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Psicologia Clínica

versão impressa ISSN 0103-5665versão On-line ISSN 1980-5438

Psicol. clin. vol.30 no.1 Rio de Janeiro  2018

http://dx.doi.org/10.33208/PC1980-5438v0030n01A03 

ARTIGOS : TEMAS SOBRE PSICOLOGIA CLÍNICA

 

Logique de la soumission et du commandement: de l'expérience de S. milgram au slogan

 

Logic of submission and commandment: from S. milgram experiment to the slogan power

 

Lógica de submissão e mandamento: da experiência de S. milgram ao poder do slogan

 

 

Lévy AlexandreI; Bernard DavidII

IPsychologue clinicien, Psychanalyste, Maître de Conférence en psychologie clinique, psychopathologie, Institut de Psychologie Appliquée - IPSA, Faculté SHS, Université Catholique de l'Ouest (UCO), Angers, France
IIPsychologue clinicien, Psychanalyste, Maître de Conférence Psychologie clinique, psychopathologie, Université Rennes 2 (UFR), France

 

 


RÉSUMÉ

Nous proposons une relecture psychanalytique de l'expérience de Stanley Milgram pour souligner les fonctions de la soumission et de l'obéissance, ainsi que des conditions corrélatives à l'établissement d'une logique du commandement. En référence aux concepts lacaniens, sont développés les rapports du signifiant et de la jouissance, convoqués conjointement à l'endroit d'une scène réactualisée, celle du fantasme qui oriente le sujet dans la réalité: c'est autour de ces notions que nous pouvons déplier les rapports d'un sujet et de sa division devant le diverses figures personnifiant un grand Autre, Autre alors supposé en charge de boucher le trou dans la garantie du monde. Aussi, afin de se débarrasser des affres de la division et de son malaise, le sujet peut en appeler aisément à la consistance de cet Autre. Les effets d'une subjectivité orientée par une telle cause peuvent sans doute se décliner de diverses manières dans notre modernité, celle-ci se spécifiant d'un lien social où prime le "fétichisme de la marchandise", soit un discours capitaliste où les promesses de jouissances foisonnent à mesure d'un idéal normatif de liberté du sujet. Mais de quelle liberté parlons-nous en tant que sujet?

Mots-clés: obéissance; commandement; signifiant; Autre; Lacan.


ABSTRACT

We propose a psychoanalytic reading of the Stanley Milgram experiment to underline the functions of submission and obedience, and consequential conditions for establishing a logic of commandment. Refering to the Lacanian concepts, relations between the signifier and the jouissance are developed, jointly arranged in an updated scene of the fantasy, guiding subjectivity into reality: it is around these notions that we can unfold the links of a subject and its division to the various figures personifying the Other, a great Other who is supposed to assume responsibility to fill the hole in the guarantee of the world. So in order to get rid of the pangs of his division and malaise, the subject can easily request the consistency of this Other. The effects of subjectivity oriented by such a cause can probably be presented in various ways in our modernity, which is specified by a social link where reigns the "fetishism of merchandise": it's a capitalist discourse which promises jouissances related to a normative ideal of liberty. Nonetheless what "liberty" are we talking about as a subject?

Keywords: obedience; commandment; signifier; Other; Lacan.


RESUMO

Propomos uma leitura psicanalítica da experiência de Stanley Milgram para destacar as funções de submissão e obediência, e as condições consequentes para o estabelecimento de uma lógica de mandamento. Em referência aos conceitos lacanianos, são desenvolvidas as relações entre o significante e gozo, convocados juntos em uma cena atualizada, a da fantasia que orienta o assunto na realidade: é em torno dessas noções que podemos desdobrar as relações de um sujeito e sua divisão diante das várias figuras que personificam um grande Outro, Outro então supostamente encarregado de tapar o buraco para a garantia do mundo. Igualmente, a fim de se livrar dos tormentos da divisão e de seu mal-estar, o sujeito pode facilmente apelar à consistência desse Outro. Os efeitos de uma subjetividade orientada por uma tal causa provavelmente podem sem dúvida ser declinados de diversas maneiras em nossa modernidade, esta se especificando por um laço social no qual domina o "fetichismo da mercadoria", ou seja, um discurso capitalista em que as promessas de gozo abundam como um ideal normativo da liberdade do sujeito. Mas de qual liberdade falamos enquanto sujeito?

Palavras-chave: obediência; mandamento; significante; Outro; Lacan.


 

 

Nous proposons de faire un retour sur l'expérience de Stanley Milgram, initialement élaborée entre 1950 et 1963, et de ses variations dans notre modernité, afin de souligner les fonctions de la soumission et de l'obéissance, ainsi que des conditions corrélatives à l'établissement d'une logique du commandement. Cette expérience a fait l'objet de très nombreux travaux et commentaires dans le champ de la psychologie sociale. Néanmoins, nous proposons ici une lecture psychanalytique de ces rapports, lecture inédite pour traiter d'une logique subjective de la soumission et du commandement. Au préalable, soulignons que d'une part, la soumission implique toujours un rapport au commandement, et d'autre part que la notion du sujet est à distinguer de la notion d'individu, de par sa détermination dans le champ relationnel, et implique toujours de par son étymologie (subjectus), un rapport de subordination.

 

L'expérience de Stanley Milgram (1974)

Reprenons ce dispositif bien connu, visant à mesurer le degré d'obéissance et évaluer le comportement devant une procédure qui apparaît de plus en plus difficile à exécuter: des personnes sont engagées et rémunérées afin de participer à une expérience d'apprentissage. En effet, l'expérience se présente ainsi: étudier l'influence de la punition sur l'apprentissage. La personne est engagée par l'expérimentateur, dirigeant le dispositif et lui présentant l'expérience: il s'agit d'une passation de questions visant à faire restituer une liste de mots préalablement mémorisée par un autre candidat, et sanctionnée par des décharges électriques si la réponse est mauvaise.

