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Latin American Journal of Fundamental Psychopathology On Line

versão On-line ISSN 1677-0358

Lat. Am. j. fundam. psychopathol. on line v.4 n.2 São Paulo nov. 2007

 

ARTIGOS

 

Ecritures de femmes pour dire son corps et sa sexualité: discours novateur ou stéréotypé?

 

Textos de mulheres para dizerem seu corpo e sua sexualidade: discurso inovador ou estereotipado?

 

 

Sabine Kraenker*

Université de Helsinki

Adresse pour correspondance

 

 


RESUMO

Nos anos 70, muitas mulheres irão se manifestar. O que elas têm em comum é o desejo de vivenciar um reencontro com o seu corpo, seu imaginário, seu inconsciente, dos quais se sentem despossuídas por uma cultura que as censura (Marie Cardinal, Hélène Cixous, Benoîte Groult, Marguerite Duras…). Nos anos 90, a mulher se manifesta não apenas para dizer seu corpo, mas também a sua sexualidade. Passion simple (1992) de Annie Ernaux marca uma data importante nessa virada de década. Gostaria, a partir de obras de mulheres reconhecidas (Christine Angot, Karin Bernfeld, Catherine Cusset, Annie Ernaux, Camille Laurens, Catherine Millet, Marie Nimier, Alina Reyes, Isabelle Rossignol), analisar a expressão do corpo apresentada em seus textos e tentar mostrar como o corpo contemporâneo descrito nas obras é, em grande parte, específico da época e da cultura nas quais vivemos e da sua ordem moral.
Doravante, a mulher fala de sua vida sexual de maneira direta e crua. O que pode parecer audácia ou o que foi audácia pode também, a parti de então, correr o risco de tornar-se estereótipo ou clichê.

Palavras-chave: Textos de mulheres, Corpo, Sexualidade.


ABSTRACT

Many women in the 1970s began expressing themselves, and what they had in common was their desire to experience a re-encounter with their bodies, their images, their unconscious. They felt they were being dispossessed of these bodies by a culture that was censuring them (Marie Cardinal, Helène Cixous, Benoîte Groult, Marguerite Duras, and others). In the 1990s, women began expressing themselves not only to tell of their bodies, but also of their sexuality. Passion Simple (1992), by Annie Ernaux, represented a milestone in this regard. This present article takes up works by renowned women (Christine Angot, Karin Bernfeld, Catherine Cusset, Annie Ernaux, Camille Laurens, Catherine Millet, Marie Nimier, Anlina Reyes, Isabelle Rossignol and others) to analyze the expression of the body presented in their texts. Through them, the author of this article argues that the contemporary body described in these works is, in large part, specific to the times and culture we live in, and within its moral order. From then on, women have been able to speak of their sex life in a direct and confident way. This may have seemed audacious, but what was once audacious, may now be running the risk of becoming stereotyped or a mere cliche.

Keywords: Works by women, Body, Sexuality.


RESUMÉ

Dans les années 70, de nombreuses femmes vont prendre la parole. Elles partagent le désir de vivre des retrouvailles avec leur corps, leur imaginaire, leur insconscient, dont elles se sentent dépossédées par une culture qui les censure (Marie Cardinal, Hélène Cixous, Benoîte Groult, Marguerite Duras…). Dans les années 90, la femme prend la parole pour dire non seulement son corps mais aussi sa sexualité. Passion simple (1992) d'Annie Ernaux marque une date importante dans ce tournant.
A partir d'oeuvres de femmes reconnues (Christine Angot, Karin Bernfeld, Catherine Cusset, Annie Ernaux, Camille Laurens, Catherine Millet, Marie Nimier, Alina Reyes, Isabelle Rossignol), je voudrais analyser l'expression du corps posée dans leurs textes et tenter de montrer comment le corps contemporain décrit dans les oeuvres est dans une large mesure spécifique à l'époque et à la culture que nous vivons et à son ordre moral.La femme parle désormais de sa vie sexuelle sans détour et avec crudité. Ce qui peut être audace ou a été audace peut également dorénavant courir le risque du stéréotype ou du cliché.

