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Natureza humana

versão impressa ISSN 1517-2430

Nat. hum. vol.23 no.2 São Paulo jul./dez. 2021

 

ARTIGOS

 

Entre biopolitique et bioéthique: réflexions sur la priorisation de l'accès aux soins pendant l'épidémie de Covid

 

Between biopolitics and bioethics: reflections on the prioritization of access to care during epidemics Covid

 

Entre biopolítica e bioética: reflexões sobre a priorização do acesso aos cuidados durante a epidemia de Covid

 

 

Philippe Sabot

Philippe Sabot est professeur de philosophie contemporaine à l'Université de Lille (UMR 8163 Savoirs, Textes. Langage) et est actuellement président du Centre Michel Foucault

 

 


RÉSUMÉ

Dans l'article présent j'essaie de mettre en perspective quelques-uns des enjeux saillants de la crise sanitaire de Covid-19, notamment sa dimension biopolitique en face des défis bioéthiques. En partant, donc, d'une problématique singulière, celle de la priorisation des patients dans l'accès aux soins, notamment aux soins intensifs, qui permettent d'approfondir la réflexion concernant le traitement des vies humaines à l'articulation d'une préoccupation pour la vie biologique à l'échelle d'une population (sauver des vies) et d'une attention d'ordre éthique au vécu de la maladie, par les soignants, les patients ou par leurs proches, en particulier lorsque les ressources médicales manquent pour faire face aux demandes de soins.

Mots-clés: Biopolitique; Bioéthique; Crise sanitaire; Triage; Soins intensifs.


ABSTRACT

In the present article I try to put in perspective some of the issues raised by the ensuing health crisis of the Covid-19 pandemic, mainly of its biopolitical dimension in contrast to the bioethical challenges. For this, I take as a base a singular problem, the prioritization of patients in access to care, especially intensive care, which allows a deeper reflection regarding the treatment of human lives in conjunction with a concern for biological life and the evarulation of biological life and the evarulation of care of an ethical nature to the experience of the disease by caregivers, patients and their neighbors, particularly when medical resources are lacking to cope with the demands of care.

Key words: Biopolitics; Bioethics; Health crisis; Triage; Intensive care.


RESUMO

No presente artigo busco pôr em perspectiva algumas das questões suscitadas pela crise sanitária decorrente da pandemia de Covid-19, principalmente de sua dimensão biopolítica em contraste com os desafios bioéticos. Para isto, tomo por base uma problemática singular, a da priorização dos pacientes nos acessos aos cuidados, principalmente os intensivos, que permite aprofundar a reflexão concernente o tratamento das vidas humanas em articulação a uma preocupação pela vida biológica da população (salvar vidas) e de uma atenção de ordem ética à vivência da doença pelos cuidadores, pelos pacientes e por seus próximos, em particular quando faltam os recursos médicos para fazer frente às demandas de cuidado.

Palavras-Chaves: Biopolítica; Bioética; Crise Sanitária; Triagem; Cuidados intensivos.


 

 

La présente intervention s'inscrit dans le cadre d'une recherche et d'un enseignement proposés cette année à l'Université de Lille à des étudiant.e.s de philosophie et des sciences politiques. En travaillant autour du thème « Éthique et (bio)politique à l'épreuve de la crise sanitaire », il s'agissait de mettre en perspective quelques-uns des enjeux saillants de cette crise pour essayer sinon de la penser, du moins de mesurer la transformation profonde des concepts et des modes de problématisation à laquelle elle nous confronte. L'un des effets les plus remarquables de la réflexion actuelle tient évidemment à la mise au jour de la dimension biopolitique de la crise que nous traversons. Bien entendu, il faudrait interroger le sens exact de cette référence à une biopolitique qui a fait l'objet depuis une trentaine d'années de reprises, d'appropriations et aussi de corrections importantes. Je ne vais pas pour ma part entrer dans ce type de discussion pour savoir qui de Foucault, d'Esposito, d'Agamben, de Fassin ou de Lemke déploie le paradigme biopolitique le plus pertinent pour rendre compte de la situation inédite que nous vivons aujourd'hui dans le monde1. Je ne vais pas non plus, comme a pu le faire notamment François Ewald, interroger les présupposés biopolitiques qui orientent les différents modes de gestion de la pandémie de Covid-19 (confinement, immunité collective, traçage) en faisant apparaître au fond à l'échelle mondiale, deux grands régimes de la biopolitique : une biopolitique inclusive, attachée à gérer la population sans exclusion, en mettant en place des systèmes de compensation, de protection et de solidarité spécifiques à destination des populations identifiées comme les plus vulnérables (en terme sanitaire et social) et une biopolitique exclusive, qui se contente de gérer les inégalités préexistantes entre les individus ou les groupes sociaux sans s'efforcer de les réduire, voire en prenant le risque de les aggraver pour asseoir son autorité souveraine sur la peur de la mort2.

L'ensemble de ces approches constituent un apport incontestable à la réflexion sur la crise sanitaire actuelle. Je voudrais toutefois proposer, dans le cadre de mon intervention, une approche différente, en prenant le biais d'une problématique singulière (celle de la priorisation des patients dans l'accès aux soins - et notamment aux soins intensifs) qui présente l'intérêt de croiser des questionnements bioéthique et biopolitique et d'approfondir la réflexion concernant le traitement des vies humaines à l'articulation d'une préoccupation (sanitaire) pour la vie biologique à l'échelle d'une population (sauver des vies) et d'une attention (d'ordre éthique) au vécu de la maladie, par les soignants, les patients ou par leurs proches, en particulier lorsque les ressources médicales manquent pour faire face aux demandes de soin qui explosent.

Dans ce contexte, la question du « triage » médical des patients en vue de l'accès aux services de réanimation vient rappeler de manière brutale et douloureuse l'horizon éthique des réflexions biopolitiques, en tant qu'elles touchent à l'organisation et à la gestion du système de santé et donc aussi à l'intrication des dimensions sanitaires et économiques qui sont impliquées dans les décisions politiques liées à la crise de la covid-19.