Précisons que l'expérimentateur procède à un faux tirage au sort pour savoir si la personne engagée va être à la place du questionné (ou "élève") ou bien celle de l'interviewer (ou "moniteur"), non sans avoir expérimenté l'effet d'un léger choc électrique comme échantillon de la sanction négative, l'introduisant de fait aux enjeux de l'expérience. Bien-sûr, la personne engagée obtient toujours la place du moniteur, supervisée par l'expérimentateur, tandis que l'autre candidat, qui est en réalité un comédien, prend la place de l'élève, dans une pièce adjacente à la première.

Au fur et à mesure de l'expérience, l'élève fait des erreurs et le moniteur doit le sanctionner par des décharges électriques supposées de plus en plus importantes. Celles-ci sont présentées sur un tableau de commande, et augmentent de 15 volts à chaque erreur, jusqu'à la charge maximale de 450 volts, dans la zone où la mention "X X X" est portée, juste après cette autre mention "attention, choc dangereux" (Milgram, 1974, p. 46). L'expérience prévoit les comportements du comédien, simulant la souffrance de plus en plus grande, puis la rébellion à l'expérimentation, notamment en ne répondant plus aux questions (et ce, à partir des 300 volts). L'expérimentateur a lui aussi une interprétation très précise à jouer, affirmant que chaque silence est considéré comme une mauvaise réponse, qu'il endosse la responsabilité de l'expérience et de ses conséquences.

Si le moniteur hésite, l'expérimentateur lui demande de poursuivre et de s'exécuter. S'il souhaite arrêter l'expérience, l'expérimentateur intervient en lui donnant dans l'ordre, quatre formulations de plus en plus pressantes et impératives: tout d'abord l'incitation "veuillez continuer s'il vous plaît", puis "l'expérience exige que vous continuiez", ensuite "il est absolument indispensable que vous continuiez" et enfin "vous n'avez pas le choix, vous devez continuer" (Milgram, 1974, p. 39).

L'expérience est interrompue si malgré ces injonctions, le sujet veut arrêter le protocole, sans quoi elle s'arrête lorsque trois décharges maximales ont été données. Un débriefing a lieu ensuite pour chaque sujet, afin de lui expliquer la véritable expérience, ainsi que le rassurer.

Les résultats de ces expériences sont connus: un peu plus de deux tiers des candidats obéissent jusqu'au bout à l'autorité, ce ratio variant en fonction des modalités du dispositif (selon la proximité de l'élève, son sexe, ou bien les modes de personnification de l'autorité...). Constatons tout de même que la majorité des sujets doutent de leurs actes lorsque la décharge atteint les 150 volts, commencent à questionner l'expérimentateur, et beaucoup présentent des signes de tension et de nervosité manifeste à un moment donnée du protocole expérimental.

Bien qu'ils puissent paraître surprenants, ces résultats sont pour Milgram le reflet de l'intégration de l'obéissance comme comportement social (Milgram, 1974, p. 158). L'auteur se référant au point de vue cybernétique, l'état d'obéissance s'exprime dans le dispositif expérimental comme un "état agentique" (Milgam, 1974, p. 166), selon son expression, où le sujet devient agent exécutif du dispositif, soumis à un principe d'autorité extérieur. Milgram (1974, p. 163) n'écarte pas la fonction freudienne du surmoi dans son explication, mais insiste sur l'établissement de la structure hiérarchique dans toute organisation sociale (comme la famille, les institutions, etc...) pour éclairer les rapports de l'individu à l'obéissance. A cet égard, Milgram fait notamment référence au texte de Freud, "Psychologie des foules et analyse du moi" (1921/1981), en s'appuyant d'ailleurs sur cette assertion: "[...] l'individu abandonne son idéal du moi et l'échange contre l'idéal de la foule, incarné dans le meneur" (Freud, 1921/1981, p. 198). Néanmoins, nous allons argumenter en quoi le dispositif de Milgram relève précisément des usages sociaux du surmoi.

 

L'état agentique

Comme le développe Milgram, l'état agentique s'oppose à l'état autonome, dans lequel le sujet estime être l'auteur de ses actes (1974, p. 167). Cet état de soumission, comme état de conversion de l'individu selon l'auteur, état issu d'une modification interne à l'individu afin de s'insérer dans le rapport social ad hoc a pour conséquence une plus grande réceptivité au regard de cette autorité légitimée (soit le processus de syntonisation), ainsi qu'une diminution du sens de la responsabilité. En effet, la responsabilité est à la charge du principe d'autorité, permettant de décharger le sujet de ses actes.

Par ailleurs, le phénomène de tension et d'anxiété apparaît pour Milgram comme essentiellement un phénomène de régulation afin de faire perdurer l'état agentique tout en manifestant émotionnellement un désaccord au sein du dispositif expérimental (notamment via des manifestations corporelles telles que la transpiration, les tremblements et les accès de rire nerveux). Par une formule de type cybernétique du système expérimental, Milgram (1974, p. 192) synthétise ainsi le processus de l'obéissance: O = M > (t-r), soit l'obéissance (en O) est effective lorsque les facteurs de maintenance (en M) sont plus importants que le taux net de tension (avec "t-r", c'est-à-dire la tension réduite par les mécanismes résolutifs). La désobéissance survient lorsque ce rapport est inversé.

Pour maintenir la situation du dispositif, tout élément susceptible de réduire et d'amortir la tension est recherché par l'individu: ainsi, plus la technologie employée pour exécuter sa tâche est impersonnelle et nous éloigne de la victime, plus elle permet le détachement et fait perdurer la situation agentique. Il y a donc "un contraste flagrant entre le domaine de la logique et celui de la psychologie" précise Milgram, car appuyer sur des boutons ou des manettes neutralise le sens moral, ce qui ne serait pas le cas en situation de face à face, s'il s'agissait de sanctionner l'élève en le frappant directement. Et Milgram (1974, p. 195) ajoute: "rien n'est plus dangereux pour la préservation de notre espèce qu'une autorité malveillante combinée avec les effets déshumanisants de ces éléments amortisseurs".

