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Latin American Journal of Fundamental Psychopathology On Line

versão On-line ISSN 1677-0358

Lat. Am. j. fundam. psychopathol. on line v.5 n.1 São Paulo maio 2008

 

ARTIGOS

 

Le corps de la vieillesse dans la culture contemporaine

 

O corpo da velhice na cultura contemporânea

 

 

Régine Waintrater*

Paris 7

Adresse pour correspondance

 

 


RESUMO

O autor quer demonstrar, por meio da análise das produções de mídias atuais, pintura, literatura, mas também através da análise clínica, como o corpo que envelhece é, ao mesmo tempo, onipresente no discurso cultural e social, ocultado nas ofertas da cultura, ou mostrado como apenas totalmente degradado ou morto. Passa-se, então, sem transição, de um discurso prolixo do "envelhecer bem", com suas representações otimistas de pessoas idosas sempre jovens e tonificadas, para um discurso sobre a doença, a enfermidade e o fim da vida, de onde toda processualidade desapareceu.

Palavras-chave: Corpo, Desobjetalização, Nostalgia, Narcisismo, Pacto Dénegativo, Envelhecimento.


ABSTRACT

Through the examination of contemporary artistic production media, painting, literature and trough the analysis of clinical material, we try here to demonstrate that the aging body is at the same time omnipresent in the cultural and social discourse, but hidden in the cultural productions, pointed as an objet of horror, the paradigm of monstrosity and hideousness. Our assumption is that the aging body is out of bounds and that it only can be shown  as deteriorated or even dead. One can therefore notice two opposite discourses: the optimistic and prolix discourse about  the art of growing old, and another one about illness, handicap and the end of life. Both of them are visions of a still word, without elaboration or process.

Keywords: Body, Desobjectalisation, Nostalgia, Narcissism, Denegative Alliance, Old Age.


RESUMÉ

A travers l'analyse des productions actuelles-médias, peinture, littérature , mais aussi l'analyse de la clinique, l'auteur souhaite montrer comment le corps vieillissant est à la fois omniprésent dans le discours culturel et social , occulté dans les offres de la culture, ou montré comme objet d'horreur, paradigme de la monstruosité et de la laideur. Notre hypothèse est que le corps de la vieillesse s'apparente à l'irreprésentable, et qu'il ne peut être montré que totalement dégradé ou mort. On passe donc sans transition d'un discours prolixe du» bien vieillir» , avec ses représentations optimistes de personnes âgées toujours jeunes et toniques, à un discours sur la maladie, le handicap et la fin de vie, d'où toute processualité a disparu.

Mots clés: Corps, Désobjectalisation, Nostalgie, Narcissisme, Pacte Dénégatif, Vieillesse


RESUMEN

El autor quiere demostrar por medio del análisis de las producciones de medios de comunicación actuales – pintura, literatura y también a través de la clínica – cómo el cuerpo que envejece es al mismo tiempo, omnipresente en el discurso cultural y social e ocultado en las ofertas de cultura o mostrado apenas totalmente degradado o muerto. Se pasa así sin transición, de un discurso detallado del "envejecer bien", con sus representaciones optimistas de personas de edad siempre jóvenes y tonificadas, para un discurso sobre la enfermedad y el fin de la vida en el cual toda visión de proceso desaparece.

Palabras clave: Cuerpo, Desobjetivación, Nostalgia, Narcisismo, Pacto de Denegación, Envejecimiento


 

 

Le corps qui semble donné d'emblée, ne va pas de soi: il est une création culturelle au cœur du symbolisme social et constitue donc un indicateur majeur de notre présent. A l'heure ou ce corps s'affiche sous toutes ses formes, il peut sembler paradoxal d'affirmer qu'il est occulté.

Pourtant, c'est ici ce que je vais soutenir, en montrant que dans cette occultation générale, la vieillesse et son corps occupent une place extrême, celle d'un refoulé ultime, hors symbolisation et hors langage.