De manière à entrer dans le vif du sujet, je propose de partir de deux articles parus dans le journal Le Monde en mars et en décembre 2020 et qui permettent de prendre la mesure de la distorsion mais aussi de la co-implication du biographique et du biologique dans le développement de la crise sanitaire. Le premier article est le plus récent (7 décembre 2020) : il s'agit d'une « Lettre à Denise »3 rédigée par des soignants en plein rebond épidémique à l'intention de l'une de leurs patientes (Denise) qui a renoncé à être hospitalisé en réanimation pour laisser sa place à d'autres... Ce renoncement à des soins, qui a conduit la patiente à la mort, a une charge émotionnelle très forte dont la lettre des soignants de l'hôpital où elle était accueillie porte la trace. Mais derrière cette émotion, il y a également un hommage puissant rendu à cette manifestation d'une solidarité active jusque dans le sacrifice de sa propre vie, lorsqu'il n'est plus possible que tous vivent et qu'il faut faire le choix de laisser sa place à ceux qui ont peut-être plus de chance de survivre à l'infection. Le second article, daté du 18 mars 2020, fait référence de manière beaucoup plus informative et neutre, à la publication d'un document de cadrage émanant de la Direction Générale de la Santé (DGS), à destination des médecins hospitaliers, et concernant la « priorisation de l'accès aux soins critiques dans un contexte de pandémie »4. L'espèce de froideur impersonnelle de ce protocole de priorisation tranche avec l'émotion de la « Lettre à Denise ». Là où celle-ci concerne un questionnement éthique complexe autour du refus de soin (par un patient), le document de la DGS renvoie directement au cadre biopolitique de l'action sanitaire à déployer dans un contexte doublement critique qu'il convient de rappeler. Quelques jours auparavant, l'ensemble de la population française avait été invitée à se confiner strictement suite à une flambée des cas de contaminations. Ce confinement dur devait durer jusqu'au 11 mai 2020 ; il a laissé place depuis septembre 2020, à d'autres dispositifs : couvre-feux locaux ou nationaux, confinement allégé, ou partiel (le week-end). Par ailleurs, et parallèlement à la courbe des contaminations, les hôpitaux se sont trouvés très vite débordés par l'afflux de patients « covid-19 », déstabilisant l'organisation des services d'urgence et saturant les services de réanimation de la plupart des établissements hospitaliers5. Cette saturation a même pu conduire, dès le mois de mars 2020, à la mise œuvre de transfert de patients vers des régions ou des pays limitrophes (Suisse, Allemagne) dont les capacités hospitalières étaient moins tendues.

Dans le relais médiatique donné à la diffusion de ce document officiel, deux éléments ont souvent été mobilisés pour en éclairer le sens. Le premier élément concerne la référence à une « médecine de guerre » ou de « catastrophe » pour qualifier la situation sanitaire liée à la pandémie (en écho du « Nous sommes en guerre » du Président français, Emmanuel Macron, lors sa déclaration de confinement le 12 mars 2020) et le bouleversement des modalités ordinaires de prise en charge des patients. Cette situation à proprement parler « extra-ordinaire » aboutit au déclenchement du « plan blanc » hospitalier, lié lui-même à des situations d'extrême urgence et visant à planifier la mobilisation rapide et rationnelle des moyens indispensables - matériels et humains - en cas d'afflux de victimes : déprogrammation d'actes médicaux, ouverture de capacités d'accueil supplémentaire, appel à la « Réserve sanitaire »6. L'autre élément apporté par la médiatisation du document de cadrage de la DGS concerne le délicat problème de l'élaboration de critères permettant de définir qui peut avoir la priorité lorsque et si tous les patients ne peuvent pas se voir garanti un égal accès aux soins, alors même que cette égalité est garantie par la loi et se trouve au cœur de la déontologie médicale (pas de discrimination, pas de refus de soin). En refusant des soins auxquels elle aurait pu prétendre, Denise provoque la mise en crise éthique du protocole qui impose le recours à un tri des patients, fondé sur une logique biopolitique d'efficience des soins rapportés aux moyens (humains et matériels) disponibles.

À partir de ces deux articles, nous voyons se déployer les différentes dimensions du problème engagé par la perspective d'une priorisation dans l'accès aux soins. Il s'agit d'abord d'un problème médical, qui concerne au premier chef la vocation des soignants et la charte déontologique qui réglemente leur profession, et qui pourrait être mise en péril part la mise en œuvre d'une procédure discriminante de tri des patients. Il s'agit ensuite d'un problème d'ordre éthique puisqu'il est question de la valeur que l'on accorde à la vie humaine, ou plus exactement, de la valeur que l'on accorde préférentiellement à certaines vies - suivant l'activation de principes de justice distributive, d'équité : comment définir les critères de hiérarchisation des vies humaines ?7 Par conséquent et enfin, la discussion concernant la priorité à accorder à certaines vies dans l'ordre de la prise en charge thérapeutique comporte une dimension sociale et politique, dans la mesure où elle pose la question de l'acceptabilité des critères retenus pour établir cette ordre de priorité et où elle a des implications fortes quant à la cohésion sociale, notamment dans sa structure intergénérationnelle, et dans sa forme culturelle, avec l'enjeu du deuil, du rapport entre les vivants et les morts : qui reste vivant, qui mérite la mort ou ne mérite plus de vivre ? Comment accepter les morts issues du triage et refusées par l'instance du soin hospitalier ? Comment faire son deuil quand la mort d'un proche est vécue par ceux qui restent comme une injustice ?

Dans la suite de mon propos, je ne vais pas traiter ces différentes « dimensions » du problème séparément les unes des autres. Ce qui m'intéresse est plutôt leur co-implication dans les questionnements autour du triage8 en tant que ces questionnements portent sur la valeur de la vie et entre bioéthique et biopolitique. Je voudrais justement commencer par montrer comment le problème du tri vient s'articuler à une problématique biopolitique, mettant en cause la « biolégitimité » à partir d'un système de santé défaillant. Je verrai ensuite comment la question du tri des patients ne trouve pas son origine dans la crise pandémique, mais qu'elle répond plutôt à une exigence méthodologique ou épistémologique propre à l'exercice de la médecine, bref qu'elle ressortit à une rationalité médicale. Je terminerai mon propos en soulignant que l'épidémie de Covid-19 provoque à nouveau un tel questionnement et le transforme aussi, en installant cette rationalité médicale au cœur de l'espace public, en en faisant précisément un enjeu bio-éthico-politique majeur pour notre temps.

