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Psicologia em Revista

versão impressa ISSN 1677-1168

Psicol. rev. (Belo Horizonte) vol.25 no.2 Belo Horizonte maio/ago. 2019

http://dx.doi.org/10.5752/P.1678-9563.2019v25n2p647-658 


ARTIGOS

DOI - 10.5752/P.1678-9563.2019v25n2p647-658

 

Les relations intrafamiliales de l'adolescence a l'age adulte : la trajectoire de sophie

 

 

Patricia Bessaoud-Alonso*

 

 

L'adolescence est un processus naturel, un signe de bonne santé, auquel il s'agit de « faire face, auquel il faut laisser du , plutempstôt que de tenter d'y remédier. » (Winnicott, 1975, p. 213).

 

 

1. INTRODUCTION

L'adolescence est un passage, une transition, un espace entre deux âges, celui de l'enfance et de la vie adulte. Au cours de l'histoire ce temps de passage n’a pas toujours été nommé et pris en compte comme une période de la vie située dans un entre deux (Thiercé, 1998). Les bouleversements et les transformations du corps au moment de la puberté ont été parfois le symbole radical de la fin de l'enfance au passage à l'âge adulte qui pouvait se concrétiser, dans certaines couches de la société, par le mariage, pour les jeunes filles de la noblesse essentiellement, et par l’apprentissage de la guerre pour les jeunes hommes. L'utilisation du terme de jeunesse est bien plus prégnante au cours de l'histoire que celui d’adolescent. Cependant, chaque société a défini cette « transition » par des rites, des coutumes (interdiction de la sexualité, apprentissage de la vie sexuelle) qui amènent, accompagnent la fin de l'enfance à la maturation sociale sans forcément modifier le statut social des jeunes. L'usage du terme reste très flou et polysémique jusqu'au milieu du XIX° siècle en France. La création de l'école publique a profondément modifié le regard de la société sur l'enfance et l'adolescence. Même si au début du XX° siècle on distinguait avant tout la jeunesse populaire de la jeunesse bourgeoise (Prost, 2004), l'émergence du terme adolescence va coïncider avec la scolarisation obligatoire jusqu'à 12 ans, puis 14 ans. L'adolescence est la période qui succède à l'enfance et qui commence avec les premiers signes de puberté (Huerre, 2010). Qu’est ce qui pose problème au-delà de la transformation du corps et des dispositions psychiques qui en découlent ? Est-ce que les transformations de la famille comme espace variant interfèrent sur les relations entre parents et jeunes gens et agissent sur leurs constructions ?

Mon intention est de revisiter des données collectées lors d'une recherche avec des adolescents entre 2005 et 2010 et d'y apporter des éléments nouveaux à travers une nouvelle série d'entretiens réalisés en 2015 avec quelques-uns d’entre eux. La genèse de cette recherche avait pour objet de saisir ce qui participait des constructions identitaires, les différences de sexe, la sexualité et les relations familiales. J'avais recueilli, à l'époque, un matériau important assez peu exploité.

La méthodologie de recherche mise en place s'est cristallisée autour de ce que j'avais nommé « rendez-vous » au sein d'un dispositif au long cours (Bessaoud-Alonso, 2013), c'est à dire une série d'entretiens non directifs dans une temporalité longue et des spatialités qui ont évolué au gré des trajectoires de vie des adolescents.

La première phase de la recherche a pris sa source à la suite de ma participation au projet CoPsyEnfant1 piloté en région parisienne par Laurence Gavarini, université de Paris 8. Puis en raison de mon éloignement géographique, j'ai pensé dans un premier temps mettre en oeuvre un dispositif hybride en région qui ne concernerait pas des adolescents des quartiers sensibles mais des adolescents « tout venant ». En réalité, la recherche s'est menée indépendamment et a pris une autre forme. J'ai d’abord réalisé une première série d’entretiens exploratoires individuels avec une quinzaine d’élèves2 qui entraient au lycée. Ce qui m'a permis ensuite de constituer un groupe adolescent stable durant les cinq premières années. Nos « rendez-vous », quatre par an les cinq premières années, se sont co-construites ensemble à partir de leur parole et dans un respect mutuel. D'une part, les visées de la recherche à laquelle ils participaient. D'autre part, une élaboration pour eux-mêmes de leur vision du monde et des relations qu'ils construisaient avec autrui – pairs, familles, sexualité. Sans leur désir de tenir et de faire vivre le dispositif cette recherche n'aurait pas abouti.