Most-clés: Ecritures de femmes, Corps, Sexualité.


RESUMEN

En los años 70 muchas mujeres fueron las que se manifestaran. Lo que ellas tenían en común era el deseo de vivenciar un reencuentro con su cuerpo, su imaginario, su inconsciente, de los que se sentían desposeídas por una cultura que las cesuraba (Marie Cardinal, Hélène Cixous, Benoîte Groult, Marguerite Duras…). En los años 90 la mujer no sólo se manifiesta para decir su cuerpo, sino también su sexualidad. Passion simple (1992) de Annie Ernaux marca una fecha importante en ese cambio de década.
Me gustaría a partir de obras de mujeres reconocidas (Christine Angot, Karin Bernfeld, Catherine Cusset, Annie Ernaux, Camille Laurens, Catherine Millet, Marie Nimier, Alina Reyes, Isabelle Rossignol) analizar la expresión del cuerpo presente en sus textos y tentar mostrar cómo el cuerpo contemporáneo, descrito en la obras es, en gran parte, específico de la época y de la cultura en la que vivimos y de su orden moral. De ahí en adelante la mujer habla de su vida sexual de manera directa y cruda. Lo que puede parecer audacia &– o lo que fue audacia &– puede también a partir de ahí, correr el riesgo de tornarse estereotipo o cliché.

Palabras claves: Textos de mujeres, Cuerpo, Sexualidad.


 

Dans les années 1970, de nombreuses femmes vont prendre la parole. Elles partagent le désir de vivre des retrouvailles avec leur corps, leur imaginaire, leur inconscient, leurs expériences dont elles se sentent dépossédées par une culture qui les censure. (Marie Cardinal, Hélène Cixous, Benoîte Groult, Marguerite Duras...) Dans les années 1990, la femme va plus loin en prenant la parole pour dire non seulement son corps mais aussi sa sexualité. Passion simple (1991) d'Annie Ernaux marque une date importante pour ce tournant. Il s'agit alors pour une génération de jeunes femmes écrivaines d'écrire la sexualité, le désir tels qu'elles le perçoivent, dans un geste qui va souvent être perçu comme transgressif et provocateur.

Nous avons choisi d'examiner des textes de femmes pour voir ce qu'il en est, aujourd'hui, de l'expression du corps, posé comme instrument de libération dans les années 70.1 Comme le soulignent bien Christine Détrez et Anne Simon, l'expression de l'intime et la représentation du corporel, par les discours, les images et les gestes, loin d'être coupés du réel et du social, comme on le reproche souvent aux artistes contemporaines, sont des actes éminemment politiques.2 Ainsi, s'interroger sur ces textes nous permettra d'avoir une certaine vision des rapports hommes/femmes dans une société et un temps donnés, nous donnera la possibilité de nous interroger sur la relation de couple, la relation amoureuse, la sexualité et l'identité des femmes dans la société française contemporaine. Nous voudrions montrer que ce corps contemporain tel qu'il est décrit, est dans une large mesure le fruit d'une époque et de sa morale, et la femme qui parle de sa vie sexuelle sans détour peut courir le risque de voir sa démarche se transformer en provocation et son discours taxé de stéréotypé.

 

 

Des discours qui peuvent être perçus comme provocateurs et stéréotypés

Les écrits portant sur la sexualité libérée de femmes contemporaines peuvent être lus comme des stéréotypes éculés. En effet, la sexualité décrite par Catherine Millet3 par exemple semble se couler dans le moule d'une vision masculine de la sexualité. Les rapports érotiques décrits y sont un décalque des clichés masculins les plus anciens telle la multiplicité des partenaires sur laquelle s'ouvre le livre de Millet. Le premier chapitre est intitulé « le nombre » et fait la description du nombre élevé de partenaires sexuels que l'auteure a eu, la plupart du temps lors de rapports sexuels à plusieurs. Elle distingue les hommes dont elle se souvient, qu'elle peut identifier, au nombre de 46, des autres.