 

Cacher ce corps que je ne saurai voir

Notre époque proclame la libération du corps, mais, comme le souligne très justement David Le Breton (2005), «cette proclamation correspond en fait à un effacement ritualisé».

Si le corps se montre partout, les codes de cette monstration sont extrêmement précis, obéissant tous à un impératif: montrer un corps spécifique, normé, pour mieux cacher l'autre corps, celui du quotidien, et en escamoter toutes les manifestations intempestives. Paradoxalement, en l'exaltant, la modernité a réduit le territoire du corps, l'a cantonné et borné, comme une réserve d'Indiens .

Deux normes caractérisent la mythologie du corps moderne:

– La norme de la discrétion

– La norme du contrôle.

La norme de la discrétion concerne toutes les manifestations quotidiennes du corps réel, sain ou malade. Elle intime au sujet de ne montrer son corps que sous un aspect stylisé, façonné selon des canons qui excluent tout ce qui est de l'ordre de l'organique brut, sécrétions, odeurs, couleurs, âge et fatigue.

La norme du contrôle se caractérise par le fait que l'injonction classique de «cultiver son corps» se mue désormais en un impératif de beauté et de forme, érigées au rang de valeurs sociales partageables.

«Ce discours du «narcissisme contrôlé» , selon l'expression de Baudrillard (1976[2005]), offre au narcissisme individuel un cadre à la fois contenant et coercitif, qui lui permet de fonctionner dans le déni de la perte et de la mort, à condition de se conformer aux normes proposées.

On sait que le fonctionnement mental opère par un mouvement d'émancipation constant par rapport aux déterminations biologiques. Mais, nous rappelle Christophe Dejours (1994), cette émancipation par rapport à la pesanteur biologique est «toujours limitée et précaire». Le discours qui laisse croire que cette émancipation peut être absolue fait le lit du déni, en exaltant les revendications de toute puissance toujours à l'œuvre dans la psychè.

Véritable pacte dénégatif, au sens d'un "accord inconscient sur l'inconscient", scellé entre les membres d'un groupe (familial ou institutionnel), pour "…que soit assurée la continuité des investissements et des bénéfices liés à la subsistance de la fonction de idéaux" (Kaës, 1993).Ce pacte dénégatif s'accompagne toujours d'un contrat narcissique qui en constitue le versant rémunérateur et gratifiant (Aulagnier, 1975).

Ici, c'est la société toute entière qui s'accorde à refouler la question du vieillissement et de la mort. En échange de ce pacte dénégatif, l'individu va se voir proposer un contrat narcissique, sous la forme d'une promesse d'immortalité et de contrôle absolu: les termes du contrat peuvent se résumer à «être âgé sans être vieux».

 

La moralisation du corps

Faire du corps une création lisse, sans aspérités, est une visée esthétique, mais aussi morale, qui tente d'abolir le corps, pour en retrouver la perfection d'avant la chute.

La science moderne, dans tous ses développements, participe fortement à cette tentation, voire l'induit, en se proposant de corriger les imperfections du corps, et avant tout, son imperfection première, la faiblesse et la précarité. Sous couvert d'un discours de santé, le sujet devient, souvent à son insu, le consommateur –cible de prescriptions multiples, qui lui intiment de vivre mieux, moins pour luique pour donner aux autres les preuves tangibles de sa capacité à gérer son corps.

Les médias, le discours publicitaire manifeste ou latent, l'invitent sans relâche à améliorer les performances et l'aspect d'un corps promu à la dignité d'un alter ego avec lequel il entretient un rapport fait de séduction et de contrainte.

Dans une société où la «bonne gestion «est le mot d'ordre général, chacun se voit sommé de veiller au bon fonctionnement de son corps, de gérer son «capital-corps» comme il gère un portefeuille boursier. Tout ce qui vient entamer ce capital est considéré comme un échec du sujet. Celui qui veillit est donc tenu pour responsable de son vieillissement. Ce qui se présente comme une émancipation, – devenir le sujet actif de son vieillissement – se mue en un impératif inducteur de culpabilité et de honte. Celui dont le corps décline est considéré comme un être immoral et sans volonté. Le vieillissement vient ici s'ajouter aux sept pêchés capitaux de notre société judéo-chrétienne. Trop présent, le corps du vieux est un rappel insupportable de la condition humaine.C'est pourquoi, il doit être façonné, remodelé, corrigé tant que faire se peut, pour être relégué quand il ne répond plus aux normes impitoyables de l'irréprochable.