Les mécanismes de résolution de la tension sont également étudiés. Milgram en répertorie plusieurs, du plus élémentaire au plus élaboré: un des plus simples est la dérobade, où l'individu tente d'éviter de se confronter à tout élément qui produit de la tension, dissimulant ainsi son implication (Milgram, 1974, p. 196). Le refus de l'évidence est un mécanisme intellectuel analogue à la dérobade, où il s'agit de relativiser voire de nier le caractère douloureux et dramatique des chocs infligés (Milgram, 1974, p. 197). Le subterfuge est un autre processus qui consiste dans la tentative d'aider l'élève en difficulté, de faire son possible pour "le mettre sur la voie": c'est l'idée de "faire quelque chose", notamment pour tenter de préserver son image (Milgram, 1974, p. 198-199) en adéquation avec un certain rapport humanitaire. Le subterfuge ou la tricherie pourrait apparaître comme une forme légère de désobéissance à l'autorité, mais c'est au fond le signe d'une reconnaissance de l'autorité par le candidat, qui lui permet de maintenir durablement un état de soumission. Enfin, nous avons le rejet de sa responsabilité ainsi que la sobéissance, deux mécanismes résolutifs sur lesquels nous allons revenir plus précisément.

 

Assujettissement à l'Autre

Au fond, le dispositif expérimental de Milgram relève d'une expérience du sujet dans sa relation à l'Autre - avec un grand A, tel que Lacan le développe dans son séminaire, soit l'Autre comme référence symbolique et plus précisément ici: l'Autre et sa cause. Les développements pertinents sur l'état agentique ne permettent pas pour autant, nous semble-t-il, de saisir les fondements psychiques de ces rapports, faute d'appréhender la notion de sujet divisé et de ses rapports à la jouissance. Néanmoins le rapport agentique et le phénomène de tension croissante durant l'expérience permettent d'approcher les manifestations de la division du sujet: pris dans un rapport de jouissance, la division subjective ne peut que s'éprouver de manière croissante, comme conséquences du dispositif expérimental, dont l'Autre - sous le sceau et l'autorité de la science - se pose comme le garant. Ce qu'il s'agit de mesurer pour Milgram, ce sont les manifestations de jouissance du sujet pour répondre au dispositif de l'Autre, c'est-à-dire ce qui affecte et éprouve le corps par le fait d'être assujetti à la stricte exécution de la volonté de l'Autre.

Il y a bien un certain usage du surmoi ici, personnifié dans l'Autre de la science, incarnant alors un certain impératif. Il s'agit pour le sujet de se conformer à une certaine volonté de jouissance, volonté de jouissance ici toujours tacite, car la cause explicite est toujours autre, en l'occurrence c'est au nom de la science que le dispositif de Milgram se présente. Ainsi, cette jouissance qui ne dit pas son nom, cette jouissance démentie semble être au cœur de ce qui est révélé par l'expérience de soumission à l'autorité.

Obéir constitue pour le sujet une manière de régler sa jouissance sur la cause de l'Autre, afin de faire perdurer le lien à l'Autre, alors que la désobéissance relève plus radicalement de la rupture avec l'Autre et son dispositif. Ainsi, bien que mettant un terme à la tension, désobéir n'est pas un acte aisé car il change profondément la relation du sujet à l'autorité en le sortant de la partition sociale attendue pour un mode relationnel inconnu, du côté de l'anomie ponctuelle et locale (Milgram, 1974, p. 202). Il ne suffit donc pas pour le sujet de cheminer dans la prise de conscience qui mène à l'idée de désobéissance, soit la série précisée par Milgram: doute intérieur, extériorisation du doute, désapprobation.

Soulignons la faille épistémologique entre cette dernière notion de désapprobation et celle de la désobéissance, notions qui semblent pourtant aller dans le même sens apparemment: si une grande majorité de sujets désapprouvent ouvertement ce qui se produit au sein du dispositif, peu d'entre-deux désobéissent pour autant. En effet, l'acte de désobéissance sort le sujet de la passivité de la soumission, car il doit reprendre à sa charge son implication dans le dispositif, alors que jusqu'à présent et dans une grande majorité des cas, le sujet attend de l'expérimentateur qu'il arrête le protocole expérimental et délivre ainsi la victime. Désobéir est donc un acte de destruction de l'expérience (Milgram, 1974, p. 203) et donc de destruction du rapport à l'Autre: le sujet rebelle va à l'encontre du discours de garantie de l'Autre et doit très souvent l'effectuer en faisant face à la culpabilité d'une certaine forme de déloyauté et de trahison envers la science et les rapports sociaux qui en découlaient. Ainsi, nous saisissons précisément les enjeux expliquant la faible proportion de désobéissance trouvée dans l'expérience: si le sujet soumis au discours de l'Autre permet de négocier avec une forme de jouissance régulée, celui qui désobéit en passe nécessairement par le retour de la jouissance à charge pour sa part subjective, ne pouvant plus s'appuyer sur le discours de l'Autre et son dispositif.

 

Obéissance et commandement

A partir de l'expérience de Milgram, précisons notre question: à quoi obéit-on? De quoi est constituée l'obéissance? Il s'agit ici de cerner une logique de l'obéissance.

Lacan en 1972 pointe cette question précisément: "Vous n'avez pas remarqué que c'est quand-même une chose étrange que dans l'espèce parlante l'obéissance existe" (1972). Et d'ajouter: "Non seulement elle existe, mais c'est là-dedans qu'elle se déplace" (Lacan, 1972a). Ainsi, les êtres parlants baigneraient dans l'obéissance. Et pour l'expliquer, Lacan fait une réponse d'apparence assez simple. L'être parlant obéit non pas du seul fait d'être soumis à telle ou telle figure de l'Autre autoritaire et tyrannique, mais obéit d'abord pour la raison qu'il parle, et qu'il est parlé. En d'autres termes, son vrai maître est le signifiant. Le langage est ce qui installe et conditionne pour chacun la possibilité de l'obéissance, au point que, dira Lacan:

s'il n'y avait pas de langage il n'y aurait pas de maître, que le maître ne se donne jamais par force ou simplement parce qu'il commande, et que comme le langage existe vous obéissez. Et même que ça vous rend malades, que ça ne continue pas comme ça (Lacan, 1972/1978, p. 47).