La seconde phase a été menée en 2015, soit dix ans plus tard, avec cinq d’entre eux3 à partir du même dispositif davantage centré sur les relations qu'ils entretenaient avec leurs parents et l'institution familiale. Cette recherche s’est coconstruite avec les adolescents, également, à travers la restitution systématique des entretiens pour relecture, ajustement, et comme outil de réflexion. La prise en compte de leur parole et du travail d'élaboration à partir de celle-ci m'a permis de construire des portraits biographiques dans une démarche clinique au plus près des sujets et des instituions par lesquelles ils sont traversés. En premier lieu, l'institution familiale dans ce qu'elle produit de normatif, de singulier, de contenant et structurant, inscrit à la fois dans un temps donné et dans une histoire familiale et collective. L'institution familiale prise dans un mouvement, dans des tensions, des ruptures et des impasses.

Les relations familiales décrites par ces adolescents durant cette période ont été largement liées à ce qui peut se dire ou à ce qui doit se taire face à leurs parents. L'envie de préserver une part d'intimité, de tenter de construite des choix personnels, de se détacher des injonctions et des désirs parentaux sans pour autant les mettre tout à fait à l'écart, à l'heure de prendre des décisions importantes pour eux-mêmes, se sont révélées et bâties tout au long de l'enquête. Aujourd'hui ce passage d'un âge à l'autre est en cours. Un pas de danse entre excitation, dans ce qu’elle symbolise d’émancipation, et de crainte dans ce qu’elle symbolise de responsabilité.

C'est à travers les relations intrafamiliales, adolescents/parents, et leur cheminement entre l’adolescence et l’âge adulte que s’est conçu cet article et les questionnements qui le composent. Je présenterai, plus particulièrement, la trajectoire de Sophie.

2. LE POINT DE DÉPART

J’ai démarré cette recherche alors que j’observais des situations de classe (4e et 3e dans un collège de centre-ville), plus précisément sur la manière dont les enseignants abordaient les chapitres consacrés à la colonisation et la décolonisation, et la perception qu’en avaient les élèves. Les adolescents rencontrés, dans ce cadre, sont issus des classes moyennes et moyennes supérieures – enfants de cadres du secteur privé, d’enseignants, de professionnels de santé, de commerçants, de chefs d’entreprise, [. . .] Leur appartenance à la classe moyenne est hétérogène. La distinction peut se faire à partir du capital économique de la famille qui n’est pas toujours en adéquation avec le capital socioculturel. Ce qui implique des écarts importants au niveau des pratiques éducatives, des aspirations et projections parentales pour l’avenir de leurs enfants.

Je peux dire, dans l’après coup, que ces observations marquent le point de départ effectif de la recherche avec les adolescents. Pour autant, à cette période, un certain nombre d’impensés, voire de résistances, restaient très vifs et avaient besoin d’être désamorcés. Un brouillage persistait entre mon rôle de mère, d’une adolescente de 13 ans à l’époque, et une posture de chercheure suffisamment distanciée. Comment avancer avec mes travers parentaux et l’imaginaire autour d’une adolescence, ou des adolescences, que je côtoyais dans l’espace privé ? Il m’a fallu faire avec mes implications et construire petit à petit un chemin d’ouverture et de découverte avec les adolescents qui participaient à cette recherche. Assez rapidement ce groupe d’adolescents s’est constitué et les craintes liées à ma posture se sont dissipées. Elles n’ont pas été plus vives qu’une appréhension et un enthousiasme habituels lors de l’entrée sur un terrain. J’ai travaillé avec ce groupe dans une dimension assez proche de ce que définit Winnicott (1975, p. 213). Inventer un projet commun dans un groupe est un phénomène transitionnel : il se situe dans l’espace où existe la confiance. En ce sens, j’entends que nos « rendez-vous » ont représenté symboliquement et réellement un espace de création et de séparation dans ce moment adolescent chaotique et inconnu. Au fil du temps, la proximité puis l’éloignement furent la forme et la force du dispositif de recherche nous permettant d’en construire les contours, le rythme, et la production des connaissances.

3. HISTOIRE FAMILIALE À L’ADOLESCENCE

Pour ce groupe, l’histoire familiale a été mobilisée, de façon très variable selon les adolescents. Certains étaient détenteurs de traces transmises par leurs parents ou leurs grands-parents, de pratiques familiales ancrées dans une tradition, de valeurs, d’idéologies. D’autres, ne savaient pas grand-chose de leur histoire, ou s’en désintéressaient. Cependant, tous à un moment donné se sont interrogés sur leur place au sein de la famille. Qui je suis ? D’où je viens ? Où je vais ? Ce questionnement a marqué ponctuellement leurs discours dans un souci d’explicitation de ce qu’ils construisaient comme sujet ou comme une entité plus ou moins inconsciente et déterminée par l’histoire familiale. Dans le récit de l’histoire familiale s’écrit son propre récit personnel. La narration qu’ils construisent de leur histoire se libère en partie de l’histoire familiale dans ce qu’elle a de collectif. Les évènements qui ont jalonné leurs années d’adolescents ont pris tour à tour à la fois une assise dans l’appartenance à une généalogie et un éloignement pour en créer leur propre partition. Comment les adolescents parlent-ils de leurs parents ? Comment les discours se transforment-ils au fil du temps ?