 

1. Le tri comme problème biopolitique

En quel sens, peut-on affirmer que la priorisation des patients dans l'accès aux soins (et notamment aux soins « critiques ») s'impose aujourd'hui comme un problème biopolitique?

Il est tout d'abord possible de souligner que cette pratique ou cette option disponible visant à établir une priorité d'accès à des soins vitaux constitue une illustration exemplaire du « pouvoir sur la vie » dont parle Foucault. Ce pouvoir sur la vie, tel qu'il est thématisé une première fois dans le dernier chapitre de La Volonté de savoir (1976) avant d'être repris dans la dernière leçon du cours « Il faut défendre la société » (1976) et dans les premières leçons du cours Sécurité, territoire, population (1977-1978), repose en effet sur deux orientations principales. La première tient à ce que l'objet privilégié de cette forme de pouvoir n'est plus directement le corps individuel (dont traite le pouvoir disciplinaire), mais la vie, telle qu'elle se déploie à l'échelle d'une population, et telle qu'elle peut être saisie par des indicateurs statistiques : taux de natalité, de fécondité, de mortalité. On comprend que la gestion d'une épidémie relève de cette biopolitique, sur la base d'indicateurs spécifiques : taux de contamination, taux d'incidence de la présence virale au sein d'une population ou dans un territoire donné, taux de mortalité de telle ou telle population particulièrement vulnérable au virus, taux d'occupation des lits de réanimation susceptibles d'accueillir les patients les plus gravement atteints. La seconde orientation majeure de cette opération de gestion-régulation biopolitique renvoie à la finalité de maximisation de la vie à toujours à cette échelle d'une population : c'est, si l'on veut, l'objectif de prévenir le risque de l'aggravation de l'épidémie en termes de santé publique et donc de « sauver des vies », non pas toutes les vies mais suffisamment de vies pour maintenir le taux de létalité du virus (et désormais de ses variants) à un niveau satisfaisant. Ce niveau s'établit lui-même relativement à la contrainte de l'acceptabilité sociale des pertes en vies humaines liées à l'épidémie et à la gestion politique de la crise sanitaire. Suivant cette double orientation, l'axiome du biopouvoir est le suivant : « Faire vivre et laisser mourir ». Cet axiome inverse en un sens le droit de mort (droit de glaive) caractéristique de l'exercice du pouvoir relevant de la modalité de la souveraineté. Cette inversion met également en jeu une autre distribution, une autre articulation entre la vie et la mort. Le pouvoir souverain s'exerce dans des actes qui font de la vie ce qui reste, ce qui est en quelque sorte suspendu au droit (divin) du souverain de donner la mort. La vie apparaît dans l'ombre de la mort qui la menace à chaque instant. Le biopouvoir inscrit plutôt la mort en marge de la vie, comme un résidu qu'il s'attache à résorber autant que possible, pour le contenir du moins dans les limites de l'acceptable et d'une norme statistique qui l'inscrit dans une moyenne.

Dans le contexte de la crise sanitaire actuelle, le biopouvoir correspond tout particulièrement à un pouvoir médical qui tend à maximiser les chances de survie au sein d'un panel de patients également infectés par le virus mais entre lesquels il va falloir décider qui faire vivre (en instrumentant ce soutien à la vie par des respirateurs artificiels) et qui laisser mourir. On a donc, à l'arrière-plan du questionnement sur le tri à effectuer entre ces patients, la préoccupation de la vie, et en l'occurrence de la vie du plus grand nombre. Ce qui est une manière de retrouver la transformation du pouvoir de souveraineté en biopouvoir9 : le premier concerne un droit de vie et de mort, qui s'exprime surtout à travers le « droit de glaive », donc le droit de faire mourir pour exprimer justement sa toute-puissance souveraine sur la vie (d'autant plus soumise qu'elle sera entre les mains du souverain, qui peut en faire ce qu'il veut) ; le second concerne la volonté de faire vivre et, dans l'ombre ou dans la marge de cette volonté, de se résoudre à laisser mourir ceux dont la survie finirait peut-être par nuire, suivant un calcul utilitariste, à l'ensemble d'une population, ou du moins à la plus grande partie d'une cohorte de patients également infectés mais aux « scores de fragilité » différenciés.

Il est important de souligner encore que le document de cadrage proposé par la Direction Générale de la Santé et cité par Le Monde parle bien de prioriser l'accès aux soins, donc de définir une méthode pour sauver des vies, là où l'évocation de la notion de « tri » renvoie plus spontanément à l'idée d'abandonner certains malades (en quelque sorte et implicitement les « mauvais malades ») à une mort certaine, comme pour s'en débarrasser ou, comme on dit joliment, « désencombrer », « désengorger » des services de soins intensifs saturés. Cette différence d'appréciation de la doctrine sanitaire du tri est liée à des points de vue qui ont du mal à s'accorder parce qu'ils ne répondent pas aux mêmes logiques. D'un côté, il y a une logique médicale, avec son fond de rationalité et ses protocoles opérationnels pour faire face aux situations les plus complexes et gérer l'urgence. De l'autre, c'est la logique de l'opinion qui prévaut, avec son fond émotionnel voire irrationnel, recouvrant une valorisation spontanée de la vie, et un puissant sentiment d'injustice face à l'expérience d'un proche (fragile) menacé par la maladie et potentiellement concerné par la restriction de l'accès aux soins.