Il nous faut donc faire d'emblée une distinction structurale entre le vrai maître du sujet, qui est toujours de l'ordre du signifiant, et celui qui prétendra occuper cette place de maître, pour s'y installer. Le leader incarné est toujours Un qui fait semblant de maître, même si c'est avec fureur. Le pouvoir, en son essence, ne repose jamais sur la force pure et simple, mais est toujours lié à la parole (Lacan, 1975/1985, p. 22), et à ce que celle-ci instaure comme type de lien social. Lacan aura alors donné un nom à ce lien structural du pouvoir, le discours du maître, et situé en effet dans l'écriture de ce discours en position d'agent du commandement, le signifiant maître noté S1, avant que tel ou tel Autre ne feigne d'incarner sa fonction. Mais le pouvoir est fort, d'abord, de sa manipulation par le langage, d'où il contraint les corps, mieux que par la violence, comme le montre les dispositifs expérimentaux de Milgram notamment. Le discours du maître est celui qui, précise Lacan, "proférant le signifiant, en attend ce qui est un de ses effets de lien à ne pas négliger, qui tient à ceci que le signifiant commande" (1972-1973/1975, p. 33). Ainsi, il y a l'obéissance dès lors que le signifiant appelle et commande. A partir de là, Lacan nous invite à considérer plusieurs registres, distincts, de ces pouvoirs du signifiant.

 

Au devant du dit

Obéir au signifiant est d'abord obéir à sa signification. Cela signifie que le simple fait d'écouter quelqu'un parler nous conduit à subir de sa part un effet de suggestion. C'est là ce qu'il nomme l'un des paradoxes de la parole. Dès lors que l'autre profère une parole, il y a chez celui qui la reçoit, indique Lacan, "la possibilité de lui obéir en tant que (cette parole) commande son écoute et sa mise en garde, car d'entrer seulement dans son audience, le sujet tombe sous le coup d'une suggestion" (1958/1966, p. 533). Aussi, une phrase ne deviendra vivante que si elle se destine à être comprise, c'est à dire que si elle présente une signification possible pour celui qui l'écoute. Le sujet à l'écoute est un sujet qui "se destine" (Lacan, 1955-1956/1981, p. 155) la signification de la phrase. Non pas qu'il imagine nécessairement que cette phrase le concerne lui, sauf cas de psychose. Mais pour la raison qu'il participe à l'établissement de cette signification. L'auditeur attend et désire que la signification se boucle et pour cela, anticipe sur sa fin. En cela, il participe en effet en permanence, à la phrase qui se déroule. Ainsi le sujet dans l'interlocution est toujours un interprétant de l'Autre et de ses signifiants, anticipant ainsi le dire dans ce qui est dit.

Dans ce sens le sujet obéit à une phrase du simple fait d'entrer dans son audience, pour la raison que ce faisant, il participe à sa signification. Écouter des paroles, c'est déjà se laisser entraîner par leurs signifiants, et la signification qui court derrière. Et donc, "Écouter des paroles, y accorder son ouïr, c'est déjà y être plus ou moins obéissant" (Lacan, 1955-1956/1981, p. 155). Lacan, parlant d'obéissance, se réfère en effet à son sens étymologique. Obéir dérive du terme latin oboedire, qui signifie prêter l'oreille à, autant qu'être soumis à. L'étymologie souligne alors qu'il y a dans le fait d'obéir, oboedire non seulement l'acte d'ouir, audire, mais celui d'aller "devant", qu'indique le préfixe ob. D'où la définition première que Lacan donne de l'obéissance: "Obéir [...] c'est aller au-devant, dans une audition" (Lacan, 1955-1956/1981, p. 155).

 

Commandement du signifiant: du sens à la jouissance

Aussi, si le signifiant appelle et commande, nous pouvons entendre en premier lieu qu'il s'agit du sens, lequel nous satisfait, nous soulage, c'est-à-dire: nous fait jouir. Cette satisfaction du sens - le sens-joui, la joui-sens - est pour Lacan une des formes de jouissance repérables cliniquement en tant qu'éprouvé du corps par le sujet.

Or, pour rendre compte des pouvoirs du signifiant, le registre de la jouissance se saisit notamment par le caractère impératif du signifiant. Si pour Lacan, le surmoi est un impératif qui est la parole même (Lacan, 1953-1954/1981, p. 119), il y revient à de nombreuses reprises. Car si le signifiant commande, "le signifiant est d'abord impératif" (Lacan, 1972-1973/1975, p. 33) et il précise alors: le signifiant équivaut à ce qui en grammaire est nommé "le vocatif du commandement" (Lacan, 1972-1973/1975, p. 27). Le vocatif est un mode d'"intimation" de l'autre (Benvéniste, 1974, p. 84), c'est-à-dire un appel, mais qui a valeur d'ordre. Le vocatif est donc en grammaire une particule par laquelle un sujet appelle, et même interpelle l'autre.

Aussi, si le signifiant appelle et commande du côté de la jouissance, nous pouvons repérer au moins trois modes opératoires de ce commandement du signifiant. Les deux premiers modes sont intimement liés à l'effet castrateur du langage sur la jouissance, alors que le troisième mode relève de la propriété même de la lalangue, soit la langue écrite en un seul mot pour faire entendre la propriété fondamentale de l'assonance (Lacan, 1972-1973/1975, p. 93), laissant entendre une jouissance même dans son usage.

Le premier mode de commandement relève donc de l'effet castrateur du langage, dans la mesure où le signifiant vient limiter la jouissance: "Le signifiant c'est ce qui fait halte à la jouissance." (Lacan, 1972-1973/1975, p. 33). Le signifiant introduit un coup d'arrêt à la jouissance, celle-ci venant se trouver interdite. Il s'agit là de la jouissance mortifiée du fait du signifiant. Le signifiant fait halte à la jouissance en ce qu'il commande, impose, un effet de castration sur le corps du sujet, y inscrivant une perte de jouissance. "La castration", avance Lacan, "c'est l'opération réelle introduite de par l'incidence du signifiant quel qu'il soit, dans le rapport du sexe" (Lacan, 1968-1969/2006, p. 149).