4. LES CHOIX DE SOPHIE

L’adolescence marque l’aboutissement de la sexualité infantile et se caractérise par l’accès à une sexualité génitale. Les transformations physiologiques et psychiques de la puberté peuvent entrainer chez le sujet adolescent une vulnérabilité et une altération de l’image de son corps. Changer de peau à l’adolescence (Le Breton, 2016) dans nos sociétés contemporaines induit d’autres effets comme « la visibilité qui atteste de la beauté ou d’un style, s’expurger de soi pour devenir soi, se faire d’emblée une image » (Le Breton, 2016, p 493).

Je rencontre Sophie pour la première fois quand elle a 15 ans. Elle vit avec son père et sa mère, respectivement patron d’une petite entreprise de bâtiment et vendeuse dans une boutique de mode. Elle a un frère ainé en classe préparatoire scientifique qui étudie dans une autre ville. Elle se définit comme ayant toujours été « une petite fille modèle » pour ses parents, gentille, discrète, bonne élève et jolie « comme sa maman ». Les choses se gâtent à l’entrée en seconde. Son corps change et la petite fille modèle se transforme en une adolescente très ronde. Elle se décrit comme un anti-modèle des canons actuels, « la petite grosse », qui essaie de trouver des « fringues » avec des couleurs et des « machins » rigolos. Quand je lui demande ce que veut dire être une fille, pour elle, elle l’explique de la manière suivante : « ça me donne envie de soupirer, enfin dans le monde des filles il y a les minces et les grosses et ça fait toute la différence pour les mecs ». Avant « j’étais toute mignonne et tout le monde me le disait. Maintenant même ma mère me dit que c’est un passage ingrat. Super, pour garder confiance ! ». Si le corps d’enfance est familier, celui de l’adolescence crée une rupture, une surprise (Marty, 2010). L’altération du corps peut produire un sentiment de dépersonnalisation. Le passage d’un corps à l’autre, de la petite fille modèle à la jeune fille anti-modèle, va entrainer Sophie vers une posture assez violente envers elle-même et les autres. Comment se reconnaitre dans son corps, dans ce corps ? Lors de nos premiers entretiens son discours oscille entre le dégout de soi et une forme de rébellion, de tentative de faire avec ce corps. « On peut être ronde et ressembler à une fille, j’essaie de trouver des accessoires un peu fun, je dois m’inventer » créer un autre soi. Comment maintenir la continuité du sentiment d’existence dans ce vécu de discontinuité ? (Marty, 2010). C’est tout le processus qui s’enclenche à l’adolescence. Sophie est la petite fille qu’elle connait. Elle est l’adolescente en construction qui, comme la chrysalide, doit apprivoiser le monde qui l’entoure et s’apprivoiser elle-même

Sophie décrit sa mère comme une femme élégante, très préoccupée de son apparence, de sa silhouette. Elle souligne à plusieurs reprises que tout le monde, y compris ses amies, lui disent « qu’elle est trop belle ». Jusqu’à présent les compliments de ce type la réjouissaient : « j’étais trop contente, surtout quand les gens disaient “tu lui ressembles”. Ça voulait dire que moi aussi j’étais jolie ». Plus personne ne fait la comparaison me dit-elle, « c’est comme si j’étais devenue invisible mais moi je ne veux pas être invisible, même si je n’aime pas comme je suis maintenant ». Le regard que les autres et elle-même portent sur sa mère est pour Sophie une blessure narcissique contre laquelle elle va développer des mécanismes de défense pour la surmonter. Se séparer de l’image de l’enfance idéale de la mère.