À un autre niveau, cette distorsion dans l'évaluation et l'appréciation du triage médical des patients nécessitant des soins en réanimation mérite également d'être replacée sous l'horizon d'une critique pratique de la « biolégitimité »10 qui fait passer du biopouvoir comme pouvoir efficient sur la vie (et même dans le cadre du développement de la santé publique, comme pouvoir sur les conditions et les milieux de vie des populations) à la perspective normative d'une valeur éthique supérieure de la vie, à préserver absolument et « quoi qu'il en coûte » (dans la mesure où « la vie n'a pas de prix »). La possibilité même d'avoir à « trier » des patients, à en retenir certains pour la réanimation et à en exclure d'autres (faute de places ou de moyens suffisants), paraît en effet mal s'accorder avec l'idée que toute vie est légitime et qu'il n'y aurait pas de choix possible entre des vies humaines qui se valent toutes. Le tri serait ainsi le vrai visage d'une biopolitique, incapable d'affirmer l'égale valeur et reconnaissance de toutes les vies et reconduisant plutôt le principe d'une inégalité des vies et de leur traitement différentiel suivant une échelle de valeur difficile à appréhender, ou du moins à partager dans le cadre d'un débat public démocratique. Comme le note Didier Fassin, en citant Hannah Arendt, cette nouvelle forme de biopolitique sanitaire marque la place croissante prise par le biologique dans la modernité, au détriment du politique proprement dit11.

Or, pour éclairer ce débat, il importe de ne pas en rester à des principes mais de les confronter à la dure réalité des faits. Et de rappeler que les contraintes économiques qui pèsent sur le système de santé publique (en France, mais pas seulement) aggravent les contraintes sanitaires liées à la pandémie et conduisent ce système de santé lui-même à « choisir ses morts » (au sens d'un choix par défaut, d'un choix contraint par les principes économiques qui ont durablement limité les capacités d'action et de réaction des hôpitaux publics, de leurs dispositifs de prise en charge des patients et de leurs personnels). Le scandale vient donc de ce que la mise en défaut du principe de la biolégitimité s'appuie non pas d'abord sur des raisons ou sur une rationalité médicales (qui peuvent justement renvoyer, comme on va le voir, à une protocolisation des situations d'urgence) mais aussi, structurellement, sur des critères économiques, extra-médicaux donc, qui pèsent sur les décisions du corps médical lui-même. L'un des indicateurs majeurs de cette situation réside dans le déficit structurel du nombre de lits disponibles en réanimation en France (5 500 lits pour plus de 7 000 patients en attente de soins intensifs au début du mois d'avril 2020), sans parler du déficit de personnels soignants (malgré le déclenchement du « plan blanc » et l'appel à la Réserve sanitaire). Au regard de cette réalité, on voit donc comment le biopouvoir se renverse dans les faits en une impuissance à mettre en œuvre l'idéal de la biolégitimité, c'est-à-dire à mettre le système de santé à la hauteur du défi que représente l'épidémie de coronavirus en termes de logistique et de capacité de prise en charge des situations d'urgence.

La sociologue Sylvie Morel (chercheuse à l'École des Hautes études en Santé Publique) apporte un éclairage intéressant sur cette situation, en mettant en perspective l'urgence sanitaire actuelle et la dégradation des services d'urgence depuis les années 199012. Elle note en particulier que ces services doivent de plus en plus composer avec le travail de sélection des patients opéré, en aval, par les services de spécialités médicales qui sont contraints d'admettre leurs patients sur l'appréciation de différents critères extra-médicaux, comme la charge de soins (en privilégiant les activités rentables et les patients plus autonomes par rapport aux soins quotidiens à apporter à des malades fortement dépendants) et la valeur budgétaire de la prise en charge (en visant prioritairement les patients dont la durée moyenne de séjour hospitalier sera conforme aux moyennes imposées par l'établissement). Or, avant même la crise sanitaire qui les a portés sur le devant de la scène, les services de réanimation médicale comptent parmi ces services de spécialité qui se sont habitués à opérer une sélection des patients à leur entrée suivant de tels critères non-médicaux.

La crise sanitaire opère donc aujourd'hui comme un véritable révélateur du problème de la dérégulation du système de santé et d'une rationalité néolibérale qui prend en charge le gouvernement des vivants dans les contraintes du management des institutions hospitalières et qui s'impose comme le visage de la biopolitique contemporaine.

 

2. La rationalité médicale du tri

Or, cette dimension d'un conditionnement extra-médical du tri conduit également à occulter la rationalité proprement médicale qui s'y exprime en jetant le soupçon sur les logiques (économiques et sociales) qui viennent la surdéterminer et qui alimentent le scandale (éthique et politique) d'une construction de l'inégalité des vies face au virus et de son expression dans une forme de sélection sociale des patients les plus atteints par la maladie (répondant à une gestion comptable de la pénurie).

Pour mesurer les enjeux du problème, il est important de mettre en perspective la logique du triage médical en le rapportant à sa propre rationalité interne. Le principe même du tri répond en effet à une exigence méthodologique propre à l'exercice de la médecine (ou d'une certaine médecine, la médecine d'urgence - qui peut couvrir dans certains cas la médecine de guerre et la médecine de catastrophe). On comprend d'ailleurs qu'une partie du problème vient de ce que, d'une part, la situation sanitaire actuelle nous contraigne à prendre comme référence la médecine de guerre plutôt que la médecine civile (et l'ordinaire du tri aux urgences) ; et de ce que, d'autre part, l'on bascule sans doute trop vite dans une appréciation morale de la logique du tri en allant de la constatation objective de la pénurie des ressources de survie à la conclusion d'une inégale dignité des vies et du caractère inhumain et tragique du choix (opéré par les soignants) des vies à sauver (et des vies qu'on imagine abandonnées à la mort).

Pour éviter ces écueils, il est utile de rappeler, à la suite de Pierre Valette, que la question du tri n'est pas apparue avec la présente pandémie et qu'elle n'est pas, ou pas seulement, la pointe d'un système de rationalisation et de rationnement des soins en contexte néolibéral, mais qu'elle fait partie intégrante du dispositif de prise en charge des patients en situation d'urgence. « L'idée de trier les victimes lorsqu'elles sont en grand nombre peut paraître choquante. Pourtant le tri est une opération mentale avant que d'être une opération médicale. [...] Les origines de la médecine d'urgence se confondent avec celles du tri médical des victimes »13. En quoi consiste alors ce tri ? On peut dire que, d'un point de vue épistémologique, il s'agit de l'opération visant à répartir les victimes/malades/blessés en séries distinctes mais homogènes, donc à les catégoriser pour les traiter par ordre de priorité médicale.