Quant à Marie Nimier dont le projet est d'écrire des textes pornographiques d'un genre nouveau, il s'agit pour elle de faire du neuf avec du vieux, du fric avec du foutre, du froc froissé, de la foufoune taillée au cordeau, le tout cautionné par un regard femelle: les hommes allaient s'en mettre plein la turbine pour une petite centaine de francs,4 ce qui semble donner l'impression d'écrire dans un langage familier aux hommes et pour eux.

Catherine Millet dit aussi ne pas connaître le visage d'un certain nombre de ses amants, Catherine Cusset (Jouir) les désigne par une lettre et les distingue à leur façon de faire l'amour et Camille Laurens (Dans ces bras-là) par leur fonction (père, mari, amant, psychanalyste...). Ces femmes, dans ces textes, semblent obnubilées par leur sexualité, prises dans une sorte de tourbillon de conquêtes sans nom dont elles ont un besoin frénétique.

La question qui se pose alors est celle de savoir s'il ne s'agit pas là d'une transposition du schéma masculin dans les écrits de ces femmes et si cette transposition est un signe d'affranchissement à ce modèle ou bien au contraire la marque de l'allégeance à ce même modèle, comportement qui ne ferait que renforcer sa pérennité. Comme le décrivent avec justesse Christine Détrez et Anne Simon, l'inflation des discours sur le corps est elle-même le signe paradoxal du fait que l'homme (comme la femme) n'est pas libéré de son corps : si l'on était aussi affranchi du corps qu'on le prétend, en parlerait-on autant ?5

 

L'importance du devoir de jouissance

S'il est important que les femmes vivent et disent leur jouissance, si les femmes ont raison, au risque qu'on leur reproche d'écrire des romans de mauvais genre, d'utiliser un langage qui refuse le métaphorique pour développer un langage clinicien qui établit un rapport étroit entre le signifiant et le signifié, on ressent cependant à la lecture des textes un devoir de performance tel que Pierre Bourdieu le dénonçait dans La distinction.6 Le devoir de plaisir qui prévaut aujourd'hui est une nouvelle norme particulièrement contraignante et qui se marie parfaitement avec le devoir de rentabilité de notre société contemporaine. Cela amène certaines de nos auteures comme Catherine Cusset à mentionner avant tout, après avoir fait l'amour, si elle a joui ou non car tel est, selon elle, le critère évaluatif de la relation qui vient d'avoir lieu. N'est-on pas alors toujours devant la même ignorance du sexe, seulement devenue terriblement savante, comme l'avance Grégoire Bouillier dans un de ses textes autobiographiques,7 savante dans le sens où l'on connaît toutes les techniques et toutes les positions. Pourtant, O., l'ami de la narratrice de Jouir qui reçoit une lettre évoquant la rencontre et la technique qui ont permis de connaître l'orgasme disait que [les] mots avaient transpercé son coeur de mille aiguilles très fines : dès les premières phrases il avait poussé un tel cri que sa mère avait cru que quelque chose de terrible […] était arrivé.8 Indice, s'il en est, et de surcroît chez un homme, que la sexualité ne se réduit pas au plaisir éprouvé ou pas et n'est pas un acte anodin.

Catherine Millet elle aussi entrouvre la porte de ce questionnement lorsqu'elle se demande si elle ne fait pas l'amour pour que faire l'amour ne soit pas un problème9. De manière étonnante elle note, alors même qu'elle se présente comme intéressée avant tout par l'acte sexuel et le plaisir (et paraît détachée de l'affectif dans une relation sexuelle), avoir compris très tard ce qu'était l'orgasme. Sa satisfaction est donc une satisfaction morale et non physique. La performance chez Millet semble davantage axée sur le nombre de partenaires que sur la qualité de la jouissance alors que Cusset recherche les partenaires mais surtout la jouissance. Dans un cas comme dans l'autre, les émotions sont laissées de côté la plupart du temps. Faire de l'activité sexuelle une performance qui nie les liens entre le corps et les émotions, qui renvoie le corps à une mécanique du plaisir, voilà, à notre sens une illustration de l'importance du devoir de jouissance.

