnages principaux étaient deux chats, l'un qui partait, l'autre qui restait, animaux dotés de qualités variables et en permanente tension, qui créaient un espace où ses fantasmes et désirs personnels essayaient de se concilier avec la réalité des ses pères, l'un parti, l'autre resté, le tout rythmé par les péripéties de la relation transférentielle.

Un jour Raphaëlle raconte une sorte de fantasme-souvenir-écran. Ils sont en famille en voiture. Ludovic conduit. Il arrête la voiture dans une aire de repos. On ouvre la porte et un des chats de la famille s'échappe. Dans ses jeux, Raphaëlle interprète que Ludovic a fait partir le chat. C'est de sa faute. De la même manière que ça serait de sa faute à lui si le premier père est parti. Raphaëlle témoigne ainsi de ses tentatives d'élaborer un roman affiliatif où l'expérience psychique des protagonistes importants de son histoire pourrait être symbolisée.

Transgénérationnalité et sexualité personnelle. Le roman affiliatif témoigne des efforts déployés par l'enfant pour assumer les vicissitudes des réalités historiques, mais tente également d'intégrer les origines de la sexualité personnelle. Les zones d'ombre dans les événements de générations précédentes se confondent avec les mystères suscitées par cette dernière. Raphaëlle construit une théorie des expériences du passé à l'image de sa constitution sexuelle du moment. Les origines de la sexualité comportent un événement énigmatique, objet source de questionnements, auquel d'une manière ou d'une autre se réfère tout roman. Le processus affiliatif cherche à accorder les universaux psychiques comme les différences entre les générations, les sexes et les individus avec le surgissement de la sexualité.

Dans l'une des séances où Raphaëlle s'interroge sur le départ de son autre père, "celui qui est parti", elle évoque également un bébé monstre scarabée, qui visiblement la représente. Elle me demande alors de faire un serpent en pâte à modeler. Le bébé monstre scarabée, extrêmement avide, prend et découpe le serpent. Angoissée, elle me demande si j'allais rester, ou bien, si comme "cet autre papa", je n'allais pas partir. Au fond, elle me demande si j'allais être capable d'affronter ce bébé monstre scarabée.

On peut envisager aussi que ses impulsions à découper le serpent apportent une version prégénitale à l'énigme de la relation génitalisée entre sa mère et son père géniteur. Raphaëlle attribue à la scène primitive entre ses parents géniteurs, une signification de castration orale. De quoi faire fuir les papas, et éventuellement les thérapeutes! Avec Raphaëlle nous constatons qu'en élaborant une théorisation sur ses origines, elle traduit en termes oraux la supposée relation génitale de sa mère avec son père géniteur. Se produit alors une sorte de confusion entre l'oral pré-génital, l'identité sexuelle génitalisée et les événements de la réalité historique.

Lors d'une séance ultérieure, Raphaëlle raconte une autre histoire. Elle se promène avec sa maman et Ludovic dans une forêt et tout d'un coup un loup apparaît. Ce loup semble représenter le premier papa, qui risque de revenir. Mais, il représente également certains aspects d'elle-même, comme cette voracité qui aurait fait fuir le premier papa. Celui-ci serait aussi loin - et aussi proche - que sa propre oralité. Dans le roman affiliatif se créent des objets composites entre l'expérience transgénérationnelle et celle, personnelle, aux origines de pulsions sexuelles actuelles.

Les versions du roman affiliatif qui comprennent les fantasmes de scène primitive jouissent d'une place tout à fait particulière. D'un point de vue psychique, ces scènes réunissent, dans des relations nécessairement problématiques: le féminin et le masculin, l'activité et la passivité, le pénétrant et le pénétré, le contenant et le contenu, dans des proportions et degrés qui peuvent être fécondes et créatrices ou au contraire, nocives et destructrices.

Au cours de la thérapie, les personnages animaliers proposés par Raphaëlle s'humanisent et, étayée par la relation transférentielle, elle joue de plus en plus des scènes de la vie quotidienne familiale. Lors d'une de ces représentations, je deviens son mari et le père de son bébé. "Tu es le papa - me dit-elle - et moi je suis la maman". Le bébé renverse du café, "il fait des bêtises!" s'exclame alors Raphaëlle et, dans le rôle d'une maman stricte et sévère, elle lui donne une fessée. Elle reprend ensuite la poupée-bébé et commence à la nettoyer compulsivement.