Quelles sont ces catégories ? Dans le domaine des urgences, il existe une taxinomie bien établie des situations d'urgence, dont le critère discriminant est le délai maximum de prise en charge requis par les patients14. Une première distinction concerne ainsi suivant ce critère les urgences absolues (dont la prise en charge doit être opérée en moins de six heures) et les urgences relatives (dont la prise en charge peut se faire au-delà de ce délai). Mais à ce premier tri vient s'ajouter un second filtre : les urgences absolues se catégorisent elles-mêmes en extrêmes urgences (qui ne souffrent aucun délai de prise en charge) et en premières urgences (qui doivent être traitées dans les 6 heures au maximum). Les urgences relatives correspondent elles-mêmes à des deuxièmes urgences (dont il est possible de différer le traitement au-delà de 6 heures) et à des troisièmes urgences (correspondant à des blessés légers). Comme l'indique cette taxinomie, il y a donc des degrés d'urgences, des degrés dans l'urgence, définis par des seuils de gravité corrélés à des temps d'intervention : « À l'accroissement de la gravité répond une contraction du temps »15.

On peut ajouter, à cette procédure de tri relatif aux urgences ordinaires, le protocole mis en œuvre lorsqu'il s'agit d'intervenir sur des sites ou dans des situations à risque élevé- sur la base de la présence de produits toxiques d'origine nucléaire, radiologique, biologique ou chimique. Ce type de risque fait intervenir le critère, si important pour appréhender la crise sanitaire actuelle, de la contamination. Un premier tri est à opérer entre personnes contaminées et personnes non contaminées. La justification de cette distinction n'est pas seulement d'ordre thérapeutique, elle est aussi, et d'abord, d'ordre préventif : le contaminé est un contaminant en puissance et il importe, avant même d'apporter les premiers secours, de circonscrire autant que possible la zone de contamination (en la définissant comme zone d'exclusion) et les personnes qui l'occupent (identifiées comme étant des personnes potentiellement à risque pour les autres). C'est autour de cette zone d'exclusion que se forme un secteur contrôlé à l'intérieur duquel des équipes d'intervention compétentes procèdent à l'analyse de la contamination des victimes16. Le tri médical, tel qu'il s'opère ici, est géographique avant que d'être symptomatique. C'est-à-dire que certaines victimes sont classées d'abord comme contaminées parce qu'elles se trouvent dans la zone de contamination. On peut donc être considéré comme une victime à traiter en urgence (et à isoler d'un groupe), sans être porteur d'une symptomatologie.

Comme on le voit sur ces différents cas de figure (qui peuvent être relatifs à des situations de catastrophe naturelle, à des épisodes de guerre ou au déploiement d'une épidémie), la logique du tri des patients ou des victimes d'une catastrophe n'est pas d'emblée soumise à des critères d'évaluation éthique (renvoyant à des dilemmes moraux insurmontables pour les soignants comme pour la population qui découvre ces pratiques). On peut même dire que le tri a été inventé, en médecine d'urgence (celle qui est pratiquée au service des Urgences comme celle qui est déployée pour répondre à des situations), pour (ré)introduire de la rationalité, de l'efficacité et même de la justice, là où le chaos menace de l'emporter - comme le laisse d'ailleurs entendre la métaphore de la « vague » pour qualifier la courbe exponentielle des cas de contamination, des entrées à l'hôpital (pour les cas les plus graves) et des décès liés à la Covid-19. Comme le souligne avec force F. Leichter-Flack dans l'une de ses interventions sur la question du tri médical, « l'arbitrage n'est pas l'arbitraire »17 : on peut même dire qu'il constitue justement, avec la rationalité et les formes de délibérations qui l'accompagnent, le point d'appui d'une résistance à l'arbitraire de décisions prises individuellement et hors de tout contrôle régulateur propre aux gestions de crise et à leurs protocoles proportionnés.

La mise en place d'une priorisation dans l'accès aux soins critiques ne signifie donc pas le retour d'un pouvoir de souveraineté dans l'horizon biopolitique de la régulation des populations. Dans ce que l'on désigne comme le « service de régulation des Urgences », le rôle dévolu au « médecin-trieur » n'est pas de jouer au souverain, d'apprécier la valeur des vies, et d'exercer un pouvoir autoritaire et arbitraire en énonçant qui a droit à la vie et qui n'y a pas droit. Il est là pour mettre en œuvre une régulation efficace et optimale du service médical des Urgences en organisant l'orientation thérapeutique la plus pertinente de la population des patients en vue de sauver le plus de vies possibles. Contre l'arbitraire aveugle d'une position de souveraineté, il assure le rappel de la logique biopolitique de maximisation de la vie à l'échelle d'une population malade rapportée à l'évaluation de leur situation sanitaire (« score de fragilité ») et à la réalité des ressources (matérielles et humaines) disponibles pour y faire face.

Il reste que la situation actuelle n'est pas favorable pour développer une attitude collective sereine à l'égard de ces pratiques qui ont pourtant fait leurs preuves dans le monde médical. C'est justement que la crise sanitaire que nous vivons a pris une ampleur telle qu'il devient difficile de circonscrire des protocoles de régulation des vivants à l'intérieur de la seule sphère médicale (par exemple dans les services d'Urgences). D'une manière évidente, il n'est plus possible de délimiter strictement une zone de contamination dès lors que c'est l'ensemble du pays (et même le monde entier) qui est infecté par le Covid-19. Plus de zone d'exclusion donc : l'hôpital et les institutions hospitalières comme les Établissements hospitaliers pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) deviennent même des espaces de surcontamination. La perte de toute extériorité possible face au virus constitue par conséquent un élément d'inquiétude pour la population, au point qu'aller à l'hôpital revient parfois à se rendre dans une zone à risque !