Depuis ce rapport d'interdiction et de limitation qu'impose le signifiant sur le corps jouissant, nous devons l'articuler expressément au deuxième mode de commandement du signifiant: du fait même de cette perte première, le signifiant appelle férocement à pallier cette perte de jouissance. Un autre commandement est ainsi corrélatif du premier, auquel Lacan a donné un nom, celui freudien de surmoi. Ainsi par le surmoi, le signifiant non seulement commande un effet de perte de jouissance, un interdit sur la jouissance, laissant entendre le surmoi comme "corrélat de la castration" (Lacan, 1972-1973/1975, p. 13), mais en imposant d'y pallier, le signifiant commande aussi à sa répétition, d'où surgit l'objet plus de jouir, l'objet petit a. Il y a donc un impératif surmoïque du signifiant, qui est un impératif de jouissance: "Jouis!" (Lacan, 1972-1973/1975, p. 10). C'est un "appel" (Lacan, 1970-1971/2007, p. 177) comme tel à la jouissance pure, c'est-à-dire à la non castration. En cela, au regard de cette dialectique du commandement du signifiant, usant des deux faces du surmoi, le signifiant appelle et commande un "ordre impossible à satisfaire" (Lacan, 1970-1971/2007, p. 178). Ainsi, outre le sens et ses effets de suggestion, le commandement du signifiant en passe par la jouissance surmoïque qui se révèle impossible à satisfaire, pour la raison qu'il devrait dans le même temps pallier et contredire l'effet de castration premier du langage. Figure "obscène et féroce" (Lacan, 1955/1966, p. 434) non sans raison pouvons-nous dire, le surmoi confine à la figure de l'impossible.

 

Dénigrement et scène du fantasme

Afin de se débrouiller avec l'impossible, mais aussi continuer à obéir, une autre situation de l'expérience décrite par Milgram apparaît intéressante: il s'agit des cas où le sujet vient à rejeter sa responsabilité afin de diminuer la tension ressentie, souvent suite à l'intervention de l'expérimentateur réaffirmant au candidat qu'il ne sera pas tenu pour responsable des conséquences du dispositif. Il y a notamment une forme particulière et récurrente de rejet de la responsabilité: c'est la forme projective, permettant de trouver une explication tout en régulant ponctuellement le rapport de jouissance et ainsi de continuer à obéir au dispositif. Dans ce cas, le sujet se met à reporter la faute sur l'élève qui se trouve en difficulté:

on le blâme de s'être volontairement prêté à cette expérience et, plus perfidement, on lui reproche sa stupidité et son entêtement. Nous passons ici du déplacement de la responsabilité au dénigrement de la victime. Le mécanisme psychologique est évident: si l'élève se révèle être un "pauvre type", il n'a que ce qu'il mérite! (Milgram, 1974, p. 199-200).

Cette disposition réactualise directement la phase sadique du fameux fantasme étudié par Freud, un enfant est battu, que nous rappelons ici de manière complète: "Le père [mon père] bat l'enfant [haï par moi]" (Freud, 1919/1978, p. 225). De la même manière que dans le protocole expérimental de Milgram, la tension sous-tendue par cette énoncé fantasmatique est triple, et Lacan le précise ainsi (Lacan, 1956-57/1994, p. 116): nous avons le père comme agent du châtiment (ici personnifié dans la figure de l'expérimentateur), l'enfant qui le subit (ici il s'agit de l'élève-victime) et le sujet qui se fait tiers, tel un regard sur la scène. Traduisons ici: l'élève qui subit les chocs électriques prend le statut d'instrument, comme objet médiateur de la relation entre l'Autre-expérimentateur et le sujet qui regarde tout en se réduisant à l'état d'agent d'exécution de la volonté de l'Autre.

La dimension de dénigrement qui peut aller jusqu'à l'insulte, nous permet de saisir dans cette émergence manifeste de la dimension perverse, la tentative pour le sujet d'abolir la relation symbolique avec l'élève. En effet, plus la subjectivité du petit autre (l'élève-victime, pour autant semblable) est réduite, jusqu'à le maintenir résiduellement comme "pur signe" (Lacan, 1956-1957/1994, p. 119), plus sa propre subjectivité peut être supportée comme ponctuellement mise à l'écart, neutralisée, et ainsi se réduire également à l'état d'instrument, consentant ainsi à la jouissance de l'Autre, dans une obéissance au dispositif de l'Autre.

 

Fascismes: de l'organisation nazie à la société du spectacle

Milgram insiste avec pertinence sur "la nature de la relation avec l'autorité" (Milgram, 1974, p. 208) pour ces sujets, afin de comprendre ces résultats expérimentaux, mais également de comprendre et saisir l'efficacité de l'organisation administrative du nazisme. Cette organisation nazie ne peut se réduire au rassemblement d'un groupe d'individus tous aussi déterminés et cruels, mais peut s'appréhender comme phénomène de hiérarchisation et d'obéissance à une autorité déterminée, dont les ordres devaient être respectés (Milgram, 1974, p. 209): ainsi chaque sujet était aux prises avec ce rapport agentique, n'étant plus qu'un élément de la chaîne administrative, se déresponsabilisant des actes exécutés quotidiennement, et ce au nom de l'Autre administratif nazi.