 

Des femmes sentimentales et amoureuses malgré elles?

Par ailleurs, d'autres nouvelles romancières s'avouent facilement comme Annie Ernaux plus romantiques que la plus romantique des midinettes.10 Et ainsi, la plupart des questionnements finissent par se tourner vers la grande interrogation, celle qui touche à l'amour: C'est la grande question, la seule, au fond, celle que j'ai toujours entendue, même lorsqu'elle n'était pas formulée, et quelquefois aussi je l'ai posée &– les mots, les yeux -, d' autres fois non, ou bien murmurée, juste pour voir, juste pour savoir- mais souvent non, souvent tue, réponse non sue, inventée, suggérée : est-ce que tu m'aimes, est-ce que c'est de l'amour, ce que tu éprouves, ce que tu dis, ce que tu fais, est-ce que c'est de l'amour, est-ce que c'est l'amour?11 Même Marie Nimier dans La nouvelle pornographie où elle nous livre une réflexion sur le sexe et la création littéraire aboutit à cette disposition universelle du coeur qui commence par la première lettre de l'alphabet. Pas le sentiment monté en épingle avec une majuscule tarabiscotée ni le sentiment cucul la praline, non, mais celui qui préside à la rencontre intime des êtres entre eux. Aimer, voilà l'audace,12 c'est-à-dire qu'elle nous parle d'amour, et même d'amour comme principe révolutionnaire, en ayant commencé par nous parler de pornographie. D'ailleurs Jouir comme La nouvelle pornographie s'achèvent sur une histoire d'amour, ce que le titre des livres était loin de laisser présager.

En effet, la sexualité ne permet pas le dialogue tant recherché entre hommes et femmes. Les textes de romancières empreints d'une grande sensualité, sont aussi des textes de la grande solitude. Il est ainsi significatif, en dehors de la littérature, que des films comme Lost in translation de Sofia Coppola ou encore In the mood for love de Wong Kar-Waï mettent en scène des personnages qui se parlent, qui s'aiment mais qui ne font pas l'amour, comme si, pour pouvoir continuer à se parler, il ne fallait pas se toucher. On trouve en littérature un exemple de ce type dans le texte de Delphine de Vigan, Un soir de décembre,13 qui met en scène la relation torride entre deux individus puis leur séparation. Lorsque la femme réapparaît dans la vie de l'homme, dix ans après leur rupture, elle lui nvoie des lettres auxquelles il répond indirectement en écrivant un livre sur leur histoire. C'est dans ce contexte qu'enfin l'amour se dit, des années après le sexe, sans que jamais les personnages ne se revoient. Le sexe et la parole ne font donc pas bon ménage et celui-là ne semble pas avoir une grande valeur en soi et ne vaut souvent que « comme indicateur de la présence ou non de ce grand idéal, l' Amour ».14

 

La sexualité comme principe de connaissance

Par ailleurs, plus une écrivaine comme Catherine Cusset s'achemine vers cet endroit où l'on ne se connaît pas, et ne se connaîtra jamais puisque c'est l'endroit du corps où l'on n'a pas de limites15 plus elle donne à voir aussi que la relation physique, pendant indispensable et premier d'un lien à l'autre, qu'il soit d'ordre amoureux ou non, est d'abord une relation avec soi-même. Au-delà du corps de chair et du corps social, l'individu accède à une connaissance de soi.