 

3. Une crise continue de la rationalité biopolitique

En temps de crise, la médecine du tri confronte le public et les soignants eux-mêmes à une révision en profondeur des valeurs qui fondent d'ordinaire la relation médicale. L'éthique de la relation de soin se trouve en quelque sorte surdéterminée par les impératifs biopolitiques de la gestion sanitaire de l'épidémie, qui s'imposent en vue d'en contrôler autant que possible la propagation. Le dévouement du médecin à l'égard de son patient, le principe de la prise en charge prioritaire des plus vulnérables cèdent le pas à d'autres principes, visant avant tout le contrôle préventif et régulateur d'une population malade mais aussi d'une « population générale » qui court le risque d'être à son tour d'être contaminée... Cette prévention et cette régulation s'appuient globalement sur des principes utilitaristes, dont la mise en œuvre est bien destinée à sauver le plus de vies possible tout en acceptant, pour atteindre cet objectif, de renoncer à sauver telle ou telle vie qui exigerait, pour être soutenue, trop de temps et trop de ressources pour un pronostic trop mauvais ou trop incertain.

La difficulté n'est donc pas le tri en lui-même mais bien plutôt le fait, rappelé précédemment, que la rationalisation dont elle est l'illustration se trouve confrontée à une rareté flagrante des moyens pour la mettre en œuvre de la manière la moins douloureuse possible. Au fond, plus le décalage entre ressources et besoins est grand, plus on aura tendance à basculer dans des pratiques de tri dégradées, douloureuses aussi bien pour les soignants qui doivent les mettre en œuvre sous la pression de la situation sanitaire elle-même dégradée, que pour l'opinion publique qui assiste à la montée de l'impuissance hospitalière face à des décisions d'orientation thérapeutique qui apparaissent de plus en plus comme des choix par défaut18.

Cette situation est source de malentendu et de dégradation de la relation médicale elle-même, basée sur la confiance et sur le consentement aux soins. Malentendu par exemple lorsqu'il apparaît que la vie d'un proche âgé dépend d'un « score de fragilité », que donc cette vie se transforme sous nos yeux en une donnée calculable, combinant des éléments hétérogènes, relevant de la vie biologique (et du dossier médical du patient) et de la vie biographique (de l'ordre des capacités relationnelles du patient, de son rapport avec son propre environnement extra-médical) - avec en outre des effets de seuil qui accentuent cette dramatisation et cette dimension de scandale pour les proches dès lors que s'opère un complet renversement des valeurs : la « fragilité » (souvent liée à l'âge) n'est plus tenue pour un critère de prise en charge prioritaire mais un critère de sélection et peut-être d'exclusion... Il y a bien là de quoi perturber l'appréhension par le grand public des valeurs et des grands principes qui guident l'art médical (principe de non-nuisance, de non-discrimination, principe de bienfaisance, respect de la dignité...).

En complément de ce point, il est possible de revenir pour finir à la question de l'indication thérapeutique, qui est le point d'entrée dans la démarche de triage des patients, et notamment des patients âgés ou même en fin de vie. Certes, le tri ne concerne pas exclusivement des personnes en fin de vie mais il peut conduire à projeter dans une situation de « fin de vie » des patients âgés atteints du coronavirus et « repoussés » hors des services de réanimation - faute de place ou d'oxygène (comme on l'a vu récemment à Manaus). On assiste alors au déplacement de ces patients de la catégorie des « Urgences absolues » à celle des « Urgences dépassées », avec le basculement de patients âgés en « morituri », quasiment des morts-vivants...

Ce que je voudrais souligner, c'est la manière dont s'opère, à partir du tri, une espèce de requalification de l'obstination déraisonnable (plus communément désignée comme l'acharnement thérapeutique) d'un point de vue biopolitique. En un sens, dans le contexte d'urgence sanitaire que nous connaissons, ce qui devient déraisonnable, c'est de s'obstiner à « faire vivre » un patient (avec un score de fragilité élevé et en fin de vie potentielle, potentialisée par l'infection virale) alors que cela peut conduire à en « laisser mourir » d'autres (des patients moins fragiles et donc davantage susceptibles d'être « sauvés », guéris - par exemple par un passage en réanimation avec une poursuite de soins de rééducation). La difficulté notable qui apparaît à l'horizon de la procédure de priorisation des patients (en situation de crise sanitaire et de pénurie critique des capacités opérationnelles de soins - en particulier réanimation) tient alors à ce qu'elle conduit à confronter des positions qui peinent à s'entendre.

D'un côté, il y a la position du corps médical, opérateur du tri, qui peut avoir à choisir quelles vies doivent être sauvées en priorité, donc lesquelles ne sont pas ou ne sont plus prioritaires. En situation de crise, il devient déraisonnable de vouloir sauver toutes les vies et d'accorder à des vies qui se finissent, dont la fin est proche, le même traitement qu'à des vies dont la guérison est plus probable. On voit ainsi apparaître un traitement différentiel des patients Covid-19, avec une indication « d'abstention thérapeutique » et une orientation vers des soins « palliatifs » comme alternative à la réanimation pour les patients les plus fragiles, supposés ne pas supporter la prise en charge en soins intensifs ou la supporter mais avec un coût élevé pour l'institution hospitalière. Il y a donc ceux qu'on va s'efforcer de faire vivre et ceux qu'on se résout à laisser mourir.

Mais on peut voir apparaître, du côté des patients ou de leurs proches, une autre forme d'obstination déraisonnable consistant à revendiquer des soins qui ne sont pas disponibles, ou qui ne sont pas disponibles en quantité suffisante pour satisfaire toutes les demandes (si tant est que toutes les demandes soient raisonnables, même en temps « normal »). Cette obstination revendicative (qui peut aller jusqu'à la plainte au pénal) consiste donc à réclamer de « faire vivre » un patient, en le faisant bénéficier d'un protocole de réanimation, plutôt que de le « laisser mourir » (ce qui est la perception négative des soins palliatifs comme soins par défaut - à défaut de place en réanimation).