Nous retrouvons ce point de vue dans l'analyse faite par Hannah Arendt (1966) à propos du haut fonctionnaire du troisième Reich et militaire nazi Adolf Eichmann, jugé en 1962 à Jérusalem pour son implication dans le service "des affaires juives et de l'évacuation", en tant que responsable de l'identification des juifs et de la logistique de la "solution finale". Le dépeindre pour autant comme un monstre sadique relève sans doute d'une manière de se débarrasser de la question, alors que son procès permet de concevoir une "banalité du mal" selon l'expression de Arendt, où Eichmann semble être la parfaite figure de l'administrateur ordinaire, "un rond-de-cuir sans initiative" (Milgram, 1974, p. 22), s'acquittant de sa tâche quotidienne derrière son bureau. Ceci étant, en ce qui concerne le cas d'Adolf Eichmann, il se trouve que de nombreux éléments témoignent de ses convictions profondément antisémites, ce qui lui permettait un travail à la fois cynique et enthousiaste, zélé et remarqué tout au long de sa carrière (Robinson, 1965; Goldhagen, 2003, p. 36) non sans quelques initiatives pour plus d'efficacité en matière de déportation et d'extermination (Pearlman, 1963, p. 195; Robinson, 1961, p. 17; Rothkirchen, 1989, p. 348).

Malgré cela, Milgram envisage l'organisation de l'état agentique dans un processus de déresponsabilisation: "C'est peut-être là l'enseignement essentiel de notre étude, ponctue Milgram: des gens ordinaires, dépourvus de toute hostilité, peuvent, en s'acquittant simplement de leur tâche, devenir des agents d'un atroce processus de destruction" (Milgram, 1974, p. 22). Mais il ne s'agit pas pour autant selon l'auteur, de généraliser une explication pour l'ensemble des crimes nazi perpétrés: si Milgram accepte que son paradigme expérimental soit également baptisé "l'expérience Eichmann", expression propre à frapper l'imagination (Milgram, 1974, p. 219), il s'agit avant tout pour lui de saisir en quoi "les actes de destruction accomplis dans la routine de la vie quotidienne sont le fait d'hommes ordinaires qui obéissent simplement aux ordres" (Milgram, 1974, p. 220).

Une autre version de l'expérience de Milgram a pu voir le jour, plus récemment, en 2009, nommée alors "la zone extrême" ou "jeu de la mort" (Nick, 2009), où le principe ne relève plus de l'expérience scientifique, mais d'un jeu de télé-réalité mettant à l'épreuve des candidats: l'Autre a subi une mutation précise, car les oripeaux de la science ont fait place à ceux du pouvoir télévisuel et de la société du spectacle. En effet, l'expérimentateur a laissé la place à un animateur de jeu de télévision sur un plateau de divertissement avec un public naïf. Pour le reste du dispositif, l'intégralité de l'expérience initiale est reprise. Les résultats sont également éloquents: il ne s'agit plus des deux tiers, mais de plus de 80 % des 80 candidats qui se soumettront jusqu'à la fin au pouvoir de ce qui se présente comme un jeu télévisé. Cette version de l'expérience a pu mettre en lumière certaines postures de négation des enjeux dramatiques se déroulant lors du jeu (ce que Milgram a nommé le refus de l'évidence), phénomène émergeant après la fin de l'émission, le sujet justifiant rétrospectivement qu'il avait estimé pouvoir aller jusqu'au bout car il savait bien que la télévision n'aurait jamais accepté moralement ce dispositif dangereux... Avec cette "mise en scène moderne des masses par les média de l'excitation", le philosophe Peter Sloterdijk (2010, p. 296) entrevoie le retour globalisé du "fascisme du divertissement" qui prévalait dans la culture antique, impériale et romaine: une culture de masses organisant "l'obligation de regarder" (Sloterdijk, 2010, p. 296), tous ensemble tenus et fascinés par la monstration de violence comme spectacle. Aussi, il s'agit de concevoir la notion de spectacle comme pouvant devenir à elle seule, injonction et commandement à l'endroit du sujet fasciné.

 

L'unité ratière de l'individu

Aussi, par l'entrevue de ce qui réside de manière condensée dans les divers dispositifs de soumission et d'obéissance, nous pouvons percevoir un dénominateur commun, soit d'une certaine orientation perverse prévalente dans de nombreux usages sociaux entre les êtres parlants. Cette orientation attend, voire convoque une jouissance particulière, celle de ce que Lacan dénomme l'unité ratière (Lacan, 1972-1973/1975, p. 127). Par ce terme, l'unité ratière, il s'agit de désigner en premier lieu le rat de laboratoire, qui est mis à l'épreuve dans le labyrinthe expérimental. L'unité ratière, c'est donc "le rat" comme métaphore corps à éprouver, et c'est aussi la réduction de l'être du sujet au corps, "chair à jouissance" (tout comme on peut être "chair à canon"), permettant de faire en même temps l'impasse sur la subjectivité même. Non seulement le corps mis à l'épreuve comme unité ratière s'oppose à toute pensée concernant la division subjective, puisqu'il s'agit d'en jouir, mais encore il s'agit de s'arrimer à ce mouvement de réduction de l'être au corps, par cette idée fantasmée à la fois comme évidence et comme plénitude, de l'unanimité de soi-même, de soi-même comme indivisible, comme individu. Jouir de l'unité ratière ne peut donc s'effectuer qu'à la mesure de la réduction à l'idée de soi comme individu, chose qui est extrêmement répandue.

Ainsi, nos développements ont impliqué en premier lieu les rapports du signifiant et de la jouissance, convoqués conjointement à l'endroit d'une scène réactualisée, celle du fantasme qui oriente le sujet dans la réalité (Lacan, 1958/1966, p. 553): c'est autour de ces notions que nous pouvons déplier les rapports d'un sujet et de sa division devant les diverses figures personnifiant un grand Autre, Autre alors supposé en charge de boucher le trou dans la garantie du monde.

Aussi, pour se débarrasser des affres de la division et de son malaise, le sujet peut en appeler aisément à la consistance de cet Autre surmoïque, rapport toujours potentiellement fanatique dès qu'il s'agit d'élever une autorité privée de toute dialectique de la pensée, privée de toute (dé)construction critique. Le soulagement du sujet peut être considérable lorsqu'il s'en remet, comme corps, aux signifiants de l'Autre, y trouvant enfin son orientation dans l'existence. C'est par "vœu d'équilibre", nous dit Lacan, que le sujet incorpore la voix du surmoi, à la manière de ce petit animal semblable à une crevette, la daphnie, qui introduit dans son appareil stato-accoustique de petits grains de sable, sorte de grelots assurant son équilibration (Lacan, 1962-63/2004, p. 319). Pour le corps parlant, encombré de ses manques (à être autant qu'à jouir), s'en remettre au lieu de l'Autre dans l'espoir de trouver réponses et complétude n'est pas à mésestimer.