De ce point de vue, la vieillesse avérée constitue le paradigme de ce qui doit demeurer exclu: comme le fou, l'handicapé ou le malade, le vieux est considéré comme un déviant, à partir du moment où il ne peut plus se plier à la norme de la discrétion ou du contrôle sur le corps.

C'est encore à Baudrillard (1987) que je ferai appel, qui, avec son ironie décapante, écrit dans ses mémoires:

Tous ces pauvres vieux, ces cobayes du troisième âge, qui espéraient, enfin délivrés du sexe et du travail, reposer dans cette sorte d'indifférence à la vie et de jouissance anticipée de la mort, qui est bien la meilleure façon de vieillir – il ne sera pas dit qu'on leur aura laissé une plage en fin de parcours, non, il faut les persécuter jusqu'au bout, les recycler, les libidinaliser (désirez! jouissez! il n'est jamais trop tard), les enculturer (théâtre, cinéma, discussions "libres", yoga, musique du XVI è siècle) – rien ne leur sera épargné pour leur permettre de mourir idiots. (p. 130-131)

Le discours de la forme s'adresse donc aussi aux personnes veillissantes, du moins tant qu'elles peuvent adhérer à cette idéologie corrective. A eux les offres alléchantes, les catalogues de toute sorte, où les réalités du corps sont constamment contournées, effacées, euphémisées dans les mots mais aussi dans les images. On sait que l'euphémisme, est la figure de style inventée par les Grecs pour passer la mort sous silence (Deguy, 2000. p. 42-43). L'euphémisation absolue dont le corps veillissant fait l'objet est l'expression d'une volonté d'abolir ce corps comme lieu de la mort. Discours maniaque de toute puissance ou silence de l'occultation, toutes ces façons de dire la veillesse portent la marque du déni.

 

Penser la vieillesse

L'allongement du temps de la vie fait que l'on parle maintenant de troisième et de quatrième âge,sans parvenir vraiment à situer la naissance de la vieillesse. Malgré la tentative de fixer des étapes à ce processus – adulte vieillissant, vieil adulte, vieillard et vieillard malade –, on ne peut que constater la faiblesse d'une telle classification. C'est ainsi que le vieillard n'a plus ni sexe, ni âge.

La pensée sur le vieillissement se caractérise par un écrasement du temps, et une difficulté à penser cette période de plus en plus longue à l'aune de nos catégories habituelles. Quand on parle de vieillesse, c'est un peu comme si on parlait tout ensemble de l'adolescence et de la maturité, du masculin et du féminin, en les confondant dans un même magma temporel et conceptuel.

Mais il est une constante qu'il nous faut noter. Dès que l'on évoque le mot vieillesse, on reçoit en retour des associations qui tournent, toutes, autour de la vieillesse évitée et retardée, pour finir brutalement dans la maladie et la mort.

On passe donc sans transition d'un discours prolixe du» bien vieillir» , avec ses représentations optimistes de personnes âgées toujours jeunes et toniques, à un discours sur la maladie, le handicap et la fin de vie, d'où toute processualité a disparu.

Un exemple récent: en préparant cet exposé, je reçois l'annonce d'un colloque prochain sur les pratiques et usages du corps dans la modernité, thème proche du nôtre. Je n'y trouverai aucune intervention qui traite du corps vieillissant, autrement que sous l'angle, inévitable, de la fin de vie.