Au vu de ces positionnements tendus et des malentendus qui les nourrissent, on voit qu'il est déraisonnable pour les uns de « laisser mourir » leurs proches, mais qu'il est également déraisonnable pour les autres de « faire vivre » coûte que coûte certains patients extrêmement vulnérables (ou du moins il est déraisonnable de les faire vivre lorsque l'issue a de fortes probabilités d'être défavorable, au vu du score de fragilité élevé de certains patients à leur arrivée à l'hôpital). Les premiers (proches des patients) reprocheront aux seconds un refus de soins (et une obstination déraisonnable dans cette abstention thérapeutique traitée comme un refus...), l'orientation vers les soins palliatifs étant vécue comme une condamnation à mort. Les seconds verront plutôt de l'obstination déraisonnable dans une demande de soins disproportionnée (c'est-à-dire rapportée aux ressources disponibles, à l'état de fragilité du malade et à sa capacité à supporter des soins invasifs, douloureux et probablement vains).

Les protocoles de triage, qui appartiennent aux logiques « ordinaires » de l'urgence médicale, mettent donc en lumière la crise qui affecte la rationalité biopolitique en la soumettant à une forme nouvelle et paradoxale d'obstination déraisonnable : celle qui revendique le droit de faire vivre quoi qu'il en coûte les plus fragiles, en refusant de les laisser mourir - et de les orienter vers une prise en charge palliative plus adaptée aux situations de fin de vie.

* * *

La situation actuelle se caractérise par la réapparition soudaine et violente, insistante, de la mort dans l'horizon de nos communautés humaines. Le décompte quotidien et macabre des morts depuis le printemps dernier a pu contribuer à cet effet de sidération face une situation épidémique pourtant annoncée et pour une part prévisible. Il importe pourtant de rappeler que la mort appartient bien à notre époque biopolitique, même si elle s'y intègre non pas comme une fatalité ou un échec mais suivant la dimension statistique d'un indicateur de la santé d'une population - un indicateur qu'il faut parvenir à maintenir à un niveau satisfaisant, même en période de crise sanitaire : qu'il y ait des variations du taux de mortalité en temps de crise n'est pas en soi un problème, du moment que ce taux reste contenu (et socialement acceptable) et que la maximisation de la vie reste possible, en bénéficiant du soutien et des ressources (matérielles et humaines) des institutions hospitalières et médico-sociales.

On pourrait conclure en soulignant que, même si le pire n'est jamais certain, nous ne savons toujours pas où nous mène la crise sanitaire actuelle. Imaginons que le coronavirus change de cible et que les vieillards (peut-être plus disposés au respect des gestes-barrières ou à une forme d'auto-confinement) laissent la place aux jeunes (ce qui est une hypothèse crédible avec le développement des nouveaux variants de la souche initiale du virus...). L'afflux dans les hôpitaux de patients plus jeunes et en bonne santé préalable, nécessitant des soins intensifs, pourrait relancer les discussions précédentes dans la mesure où les critères médicaux de pronostic vital et d'espérance de vie, ou encore le « score de fragilité », se révéleraient inopérants, en tout cas insuffisamment pertinents pour opérer le tri nécessaires des patients à orienter vers les services de réanimation. Faudrait-il asseoir la rationalité de la priorisation d'accès aux soins critiques sur des critères ne relevant plus exclusivement de l'expertise médicale - mais, pourquoi pas ?, de l'utilité sociale ou du niveau d'insertion dans la vie collective ? Et qui serait en mesure de définir ces critères et d'opérer la sélection la plus juste ?19

Ces questions sont complexes et n'appellent pas de réponses univoques et définitives. Elles engagent, au-delà des vivants singuliers qui se trouvent confrontés à la perspective tragique de choisir entre « faire vivre » et « laisser mourir », les valeurs mêmes des collectivités qui les affrontent et qui peuvent en tirer les principes de revendications légitimes concernant l'allocation des ressources aux services publics de la santé. Si la santé publique est bien le fer de lance du gouvernement des vivants, il importe en effet de veiller à lui donner les moyens de fonctionner et de prendre soin des institutions pourvoyeuses de soin. Le sain n'est pas l'ennemi du soin. Et la biopolitique, horizon sans doute indépassable de notre modernité, doit s'efforcer elle-même d'être toujours davantage inclusive, en intégrant notamment à la préoccupation sanitaire pour le substrat biologique des populations l'attention à la trame biographique des vivants, aux récits et à l'histoire des vies vulnérables.

 