Ma mère, en fait, je l’adore, mais elle est assez superficielle. C’est quand même le paraitre avant tout. Ce n’est pas de sa faute, elle a voulu être différente des autres femmes de sa famille. Beaucoup sont ou ont été agricultrices. C’est la première qui est venue habiter en ville et qui est sortie de son milieu. Bon, mes parents n’ont pas fait des études très poussées mais ils ont bien réussi. Mon père a son entreprise. Enfin, pour revenir à ma mère, garder la ligne, se maquiller, bien s’habiller, c’est très important. Je crois qu’elle ne veut pas ressembler à une paysanne. Elle a eu une éducation assez traditionnelle. Je veux dire que la femme doit être à sa place. Bon, pas esclave de l’homme, mais chez moi les rôles sont bien séparés. Moi, jusqu’à maintenant, je ne voyais que ma maman jolie et je voulais lui ressembler. Je voulais être comme elle. Je ne suis pas comme elle. C’est devenu le contraire parce que je suis la seule petite grosse de la famille. Personne n’est gros dans cette famille, sauf moi ! Faut que je m’attache à autre chose. Je dois faire la différence entre ce que je suis dans ma tête et ce corps. Le truc, c’est que les autres c’est ce qu’ils voient en premier, surtout les garçons (Sophie).

Regarder sa mère comme une autre, comme un individu avec ses failles, permet le détachement, la séparation nécessaire à la construction identitaire du passage adolescent. Cette séparation aux premières identifications, chez Sophie la figure de la mère, participe d’un processus ordinaire de construction de soi. Cependant, le parcours est semé d’embûches. Sophie erre pendant la période du lycée entre l’affirmation de soi et la peur de son corps.

Comment exister dans ce corps, comment fuir les injonctions de minceur, de beauté normative ? L’impact des médias, des pairs, de la famille, produisent des effets très prégnants sur le rapport au corps des adolescentes et par ricochet l’image qu’ils affichent pour les autres et eux-mêmes. Le corps dévoilé, le corps masqué, le corps fabriqué, sont en tension durant cette période. Que donner à voir ? Le miroir renvoie une image dépréciée ou trouble de sa personne (Le Breton, 2016). Sophie se situe dans cet entredeux. D’un côté la nécessité de maitriser son corps pour paraitre aux yeux des autres, et d’autre part la volonté d’être elle-même en résistant au diktat en vigueur. Sa première réaction est dans ce qu’elle oppose à ses parents.

J’ai continué à manger des gâteaux, des gros avec plein de crème ! Du chocolat ! J’ai toujours été gourmande. C’est une vraie provocation pour mes parents. « Arrête de manger ces cochonneries, tu vas encore grossir… ». Et puis l’instant d’après « fais ce que tu veux, tu verras bien ». Un jour ma mère m’a dit « tu devrais faire un petit effort si tu veux avoir un petit copain ». Le coup de grâce ! Sur le coup, j’ai eu de la peine pour moi. Et pour elle aussi. Après, j’ai ressenti de la colère, de la révolte. J’ai eu envie de me venger. D’accord, je suis grosse mais j’aurai des copains. Plein de copains (Sophie).

Le rapport que Sophie entretient avec les garçons et complexe et violent. Son corps est au coeur des paradoxes qu’elle construit dans ses années lycée. Elle est élève dans un lycée professionnel où elle prépare un bac pro hôtellerierestauration. Formation pour laquelle elle a beaucoup bataillé contre ses parents et professeurs à la fin de sa seconde générale. Leur objectif était une orientation en 1e S, ce qu’elle refuse. Dans sa classe les filles sont minoritaires et très peu y sont par choix. Elle les classe en deux catégories : celles qui n’ont pas le profil et qu’elle qualifie de « fashion-victimes » et les autres dites « normales ». Dans les « normales » coexistent celles qui travaillent et aiment la formation, et les « glandeuses sympa ».

5. LES RELATIONS AVEC LES GARÇONS

Elle évoque les garçons de la façon suivante partagée entre désir et colère :

Je les déteste. J’aimerais avoir des relations plus simples avec eux. Souvent, je me sens à l’écart. J’ai tout le temps l’impression qu’ils me regardent comme une grosse. Beaucoup se prennent pour des beaux gosses. Les seules qui les intéressent sont les minces. Alors moi, je ne compte pas. Enfin, si on veut. Certains, ils veulent bien n’importe quelle fille. Le tout est d’avoir un beau tableau de chasse. Ils ne sont pas tous comme ça, mais beaucoup. En fait, ils veulent du sexe, faire leur expérience, c’est tout. Ceux-là, je les hais vraiment ! Comme ça me met en colère, je me dis parfois que je vais les piéger à leur propre jeu. Les filles aussi peuvent prendre et jeter (Sophie).