C'est à la même constatation que nous amène le journal d'Annie Ernaux. Se perdre a pour épigraphe Voglio vivere una favola (Je veux vivre une histoire). Mais le journal intime ne rendra pas compte d'une histoire. L'écart entre ce qu'Annie Ernaux désirerait vivre et la réalité trouve sa source dans le type de relation entretenue par la diariste, une histoire avec un diplomate étranger avec lequel elle ne peut pas partager de mots, ce dont elle souffre (L'amour est assez tendre, et il me désire toujours autant, mais les mots me manquent tellement, de plus en plus.),16 une aventure placée sous le signe de l'incertitude. Or toute aventure ne fait pas une histoire. Pour qu'il y ait histoire, il faut qu'il y ait partage de mots, partage d'émotions et de sentiments, projets. Cependant, comme le personnage de l'autre dans le journal d'Annie Ernaux est limité dans son épaisseur psychologique, cela ne permet pas de donner la consistance nécessaire qu'il lui faudrait pour pouvoir faire avancer une narration et cela oblige la diariste à se prendre comme repère pour construire cette profondeur. Cette démarche la ramène à l'élucidation de son passé et lui fait mettre à jour un principe de répétition dans sa vie. Finalement, le présent qui se vit en solitaire malgré la présence charnelle de l'autre, peut être constitué en histoire, en mythe personnel. La passion vécue de manière aliénante et solitaire par Annie Ernaux, va être tracée dans le journal intime et permettre, au bout du parcours, d'accéder à une meilleure connaissance de soi.

Le principe de la connaissance de soi comme moteur ou comme fin de la relation à l'autre est une dominante de la plupart des récits. Il s'agit là d'une position qui n'est pas subie comme chez Ernaux, pour les raisons explicitées plus haut, mais revendiquée la plupart du temps. Cette enquête sur soi est la motivation de la démarche de Catherine Millet. Le projet d'écrire est, comme elle le précise dans Pourquoi et comment,17 préalable à son objet. L'héroïne, Catherine M., n'a jamais pu ni su se refuser à l'initiative des hommes, et après avoir vécu cette expérience de nombreuses années, le moment est arrivé pour elle de réfléchir sur cette expérience et de l'écrire afin de mieux s'appréhender.

 

La pérennité du couple traditionnel

Dans le contexte de ces récits, le couple traditionnel est loin d'être remis en question. Certes, ces femmes écrivaines ont des amants mais elles ont aussi souvent un mari et malgré ces autres hommes qui s'installent dans leur lit ou grâce à eux, elles continuent de l'aimer et d'idéaliser la relation du couple marié. Chaque femme, même lorsqu'elle n'est pas seule, veut rencontrer l'homme de sa vie, celui qu'elle attendait depuis toujours, le Prince charmant de son enfance.

Un chercheur comme Michel Bozon distingue trois types d'orientations intimes18 que l'on peut retrouver en littérature : le réseau sexuel dont l'exemple type peut être Catherine Millet, le désir individuel représenté par Annie Ernaux dans Se perdre, et la sexualité conjugale qu'on retrouve chez Camille Laurens. Force est de constater, en examinant les romans des romancières contemporaines, que cette dernière forme domine. Ainsi dans L'amour, roman, autofiction selon l'analyse de l'auteure elle-même,19 Camille Laurens raconte sa vie de femme, partagée entre un mari qu'elle ne veut pas quitter et un amant qui finit par lui préférer une femme plus jeune qu'elle, avec laquelle il envisage de fonder une famille. Malgré l'atmosphère lourde qui règne entre les époux, malgré les doutes de la narratrice elle-même sur le bon fonctionnement du couple, elle confie:

Je ne voulais pas le quitter, je voulais qu'on reste ainsi, tels que la danse nous accouplait- proches. Corps distant et âme soeur, âme secrète et corps fraternel. Il faisait partie de ma famille, je ne voulais pas le quitter, restons comme a Julien, ne changeons rien, évitons les disputes &– est-ce qu'on quitte un frère? Il était devenu pour moi un familier, un intime, nous avions les mêmes souvenirs et pas d'avenir. On ira où tu voudras, quand tu voudras, continuait la chanson, et on s'aimera encore lorsque l'amour sera mort, je serrais contre moi l'homme aimé avec qui j'avais eu deux enfants.20