Cette séquence de jeu interprète à la fois l'accomplissement fantasmatique d'une relation amoureuse avec son thérapeute et l'angoisse que cet accomplissement suscite. Raphaëlle nettoie le bébé de toutes les idées monstrueuses et incestueuses qu'elle projette en lui. L'intensité des ses activités de nettoyage n'a d'égale que ses propres impulsions interdites et réprimandées.

Raphaëlle même est née d'un amour presqu'infantile. Elle doit son existence à une espèce de "bêtise" commise par sa mère, ayant elle-même été un jour un enfant. Cette contradiction énigmatique - une "bêtise" d'où naissent les enfants - semble faire partie du noyau génératif de son roman affiliatif. A partir des modalités transférentielles de son jeu, Raphaëlle rend manifeste la théorie qu'elle a de la maternalité et de la féminité de sa mère. Sa mère aurait refoulé, comme étant des "bêtises" d'où viennent les enfants, les traces de tout désir. Dans cette version, le grand père décédé et le père géniteur risquent de se confondre.

Dans ces séquences, on peut encore noter la conjonction entre l'histoire transgénérationnelle et l'histoire personnelle. L'histoire de l'accès à la maternalité de sa mère et de sa propre conception viennent se tisser avec le surgissement de ses propres désirs. Par la personnification humaine de ses jeux, Raphaëlle s'engage aussi dans la rivalité et la conflictualité Œdipienne. Pendant cette période où elle joue des scènes de la vie familiale, elle craint que sa mère décide d'arrêter sa thérapie de façon à punir ses désirs Œdipiens.

 

EN CONCLUSION

Les changements des liens de parenté dans notre société nous ont amenés à nous interroger sur les fonctions de la famille et de la filiation pour le psychisme individuel. Nous postulons que ce dernier, tout en étant évidemment dépendant des transformations de la société, maintient une forme d'indépendance à l'égard de celle-ci. Nous avons envisagé alors l'existence d'universaux psychiques individuels, dégagés des contraintes culturelles.

D'un point de vue psychique, les liens de parenté et de filiation peuvent s'établir par l'élaboration de ce que nous proposons d'appeler le roman affiliatif. Il tenterait d'intégrer les universaux psychiques individuels, comme, notamment, la différence entre les sexes, les générations et les individus, avec les éléments de la réalité historique extérieure.

Nous avons abordé ici certains aspects du roman affiliatif à travers la discontinuité entre les générations. Dans ces cas, le roman affiliatif essaye de rendre compte des origines de l'individu et d'apporter un sentiment intime de continuité. Il permet aussi de vivre les expériences de renoncement et de rivalité propres aux inévitables conflits issus de la différence entre les générations. Le roman affiliatif contient également des supports identificatoires qui facilitent l'instauration de l'identité sexuelle.

Pour approfondir ces propos, nous avons présenté quelques séquences de la thérapie de Raphaëlle, 6 ans. Son père géniteur était parti et sa mère s'est remariée. En séance, la mère de Raphaëlle s'est montrée particulièrement troublée à évoquer l'histoire de la venue au monde de Raphaëlle. Raphaëlle était elle-même troublée par l'embarras de sa mère. Nous considérons ce trouble énigmatique entre la mère et Raphaëlle comme le noyau génératif du roman affiliatif chez l'enfant.

Le roman affiliatif conçu par Raphaëlle tente de figurer ses origines, celles de sa filiation ainsi que celles de sa propre sexualité. L'énigme quant au père géniteur représente la semence qui, dans la rencontre avec sa sexualité, donne naissance aux histoires qu'elle ne cesse de raconter.

Au début de sa thérapie, Raphaëlle vit de situations personnelles, inter et transgénérationnelles dissonantes et confusionnantes. Elles concernent l'expérience psychique de sa mère et de sa propre subjectivité, la réalité historique passée et la réalité psychique actuelle, les pulsions qui s'accomplissent et celles qui provoquent de l'effroi. Nous avons pu déceler comment se créent des objets composites, formés par la conjonction entre l'histoire transgénérationnelle et l'histoire personnelle individuelle et qui tentent de réunir les différentes polarités de son expérience psychique.

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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