Quand il n'est pas totalement occulté, le thème de la vieillesse semble offrir peu d'alternatives, et le ton pour en parler oscille souvent entre la révolte et la résignation. Un rapide survol des titres consacrés au sujet nous convaincra sans peine. A côté d'énoncés volontairement neutres, comme «Le veillissement», ou «La vieillesse», on trouve des titres comme «Eloge de la vieillesse», mais aussi «Manifeste pour une vieillesse ardente»,«Vieillir et jouir», «De la vieillesse à la mort. Propos d'un usager» , qui tous témoignent d'une position protestataire ou du moins, déclarative. Il paraît difficile de parler de la vieillesse sans prendre parti. Quand il ne se réfugient pas derrière une neutralité scientifique , les auteurs qui abordent le sujet le font souvent sur le ton du manifeste et de la dénonciation des idées reçues. Moi-même, ici, je pense n'avoir pas totalement échappé à cette tendance.

La veillesse est souvent traitée de façon mythifiée ou totalement intellectualisée.

A une représentation idéalisée, porteuse de valeurs de sérénité et de sagesse s'oppose une représentation terrifiante et repoussante.

La figure respectée du beau et sage vieillard, et sa variante «domestique», celle du bon vieillard, attendrissant et générateur d'identificatione, s'oppose à celle du veillard aigri, méchant, laid et vicieux, objet de crainte et de dégoût.

Ces représentations extrêmes sont la preuve que l'esprit humain peine à se forger une image nuancée et réaliste de la vieillesse.

La psychanalyse n'échappe pas à ce trait, et porte elle aussi la marque d'une phobie de la vieillesse. On connaît les propos pessimistes de Freud sur la plasticité du psychisme après cinquante ans (1904), suivis de près par ceux de Ferenczi qui nous dresse un portrait peu engageant du sujet vieillissant (1921).

Certes, depuis, la clinique du sujet âgé a acquis une certaine légitimité, mais elle est plutôt envisagée sous l'angle de la pathologie, laissant de côté l'analyse du vieillir normal, qui semble moins inspirer les théoriciens.

A lire les textes qui lui sont consacrés, on a parfois l'impression que la pensée, dans son abstraction, est une défense contre la réalité gênante d'un corps qui parle trop.

Et ce n'est pas la pensée psychosomatique qui vient rétablir la balance, quand elle analyse la prégnance du corps en des termes certes séduisants, mais qui ne font que le désincarner davantage. Le soma est trop rapidement assimilé à la somatisation, et la sensorialité perceptive trop vite qualifiée d'opératoire. En ramenant obstinément le corps au premier plan, la vieillesse nous contraint pourtant à dépasser ces clivages, pour penser ce retour de façon moins linéaire.

 

Corps, temps et vieillesse

Pourquoi la vieillesse, phase normale et annoncée de la vie, demeure-t-elle un scandale absolu, tant pour soi que pour les autres?

C'est bien sûr, tout d'abord, parce qu'elle est un rappel de l'autre scandale absolu qu'est la mort. Avec la vieillesse, le sujet doit affronter la loi du temps et la castration ultime que représente la mort... Le veillissement, n'est donc pas le problème spécifique d'une classe d'âge que l'on peine à définir, mais le problème de tous les âges, confrontés aux exigences du désir illimité.

Pour l'inconscient, le temps n'existe pas, ce qui oblige le sujet à trouver constamment des compromis entre l'atemporalité purement énergétique et narcissique du ça et la perception plus réaliste et secondarisée du moi.

L'accès au temps se fait donc toujours via le rapport à l'objet, à la frustration et à la perte: le mouvement constant de mise à distance de l'objet, tour à tour investi et désinvesti, participe ainsi à la conscience d'un temps «réaliste».

Parmi ces objets, le corps a un statut incontournable: à l'origine de la vie psychique, il est aussi à l'origine de l'appréhension du temps, à la fois pour le sujet, et pour les autres. Mais la perception du temps qui passe n'est pas donnée d'emblée: nous pouvons l'ignorer, et méconnaitre les changements constants et imperceptibles que l'âge lui imprime. Le «silence des organes «vient servir le refoulement originaire qui frappe le sentiment de finitude, et le vieillissement demeure longtemps une réalité abstraite, qui ne se signale par aucun âge précis.