De la même façon la narratrice de Jouir tout comme Catherine Millet sont mariées et donnent une place tout à fait à part au lien conjugal. Ainsi, dans La vie sexuelle de Catherine M., on trouve cette remarque surprenante dans le contexte du récit : la chambre commune, le lit « conjugal » relèvent de l'interdit absolu21 et ne peuvent pas être investis avec un autre partenaire que le mari. Ce sera là un des rares tabous du récit.

Pourtant, les romancières sont tout à fait conscientes du rôle de la société et de l'éducation dans la mise en place de l'amour comme valeur de base de la féminité contemporaine et du fait que, dans ce contexte, la forme la plus achevée de l'amour, qu'il faut préserver et qui est garante de l'ordre social, est l'amour conjugal. Christine Détrez et Anne Simon terminent leur essai en insistant sur cette constatation : le sexe sous toutes ses formes ne se pense alors qu'en fonction de l'amour conjugal. Les combinaisons sont multiples mais articulent toujours la triade sexe/amour/couple: soit le sexe effréné et la multiplication des amants est le moyen statistiquement garanti de trouver l'amour, soit, une fois qu'il est trop tard et que le couple est constitué, il est le moyen de le sauvegarder sans entrer en concurrence avec l'amour conjugal.22

Ainsi, l'infidélité permet au couple conjugal de se reformer par-delà la tentation assumée de l'extraconjugalité. Les dérives extra-conjugales n'empêchent pas d'aimer le mari et d'assumer ses devoirs de mère et d'épouse. Derrière le droit qu'on se donne de vivre une sexualité parallèle, se cache une consolidation paradoxale du couple et du rôle traditionnel de la femme.

La sexualité comme source de culpabilité

Enfin, il nous semble que ces textes de femmes sont traversés par une sourde culpabilité. Celle-ci est clairement avouée par Catherine Cusset à propos de son livre Jouir:

J'ai écrit Jouir à une époque où, mariée depuis sept ans et traversant une crise conjugale, j'ai rencontré un homme pour qui j'ai senti une attirance si forte que j'ai craint de tomber amoureuse et de cesser d'aimer mon mari […]Ce livre qui a été lu comme un "sex book" &– peut-être à cause de mon choix formel de ne pas nommer les hommes mais de les désigner par des initiales qui semblent les transformer en objets sexuels &– est un livre pénétré de culpabilité, pas un livre jouissif, pas un livre érotique.23

La culpabilité sous-tend aussi tout le livre de Camille Laurens L'amour, roman. La narratrice au moment de son voyage à Lima, à la fin du livre, souligne bien la problématique qui la mine depuis le début: "Mais pour être honnête, je passe le plus clair de mon temps à me demander si je reste ou non avec mon mari."24

Le voyage, l'éloignement d'avec le mari, permettent à la culpabilité de s'apaiser: "Rarement un paysage m'a ravie comme celui-là, j'avais envie de fermer les yeux pour mieux le voir en moi-même &– l'enfance et l'amour, il n'y manquait rien."25

A ce moment-là la narratrice se suffit à elle-même, elle est paisible, elle va mieux, alors que le reste du temps elle se demande comment vivre l'amour. Derrière cette interrogation, derrière les maximes de la Rochefoucault convoquées car le prétexte est un travail sur lui, il y a la culpabilité de trahir le mari avec l'amant, culpabilité sourde, qui oblige à s'interroger sans cesse sur ce qu'est l'amour. Cette culpabilité est perceptible dans le fait par exemple que Julien, le mari, trompe et l'a toujours fait mais pourtant sa femme n'avoue jamais directement sa liaison avec Jacques alors même que le comportement du mari ne nécessite pas qu'il soit ménagé, certaines discussions le montrant sous un jour particulièrement veule et cynique.