 

Le cas du Jésuitisme

Concernant ce vœu d'équilibre, le cas du jésuitisme peut nous intéresser particulièrement. La compagnie de Jésus ("Societas Jesu"), que l'on appelle également "les Jésuites", est un ordre établi en 1539 par Ignace de Loyola et quelques premiers compagnons, dont la vocation est de se mettre au service du catholicisme et particulièrement du Pape. La devise de l'ordre jésuite est "Ad majorem Dei gloriam", "Pour une plus grande gloire de Dieu", rend compte de l'orientation d'étendre le catholicisme avec une rigueur particulière.

La position jésuitique, selon Peter Sloterdijk (2014, p. 89), se fonde sur "la parodie du fondamentalisme de l'adversaire", par l'assignation d'un rôle au sein de l'ordre selon la partition d'une orthodoxie devenant performance. L'obéissance non seulement ne peut devenir "qu'un exercice autoritaire" mais se trouve au cœur d'un système ascétique - retrouvant cette valeur en miroir avec le protestantisme - au service d'une "guerre civile mondiale de la foi" (Sloterdijk, 2014, p. 89-90).

La modernité des jésuites, ces "activistes radicalement disponibles" (Sloterdijk, 2014, p. 90), tient au fait qu'en plus des vœux d'humilité, de chasteté et de pauvreté, ils se réduisent (c'est leur quatrième vœu) à l'état d'instrument essentiel de la papauté: c'est le vœu d'obéissance, qui est obéissance spéciale au Pape. Sloterdijk commente:

Avec une ironie fanatique, les jésuites s'offrirent comme des poupées articulées construites selon les principes les plus modernes et dont les fils voulaient être tirés par un seul marionnettiste, le général romain de la contre-modernité [à savoir le Pape] (Sloterdijk, 2014, p. 90).

Il s'agit donc de s'en remettre à la volonté de la plus grande instance terrestre imaginable (côté catholique) par une annihilation radicale de sa propre volonté individuelle, au moyen d'une combinaison d'exercices et d'études: les jésuites deviennent ainsi des combattants ultimes du catholicisme en crucifiant leur propre volonté. Ils deviennent ainsi de purs outils où la référence métaphorique essentielle est celle de l'obéissance de cadavre - Perinde ac cadaver, soit "à la manière du cadavre". Cette locution latine semble être connue depuis au moins le IVème siècle où les moines ascétiques du désert vivent dans l'idéal de l'obéissance parfaite, ou obéissance "aveugle" afin d'accomplir infailliblement la volonté de Dieu tout en contournant l'obstacle majeur de l'orgueil (Soler, 2005). Ici, le cadavre représente l'individualité réduite à l'objet où toute subjectivité propre a disparu. Tout comme l'image plus récente du Golem dans les communautés juives ashkénazes d'Europe centrale, le cadavre n'est plus qu'une présence sans résistance, car il ne peut regarder, ni se mouvoir, il ne peut ni contredire, ni murmurer ou comploter, comme Saint Bonaventure le décrit en 1262 dans La vie de Saint François d'Assise (Bonaventura, 1262/1888, p. 73). C'est ce modèle de vocation au service religieux qui servira à Ignace de Loyola dans ses Constitutions de l'ordre jésuite pour décrire l'obéissance attendue (Cérutti, 1824, p. 104).

Voilà peut-être un contrepoint, ou plutôt une contre-actualité des plus éclairantes pour qui tente de saisir la question de l'obéissance et de la soumission de manière plus séculière. Les effets d'une subjectivité orientée par une telle cause peuvent sans doute se décliner de diverses manières dans notre modernité, celle-ci se spécifiant d'un lien social où prime le "fétichisme de la marchandise" (Marx, 1867/1993, p. 81-95), soit un discours capitaliste où les promesses de jouissances foisonnent à mesure d'un idéal normatif de liberté du sujet. C'est pourtant cette dernière notion, liberté du sujet, qui pose problème: au-delà de l'oxymore qu'elle présente, de quelle liberté parlons-nous en tant que sujet?

 

Troisième mode de commandement du signifiant

Cette dernière question peut nous permettre de poursuivre l'étude d'une logique de l'obéissance, en ajoutant aux deux modes de commandements précédemment développés un troisième: le troisième effet de commandement du signifiant, qui est celui où le signifiant est lui-même "substance jouissante" (Lacan, 1972-1973/1975, p. 26) et qu'il est donc cause de jouissance. Autrement dit, le signifiant peut être lui-même pris comme objet, et objet joui. De ce point de vue renouvelé, il s'agit de reconsidérer les effets de pouvoir du signifiant du fait même d'être joui, joui pour lui-même. C'est là un autre usage du signifiant, à considérer cette fois celui-ci comme un élément de lalangue comme l'écrit Lacan (1972-1973/1975, p. 93). La jouissance de ce signifiant est à concevoir comme rapports de satisfaction du babil, ainsi que dans la production de l'équivocité. En effet, cette lalangue dont parle Lacan n'est pas simplement hors sens, mais au contraire constituée d'éléments équivoques, de l'ambiguïté de chaque mot, elle permet justement que le sens y ruisselle (Lacan, 1973-74), c'est à dire, qu'il s'y jouisse. Et c'est par là même que ces signifiants pourront être jouis.

Cette substance jouissante du signifiant s'entend dans sa matérialité même: "C'est de ce que tout signifiant, du phonème à la phrase, puisse servir de message chiffré (personnel, disait la radio pendant la guerre) qu'il se dégage comme objet" (Lacan, 1973/2001, p. 516), à quoi il faut encore ajouter la dimension de ritournelle, la dimension sonore et musicale de ces formules tournant en boucle.