Nous savons, avec F. Dolto (1984), qu'il nous faut distinguer entre le schéma corporel, qui constitue le corps réel, et l'image insconsciente du corps , qui correspond à une perception privée, narcissique et fantasmatique de notre corps.

Ces deux entités entretiennent entre elles des rapports constants et complexes, qui sont susceptibles de remaniements lors des urgences de la vie- maladies, crises, passages obligés-, dont la vieillesse constitue un paradigme.

«La veilllesse est une graine qui met longtemps à éclore», dira le prince Salina. le héros du livre de Lampedusa, le Guépard.

Mais c'est toujours dans le corps qu'elle trouve son terreau le plus fertile.

Chacun de nous a dejà vécu ou vivra ce moment terriblement banal mais toujours saisissant de la révélation d'un âge qui «s'empare de nous par surprise» et auquel il croyait avoir échappé.

Que ce soit le reflet de sa silhouette entrevue par mégarde dans un miroir que l'on n'attendait pas, le geste courtois d'un plus jeune qui se lève pour céder sa place ou encore, une photographie oubliée qui nous confronte à ce que nous voulions ignorer: l'irréversible.

Autant d'assomptions négatives d'une image qui demeure étrangère, et avec laquelle nous allons devoir négocier. Dans cette négociation, le sujet a affaire à un mélange complexe de perceptions et de représentations, où le culturel joue un rôle prépondérant.

Comment ces représentations se présentent-elles dans la sphère culturelle?

 

Le corps vieillissant dans la culture

Nous ne ferons pas ici une revue exhaustive des représentations de la vieillesse dans la culture. Mais quelques constatations s'imposent d'emblée: rares sont les écrits qui traitent du sujet . Plus rares encore ceux qui abordent le thème du corps vieillissant.

Bien sûr, contre cette affirmation, on brandira la liste longue d'œuvres majeures de la culture, que ce soit Sénèque, Montaigne, Hesse ou d'autres. Mais hormis Swift, qui clame haut et fort son horreur de la vieillesse, et nous en livre une parabole effrayante, ou à l'inverse, Victor Hugo, qui brandit sa vieillesse comme un étendard flamboyant, rares sont les écrits qui parlent du sujet de façon personnelle, et plus rares encore ceux qui abordent le thème du corps.

Une exception , cependant:les écrivains japonais qui, comme Mishima, Kawabata ou Tanizaki, abordent le thème du corps vieillissant dans des romans paraboles au titre évocateur: «Les belles endormies», «Journal d'un vieux fou», «Confession impudique», qui toutes traitent du corps sous l'angle de la sexualité, et plus précisément du masochisme (exception faite pour Kawabata, dont la rêverie poétique vient soutenir un élan de vie). Je laisse aux spécialistes de la culture japonaise le soin d'expliquer cette exception.

Ce que je peux dire, c'est qu'en Occident, les auteurs qui abordent ce thème le font -Soit sur un mode privé, correspondance, journal ou autobiographie, où leurs réflexions lucides et douloureuses semblent destinées à n'être lues que par des proches ou ceux qui s'en donneront vraiment la peine.

– Soit sous un angle philosophique général, comme Simone de Beauvoir ou Jean Améry, ce que l'on peut comprendre comme une façon de s'approcher de l'abime que représente la vieillesse, tout en se protégeant par l'exercice anti-traumatique de la pensée.

Car penser la vieillesse, c'est penser l'extrême: extrême de la vie, mais aussi extrême dans le sens d'une expérience aux limites.

C'est donc vers la littérature de l'extrême que je me tournerai maintenant,comme un mode contemporain d'aborder le corps souffrant et prématurément vieilli.

L'expérience de la persécution donne à ceux qui l'ont vécu une liberté et une hardiesse sans pareille pour aborder le thème du corps. Avoir vécu la déchéance et la mort dans son corps permet de lever les tabous qui pèsent sur lui.