De la même manière, la narratrice de Jouir se pose mille questions sur la manière de gérer la relation avec le mari et I. qui l'attire. On trouve ainsi dans le texte une juxtaposition d'épisodes relatant la jouissance dans la masturbation, les expériences homosexuelles et les diverses aventures sexuelles où le plaisir est rarement atteint et les amants peu attentionnés, et un ressassement des évènements et des émotions concernant la relation avec le mari et I. Pour le lecteur, cela crée un effet de décalage entre des émotions à fleur de peau d'un côté (l'épisode des baisers échangés pendant une heure avec I. est raconté plusieurs fois) et d'un autre côté, l'absence complète d'émotions avec les autres amants.

La narratrice est "jalouse des homosexuels, jalouse de mes amis pédés, jalouse de Renaud Camus et d'Hervé Guibert, même si Hervé Guibert est mort. Je les lis et les relis. A Paris, à New York, à Londres, à Berlin, à Sydney ou à San Francisco, ils ont envie d'un corps et ils le prennent. Ils l'écrivent avec la même simplicité : sans émotion, sans angoisse, sans culpabilité,26 car dans la réalité de la rencontre avec I., c'est un autre enjeu qui apparaît, un autre niveau relationnel:

La décision que j'avais prise juste avant de rester distante et charmante, femme mariée qui garde la maîtrise de la situation et qui pourrait avoir une aventure mais dans la légèreté et sans compromettre sa vie, je l'oublie. je suis suspendue à cette voix.27

Ce qui est en jeu dans cette nouvelle rencontre, c'est simplement le fait que l'attraction pour l'autre n'est pas une question légère qui peut être résolue par le rapprochement des corps, rapprochement des corps qui n'aura pas lieu facilement d'ailleurs dans le cas de cette rencontre et qui est suggéré à la fin du livre mais non décrite et d'autre part, tout le livre tourne autour de la même interrogation que dans celui de Camille Laurens : convient-il de rester ou de quitter le mari et qu'est-ce qu'aimer veut dire ? L'apparence de liberté de ces femmes qui osent aimer ailleurs est ainsi largement nuancée par les interrogations plus profondes qui courent de manière sous-jacente durant toute la narration.

On peut provisoirement conclure que le corps de la femme et sa sexualité, au-delà des apparences, sont toujours enfermés dans le corset de normes sociales la maintenant sur le droit chemin de l'amour conjugal, malgré quelques aménagements à la morale traditionnelle et sont limités par des stéréotypes qui se sont déplacés mais qui sont toujours aussi vivaces.

La question que l'on pourrait encore se poser est celle de savoir si la littérature ci-dessus convoquée est hard ou soft. La réponse nous est partiellement donnée par Alina Reyes:

Pour moi, hard ou soft, dans une relation amoureuse, ou simplement sexuelle, cela ne veut rien dire. Ou alors tout est hard. Hard aussi bien le regard furtif échangé avec un inconnu dans la rue, que la nuit étourdissante avec l'amant retrouvé.[…]Hard tous les instants où le corps bat fort. Ordinairement, le hard et le soft fonctionnent en termes d'interdits, et pas seulement au cinéma[…]Plus on est dans l'interdit (dans la vie intime comme au cinéma), plus le frisson semble garanti. Misérable logique…L'érotisme, comme tout ce qui rend la vie palpitante, est une quête avant d'être une transgression. La transgression survient comme conséquence de la quête. Et ce n'est pas de la transgression que vient le plaisir, mais comme dans toute autre activité, de la quête. Du dépassement de soi-même plutôt que des limites imposées par la loi commune (le premier entraînant le second).28