 

Pouvoirs du slogan

Ce dernier pouvoir du signifiant, comme élément de lalangue l'est donc aussi de par sa matérialité rythmique et musicale. Le slogan commercial est à ce titre la démonstration clinique de ce pouvoir. Prenons l'exemple de Jean Paulhan, "Du beau, du bon Dubonnet": voilà qui toujours, remarque-t-il, sera plus efficace que "Le Dubonnet est bel et beau" (Paulhan, 1908-1910/2009, p. 610). C'est par le jeu des équivocités, des assonances et de la matérialité rythmique, sonore et musicale que le signifiant comme objet joui, déploie son pouvoir de commandement sur les sujets.

Voilà un effet à ne pas sous-estimer sur le corps parlant: c'est par l'entremise du slogan publicitaire, de la réclame (la bien nommée, juste nom du signifiant qui appelle et commande) que les signifiants de l'offre (nous réclamant de demander), nous attache particulièrement à l'horizon d'une satisfaction à venir, une jouissance mythique, une jouissance par procuration, jouissance toujours manquée, et donc toujours à renouveler. Ainsi, le foisonnement des objets de la consommation forme des jouissances possibles, potentielles. La structure même du slogan, de l'annonce publicitaire est à considérer, fonctionnant souvent aussi efficacement et de manière similaire à l'inconscient, par l'insistance, le rythme, les assonances et la répétition, la ritournelle, jusqu'à un effet souvent particulièrement débilitant, ce qui est un ressort des plus efficaces pour affecter le corps parlant que sont les clients, ou les usagers. La fonction impérative du signifiant gît là et nous commande: elle sonne comme mot d'ordre dans le slogan.

Gustave Le Bon déjà, dans sa Psychologie des foules (1895/2009), souligne l'importance du slogan, qui évoque en politique "la puissance des mots".

Maniés avec art, ils possèdent vraiment la puissance mystérieuse que leur attribuaient jadis les adeptes de la magie. Ils provoquent dans l'âme des multitudes les plus formidables tempêtes, et savent aussi les calmer. On élèverait une pyramide plus haute que celle du vieux Khéops avec les seuls ossements des victimes de la puissance des mots et des formules (Le Bon, 1895/2009, p. 114).

Le Bon précise alors la recette d'une bonne formule. Pour captiver la foule, mieux vaut d'abord que le sens de ses mots soit flou, car "ceux dont le sens est le plus mal défini possèdent parfois le plus d'action". Puis d'ajouter "Et pourtant une puissance vraiment magique s'attache à leurs brèves syllabes, comme si elles contenaient la solution de tous les problèmes" (Le Bon, 1895/2009, p. 114). La formule attrapera moins par son sens, que par sa matérialité même: scansion de brèves syllabes, auxquelles s'attachent un sens énigmatique où pourra venir se loger l'affect, ici d'espoir, de ceux qui tomberont dans son audience. Mais aussi, l'affirmation devra être pure et simple. "Plus l'affirmation est concise, dépourvue de preuves et de démonstration, plus elle a d'autorité" (Le Bon, 1895/2009, p. 114). Elle devra même se répéter. L'affirmation, écrit Le Bon, "n'acquiert cependant d'influence réelle qu'à la condition d'être constamment répétée, et le plus possible, dans les mêmes termes" (1895/2009, p. 114). Le Bon peut préciser alors: "La chose répétée finit, en effet, par s'incruster dans ces régions profondes de l'inconscient où s'élaborent les motifs de nos actions" (Le Bon, 1895/2009, p. 114).

C'est ce qui, dans le registre de la communication, est autrement dénommé "élément de langage". C'est le signifiant, qu'il soit phonème, mot, phrase, slogan, utilisé et épuré dans sa valeur d'impératif, avec ici l'accent que Le Bon y ajoute: la répétition, ad libitum, c'est-à-dire la dimension de ritournelle, de refrain. Il y a un "usage poétique et musical de la reprise modulatoire" (Lacan, 1958/1966, p. 539) du signifiant pour viser l'assujettissement. Pas étonnant dès lors de voir ici Le Bon associer l'homme politique et l'industriel (1895/2009, p. 134), dans leur usage de l'affirmation, qu'elle soit slogan politique ou réclame publicitaire. Pas étonnant aussi d'apprendre aujourd'hui l'importance donnée par les hommes politiques aux agences de communication, c'est à dire à des agences publicitaires. Il y a donc, dans le capitalisme, un maniement précis de l'impératif du signifiant pour imposer à l'occasion un sens, dit commun, à ceux qui l'entendent.

Lacan ne manque pas alors de souligner sur ce point la servitude volontaire des corps parlants (des parlêtres): "Toute la politique" dit-il, "repose sur ceci, que tout le monde est trop content d'avoir quelqu'un qui dit En avant marche - vers n'importe où, d'ailleurs" (Lacan, 1975/1985). Le fanatisme est donc toujours affleurant, là en puissance.

 

Pour conclure

Aussi, dès que le sujet tente de s'inscrire au nom de l'Autre, c'est-à-dire au nom de sa cause, ou bien d'un principe idéologique, l'usage social des perversions est toujours possible, et c'est même la voie la plus fréquemment empruntée dans l'établissement des relations sociales. Mais y aurait-il d'autres voies de civilisation de la jouissance? Car il n'apparaît pas évident d'élaborer d'emblée un champ de responsabilité subjective qui se soutienne du manque dans l'Autre et donc d'une subjectivité qui se déprenne, et désapprenne toute idée d'une quelconque garantie dans le monde. Au mieux sans doute, pouvons-nous recueillir le témoignage du sujet, pris dans l'errance et le malaise de la modernité, et comme l'indique Lacan (1948/1966, p. 124), "tenter d'ouvrir à nouveau la voie de son sens", à serrer les signifiants qui le commandent subjectivement pour tenter de s'en soutenir autrement.

 

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Recebido em 22 de novembro de 2015
Aceito para publicação em 23 de outubro de 2017

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