Il n'est qu'à se souvenir du début de l'Espèce humaine de Robert Antelme, des pages d'Améry sur la torture ou des récits de la Kolyma de Chalamov, pour appréhender combien, dans l'expérience extrême, toutes les perceptions ramènent au corps. La personne persécutée vit pour et par son corps. C'est lui, qui, en affirmant sa loi de façon têtue et douloureuse, permet paradoxalement au sujet de se sentir encore humain, dans un rapport «nu à l'existence nue», celui du besoin impersonnel et universel, comme le dit Blanchot (1969).

L'exemple de Jean Améry est particulièment intéressant.

Sociologue et philosophe, Jean Améry a consacré sa vie à penser l'extrême. Issu d'une famille juive assimilée de Vienne, il a été torturé comme résistant et déporté à Auschwitz comme juif. Auteur de nombreux essais, Jean Améry se signale par une pensée protestataire, et un refus obstiné d'accepter l'irréversible, plus spécifiquement l'effet du temps sur l'histoire collective mais aussi , sur l'histoire personnelle du sujet.

L'essai qui l'a rendu célèbre «Par delà le crime et le chatiment» est un livre difficile et intransigeant, où l'auteur aborde dejà les réalités du corps torturé , tel qu'il l'a vécu lui-même. Améry poursuivra son œuvre par des ouvrages sur le vieillissement et le suicide, avant de mettre fin à ses jours , à Salzbourg, en 1978.

On a beaucoup épilogué sur les raisons de ce suicide, le rattachant évidemment à l'expérience de la Shoah dont l'auteur ne se serait jamais remis.

Certes, cette expérience a infléchi toute la vie d'Améry, comme elle a infléchi la vie d'autres auteurs , dont le plus connu est Primo Levi, compagnon de déportation d'Améry, qui a commenté le suicide de ce dernier, avant de se suicider lui-même quelques années plus tard. Mais peut-être cette inflexion est-elle plus complexe que l'idée que l'on s'en fait au premier abord.

Je pense que pour ces deux auteurs, comme pour Bettelheim, le vieillissement a constitué un traumatisme de trop, après-coup insurmontable de la persécution qui semblait surmontée.

La sensibilité accrue aux choses du corps, acquise pendant la persécution, constitue une zone de fragilité, susceptible d'être activée à chaque nouvelle atteinte. Ce qui constitue le lot habituel de la vieillesse pèse d'un poids redoublé sur le survivant qui se trouve en quelque sorte retraumatisé, dans un rappel angoissant et souvent insupportable du traumatisme massif de la persécution. Les pertes répétées constituent alors un traumatisme cumulatif au sens où Masud Khan (1976) le définit.La capacité à élaborer de nouvelles positions psychiques et à se porter vers de nouveaux objets qui définit le "vieillir suffisamment bon", est rendue malaisée par le vécu antérieur du survivant, qui n'a pas toujours pu accomplir le travail de désinvestissement, et est demeuré «accroché» psychiquement aux objets dont il n'a pu faire le deuil.

Le corps n'est pas le moindre de ces objets, comme nous le rappelle Freud (1923[1981]), quand il dit que le «moi est avant tout un moi corporel».

Le sujet vieillissant doit composer avec les multiples pertes de fonction qui l'atteignent dans son corps, remettant en cause l'équilibre toujours précaire entre le soma et la psychè. Pour celui qui, dans sa jeunesse, a vécu la mort et la dégradation, la vieillesse est une injustice insurmontable. Réintégrer le cours normal du temps, et vivre quotidiennement cette perte continue fonctionne comme un rappel insupportable de la détresse d'alors. Le rapport au temps, qui constitue le cœur de l'expérience du vieillissement, est vécu comme un traumatisme redoublé. L'angoisse devant ce qui se profile devient d'autant plus insupportable qu'elle ravive une plaie mal cicatrisée.

Contrairement à celui qui n'a pas vécu la persécution, le rescapé sait ce qui l'attend, et choisit parfois de se soustraire à une lutte qu'il a dejà menée.

Le narcissisme de survie, qui avait été mobilisé pour la survie physique et psychique, ne parvient plus à donner du sens, comme il l'avait fait pendant l'épreuve (Kestemberg e Brenner, 1988).