Cette littérature interpelle son lecteur dans la quête qu'elle présente, lorsqu'elle le fait, non d'une sexualité qui relèverait de la transgression sociale, mais au contraire, d'une sexualité qui met en scène la libération d'un désir qui s'exprime à travers un corps qui s'écoute et se livre et non un corps qui s'essaie à mettre en oeuvre des clichés, mais qui se donne le droit d'être différent, contre l'inquisition sociale qui exige la conformité à certains modèles. Catherine Millet, par exemple, casse l'image de la femme libérée et séductrice. Elle le répéte à plusieurs reprises dans son récit, elle s'offre aux hommes mais elle ne cherche pas à les séduire, et c'est dans cette différence que son texte peut être perçu comme révolutionnaire, dans la description à contre-courant des clichés, d'une femme libérée, libre dans son désir mais non sentimentale et non séductrice et qui s'assume comme telle.

Finalement, l'amour, lorsqu'il est présent dans les récits, ne rime pas avec toujours mais avec encore, comme nous le dit Camille Laurens, l'amour est en cours,29 il est une recherche, avec son corollaire, le désir ou plutôt l'espoir infini du désir30 et ce rêve chevillé au corps, cette passion fixe […]: aimer, être aimé.31

 

 

Referências

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Adresse pour correspondance
E-mail: sabine.kraenker@helsinki.fi

Recebido em 10 de setembro de 2007
Aceito em 30 de setembro de 2007
Revisado em 15 de outubro de 2007

 

 

* Maître de conférences. Département des langues romanes. Université de Helsinki-Finlande.
1 Christine Détrez et Anne Simon, A leur corps défendant, les femmes à l'épreuve du nouvel ordre moral, Seuil, 2006, p.18
2 Idem.
3 Catherine Millet, La vie sexuelle de Catherine M., (points), Seuil, 2002
4 Marie Nimier, La nouvelle pornographie, (folio), Gallimard, 2002, p.35
5 Ibid.,. p. 42
6 Pierre Bourdieu, La distinction, (sens commun), Minuit, 1991
7 Grégoire Bouillier, Rapport sur moi, Allia, 2002, p.155
8 Catherine Cusset, Jouir, (folio), Gallimard, 2002, p.97
9La vie sexuelle de Catherine M.op.cit. : "certes, je baisais pour le plaisir, mais est-ce que je ne baisais pas, aussi, pour que baiser ne soit pas un problème?"p.227
10 Annie Ernaux, Se perdre, (folio), Gallimard, 2002, p.143
11 Camille Laurens, L'amour, roman, (folio), Gallimard, 2004, p.16
12 La nouvelle pornographie, op.cit., p. 170
13 Delphine de Vigan, Un soir de décembre, Lattès, 2005
14 A leur corps défendant op.cit., p. 235
15 Ibid., p. 171
16 Se perdre, op.cit, p.162
17 qui précède La vie sexuelle de Catherine M.
18 Michel Bozon, « Orientations intimes et constructions de soi. Pluralité et divergences dans les expressions de la sexualité », Sociétés contemporaines, 2001, n°41-42, pp.11-40
19 in Jean-Louis Jeannelle et Catherine Viollet (dir.), Genèse et autofiction, Bruylant-Academia, Louvain-La-Neuve, 2007, Camille Laurens "(se) dire et (s')interdire" pp.221-228
20 L'amour, roman, op.cit., p. 136
21 La vie sexuelle de Catherine M. op.cit., p.168
22 A leur corps défendant op.cit. p. 232
23 in Genèse et autofiction, op.cit., Catherine Cusset "L'écriture de soi, un projet moraliste" p. 206
24 L'amour, roman, op.cit., p. 230
25 Ibid., p. 239
26 Jouir, op.cit., p. 23
27 Ibid., p.39
28 Alina Reyes, Corps de femmes, Zulma, 2005, p.127
29 L'amour, roman, op.cit., p.155
30 Camille Laurens, Dans ces bras-là, (folio), Gallimard, 2005, p.205
31 Ibid. p.290

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