Références

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1 À ce sujet, je renvoie à l'excellente mise au point de Mathieu Potte-Bonneville, « COVID-19 : une crise biopolitique ? », AOC média, 19 juin 2020 : https://aoc.media/opinion/2020/06/18/covid-19-une-crise-biopolitique/.
2 Voir François Ewald et Laurence Barry, « Petit cours de biopolitique théorique (Michel Foucault) et appliquée (Covid-19) », Risques n°123, septembre 2020. La version, exclusive ou négative, de la biopolitique pourrait correspondre à la nécro-politique dont parle Mbembe, ou même, à la thanatopolitique selon Esposito, c'est-à-dire à la réintroduction de la mort dans un univers bio-politique. La biopolitique fait de la mort le résidu de la vie - ce qui reste aux marges de la vie. D'une certaine manière, la nécropolitique insiste davantage sur le « laisser mourir » que sur le « faire vivre », ou elle les articule de façon biopolitique : il faut laisser mourir pour faire vivre, pour assurer la survie de la population... Il faut noter également qu'une telle gestion (exclusive ou négative) du pouvoir sur la vie correspond à la réintroduction d'un pouvoir de souveraineté dans l'horizon de la biopolitique. Le souverain, c'est celui qui a le droit de glaive, le droit de faire mourir, le droit de mort sur les individus (qui ne sont vivants que tant qu'ils échappent en quelque sorte à l'exercice de cette souveraineté : la vie est ce qui se trouve épargné par le droit souverain, exercé par le souverain, de donner la mort). La biopolitique exclusive réintroduit cette dimension de souveraineté, en cessant de prêter attention aux plus faibles et aux plus vulnérables et en suspendant la possibilité de rester en vie à l'exercice d'un pouvoir souverain. On pense ici aux propos de Jair Bolsonaro, en réponse à un journaliste : « Oui, il y a des gens qui meurent. Que voulez-vous que j'y fasse ? ».
3 https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/12/07/covid-19-madame-nous-n-oublierons-jamais-que-vous-nous-avez-demande-de-nous-occuper-des-patients-qui-avaient-des-chances-de-s-en-sortir_6062434_3232.html.
4 https://www.lemonde.fr/sante/article/2020/03/18/coronavirus-les-hopitaux-se-preparent-a-la-priorisation-de-l-acces-aux-soins-en-cas-de-saturation-des-services_6033474_1651302.html.
5 Au moment où j'écris ces lignes (28 février 2021), le Brésil connaît une situation extrêmement préoccupante, peut-être la pire depuis le début de la pandémie. Le système de santé est de plus en plus en tension sous la pression d'une nouvelle augmentation des cas de Covid-19 : sur les 27 capitales d'État, 11 capitales, outre la capitale fédérale, sont à plus de 90 % d'occupation des lits de réanimation. Trois capitales (Porto Alegre, Porto Velho et Natal) ont déjà atteint 100 %. La tension affecte l'ensemble des régions du pays (le Sud, le Nordeste, la région amazonienne...).
6 On trouve une présentation de la « Réserve sanitaire » sur le site internet du gouvernement français, soius la rubrique « Prévention des risques majeurs » : https://www.gouvernement.fr/risques/la-reserve-sanitaire.
7 C'est tout l'enjeu du « score de fragilité » à établir pour chaque patient en vue de décider de l'impact d'une entrée en réanimation et donc de l'opportunité d'accorder des soins invasifs et longs à des patients qui pourraient ne pas s'en remettre ou en conserver de graves séquelles, nuisibles à la qualité de leur vie. On notera que la notion de « fragilité » est une notion empruntée au vocabulaire gériatrique, les patients âgés étant au cœur de cette problématique du triage médical des patients atteints de la Covid-19. Au sujet de la notion de fragilité, voir la mise au point de Daniel Dreuil et Dominique Boury (2011).
8 Pour entrer dans ces questionnements de manière approfondie et les mettre en perspective, voir Guillaume Lachenal, Céline Lefève, Vinh-Kim Nguyen (dir.), La médecine du tri. Histoire, éthique, anthropologie (Paris, PUF, 2014) ; Frédérique Leichter-Flack, Qui vivra qui mourra. Quand on ne peut pas sauver tout le monde (Paris, Albin Michel 2015), en particulier chapitre 5 : « Quelques-uns plutôt que personne... mais lesquels ? Listes de protégés, listes de prioritaires » et chapitre 7 : « Morituri. La variable d'ajustement des sacrifiés ? » ; et Pierre Valette, Éthique de l'urgence, urgence de l'éthique (Paris, PUF, 2013), Partie III : « Éthique de la médecine d'urgence », chapitres 10 et 11. Sur cette question du « tri » des malades, voir l'article de Pierre Valette et Robin Cremer : « Peut-on parler de tri des malades et avec qui ? », Éthique et santé (2021), https://doi.org/10.1016/j.etiqe.2020.11.002.
9 Sur cette articulation entre pouvoir de souveraineté et biopolitique, voir « Il faut défendre la société », cours du 17 mars 1976.
10 Cette notion est élaborée par D. Fassin en alternative au concept foucaldien de « biopouvoir » : « Biopouvoir ou biolégitimité. Splendeurs et misères de la santé publique », in Marie-Christine Granjon (dir.), Penser avec Michel Foucault. Théorie critique et pratiques politiques, Paris, Éditions Karthala, 2005, p. 161-182 [https://doi-org.ressources-electroniques.univ-lille.fr/10.3917/kart.gran.2005.01.0161].
11 Didier Fassin, La Vie. Mode d'emploi critique, Paris, Éditions du Seuil, « La couleur des idées », 2018, p. 115.
12 Sylvie Morel, « Principes médicaux ou critères économiques : quand le système de soins choisit ses morts », AOC media, 19 mai 2020.
13 Pierre Valette, Éthique de l'urgence, urgence de l'éthique, Paris, PUF, 2013, p. 171.
14 Ibid., p. 174-175.
15 Ibid., p. 175.
16 Cette analyse conduit à répartir des victimes en valides et invalides, et à reprendre le cas échéant les critères du tri présenté précédemment.
17 https://www.lepoint.fr/debats/leichter-flack-en-medecine-l-arbitrage-n-est-pas-arbitraire-22-03-2020-2368229_2.php.
18 Dans son ouvrage Qui vivra qui mourra. Quand on ne peut pas sauver tout le monde, Frédérique Leichter-Flack souligne également que ce sentiment d'impuissance, susceptible de nourrir un sentiment d'injustice et même de la colère, se développe d'autant plus qu'il n'existe pas, dans nos pays européens une culture du tri telle qu'elle peut être développée aux USA ou au Canada, avec des exercices de préparation aux pandémies (voir par exemple, l'exercice de public engagement proposé par l'hôpital de Seattle en 2009, p. 125-127).
19 Par ailleurs, on observe que ces questions peuvent se poser et se posent déjà au-delà des débats qui engagent la vie ou la mort des patients contaminés. Elles accompagnent en effet la mise en place de stratégies vaccinales qui organisent une autre forme de régulation de la vie à l'échelle d'une population, en visant cette fois la protection des populations, mais toujours sur la base d'une pénurie de vaccins disponibles. Comme le rappelle F. Leichter-Flack, dans le film Contagion de Steven Soderbergh (2011) qui met en scène de manière très réaliste une épidémie mondiale, c'est un tirage au sort qui décide de l'ordre de priorité d'accès de la population au vaccin. Ce principe présente l'avantage d'être profondément démocratique (puisque toutes les vies se valent, sans critère discriminant) de décharger les soignants du poids de décisions difficiles et d'effacer, pour la population générale, le sentiment d'injustice. Comme le notent Beauchamp et Childress dans Les Principes de l'éthique biomédicale (1978), dans le cas d'un tirage au sort, « il est possible que les candidats non retenus ressentent moins de détresse en ayant été éliminés par le hasard que s'ils l'avaient été par des jugements comparatifs sur leur valeur sociale »

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