Le souvenir du corps d'avant devient insupportable dans ce qu'il évoque de perte; faute d'accéder au statut d'objet protecteur, ce souvenir devient un dangereux point d'attirance vers ce qu'André Green définit comme la "fonction désobjectalisante. (Green, 1993)

Le risque de la veillesse, c'est de voir le travail du négatif s'attaquer au processus objectalisant lui-même, en tant que fonction vitalisante.

 

Du bon usage de la nostalgie

Je terminerai ici en parlant de la nostalgie, qui me semble un concept trop peu abordé dans la clinique.

La nostalgie, c'est la capacité pour le sujet de s'étayer sur le passé, dans un mouvement qui intègre la perte de l'objet tout en le ranimant. Ce que désire le nostalgique, nous dit Kant, c'est sa jeunesse. «Son désir n'est pas tendu vers une chose qu'il pourrait retrouver mais vers un temps à jamais irrécupérable».

La nostalgie est la capacité d'investir libidinalement l'absence. Capacité aussi de dépasser la fixation sur cette absence, pour qu'elle n'envahisse pas tout le champ psychique, dans un déni du temps qui a passé.

Le sujet vieillissant est ainsi placé devant le choix d'une nostalgie étayante ou d'une nostalgie qui vire à la mélancolie. La première est un mouvement de retour qui va permettre la création de nouveaux appuis narcissiques, la seconde se clôt sur elle-même, fermant ainsi l'accès à de nouvelles positions psychiques.

Ce choix n'en est pas vraiment un, car il dépend beaucoup des assises narcissiques du sujet, et de la solidité de sa capacité dépressive.

C'est ce qu'Eliot Jaques (1965) a décrit sous le titre classique de «crise de milieu de la vie». Le milieu de la vie ne fait pas ici référence à un moment chronologiquement daté, mais plutôt à ce moment où le sujet prend acte du fait qu'il n'est plus jeune, la jeunesse s'entendant comme un synonyme d'immortalité.

Il s'agit donc de pouvoir faire un usage fécond de la nostalgie, en intégrant sa double dimension d'aspiration au retour( nostos) et de douleur (algos): équilibre subtil entre le plaisir du retour sur soi et la douleur de la perte , la nostalgie est un baume qui peut se muer en poison, quand les pulsions destructrices ne parviennent plus à se lier aux pulsions de vie.

Réintégrer en soi ses propres pulsions destructrices , sans les projeter à l'extérieur, et sans non plus se laisser envahir par elles, tel est bien le travail que chacun doit accomplir avant la grande vieillesse.

Si les années actives de la maturité ont pu lui fournir un étayage suffisamment bon., il pourra ainsi trouver de nouvelles issues sublimatoires . Si au contraire, il ne peut se détourner de ce qu'il a vécu, et davantage encore, faire le deuil de ce qu'il n'a pas vécu, le sujet risque de s'abimer dans une nostalgie mortifère, ravivée par l'humiliation des pertes corporelles quotidiennes.

Lorsque les «artères cessent d'avoir l'âge des fantasmes», pour reprendre l'expression imagée d'un psychanalyste français, la perte de soi, représentée par la perte du moi corporel, devient une épreuve insurmontable, génératrice de terreurs agoniques (Le Gouès, 2005).

Et tout particulièrement, la terreur d'être soi.
Certains, célèbres ou anonymes, ont cessé de se retrouver dans la figure que leur renvoyait le miroir: leur suicide apparaît alors comme une ultime tentative de maitrise sur un passé qui n'a pu s'inscrire, autrement que sur le mode figé de l'identique.

 

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Adresse pour correspondance
53 rue de Clichy
75009 Paris. France.
E-mail: rwaintrater@free.fr

Recebido em fevereiro de 2008
Aceito em março de 2008

 

 

* Psychanalyste, thérapeute familiale, Maitre de conférences en psychopathologie clinique, Université Paris 7 Denis-Diderot.

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