L’entrée dans la sexualité à l’adolescence n’a rien d’une évidence et a tout d’une évidence. Les jeux de séduction conscients, inconscients, et le désir qui surgit. La découverte de soi et de l’autre. L’imaginaire collectif, la pression sociale, sur ce qu’il faut faire ou ne pas faire. L’éducation à la sexualité dispensée ou non et les discours entre pairs. Tout ceci crée les conditions d’une évidence à l’entrée dans une sexualité adulte et parfois la crainte de ne pouvoir y accéder. Sophie a eu peu d’échanges avec sa mère sur ces questions. Quelques explications sommaires avant la puberté sur les menstruations et la bonne hygiène à adopter. Quelques informations sur la contraception, en particulier l’usage du préservatif, pour éviter les maladies transmissibles. Pour le reste, elle explique que cela se cantonne à beaucoup de rigolades entre copines. Au début du lycée, elle a une représentation très stéréotypée de l’image transmise par les filles et les garçons. Toutefois, elle s’interroge sur les places assignées aux uns et aux autres, par la famille, par la société, et au sein des groupes dans lesquels elle s’inscrit.

Il ne devrait pas avoir de différence entre les filles et les garçons si on pense que nous sommes avant tout des humains. Mais, ce n’est pas aussi simple. Les mecs sont trop centrés sur eux-mêmes, leurs petits bobos, leurs petits besoins… les petits machos. Y compris ceux qui disent le contraire. C’est un peu caricatural. Ils se la pètent, mais en vrai c’est superficiel. Parce que bon, certains font les malins en groupe mais quand ils sont seuls, c’est vraiment des fragiles. C’est comme les filles, on nous colle une image de filles superficielles, artificielles, le jeu des apparences. Les filles ça pleurniche, ça rit fort… Je crois que c’est tellement ancré chez les filles qu’à force on y croit. Dans les relations, souvent, on est dans une attente, c’est ce que j’observe. C’est quand même assez rare que les filles prennent l’initiative. Ce que je veux dire, c’est que pécho une meuf, c’est un truc de mec. Pécho un mec ça existe, bien sûr, mais les filles sont plus « Ah, il est trop... je suis trop amoureuse ». Comme si pour les filles c’était obligé ! Que c’était une histoire de sentiments. Ma mère m’a toujours dit « c’est mieux d’être amoureuse ». Je ne l’ai jamais entendu dire la même chose à mon grand-frère. Une fois je lui ai posé la question. Elle m’a répondu « tu sais, les garçons ce n’est pas pareil ». Je me demande pourquoi ce n’est pas pareil (Sophie).

Croire en l’amour ? L’expérience du sexe ? Une question de normativité à un moment donné. Qu’est ce qui est possible aujourd’hui ? quelle est la prescription pour ce qui concerne les conduites sexuelles ?

Pendant des siècles, en France et ailleurs, la sexualité des jeunes gens a été l’affaire de l’Église et des familles. Ces deux institutions ont organisé le cadre de l’autorisé et de l’interdit. La priorité était de maintenir la filiation dans l’institution familiale, d’autoriser une sexualité fondée sur la procréation, la fidélité et la domination masculine. La contractualisation du mariage par l’église au XIIe siècle lui confère une dimension sacrée et immuable. La séparation du couple ne peut se faire qu’à la mort d’un des deux conjoints. Toutes les jeunesses, la paysanne, l’ouvrière, la bourgeoise, et l’aristocrate, étaient soumises aux mêmes injonctions religieuses, familiales et sociales. Le sentiment amoureux, le désir (en particulier pour les femmes) n’était ni une condition du mariage, ni celle d’une entrée dans la sexualité. Les études sur les normes sexuelles, l’histoire de la sexualité, les jeunes et la sexualité (Blanchard, 2010, Foucault, 1976, 1983) montrent comment la morale, le politique et le juridique organisent la vie sexuelle des hommes et des femmes selon leur âge et leur environnement social, en exerçant un pouvoir réel et symbolique. Les premiers entretiens avec Sophie, comme avec les autres filles du groupe, montrent comment les « normes » sexuelles sont très intériorisées, générées et stéréotypées. Quelles conduites pour les filles ? Quelles conduites pour les garçons ? Deux éléments sont assez prégnants chez les filles : la « sensibilité » et la « cruauté ». Une représentation presque sacrée de l’imaginaire collectif que renvoie la femme. Sophie navigue dans un entredeux, entre une forme de résistance sur ce que serait une conduite autorisée (moralement et socialement) pour les filles et en empruntant des modèles et stéréotypes sur ce qui serait un comportement masculin qui séparerait le corps et les sentiments. À son insu et durant cette période, elle renforce d’une certaine manière les représentations construites autour du féminin et du masculin. Au-delà, elle est confrontée à un conflit interne. Elle pense se comporter comme les garçons « je prends et je jette sans m’attacher » tout en s’interrogeant progressivement sur l’usage qu’elle fait de son corps pour elle-même. Ce clivage, au sens de Mélanie Klein, c’est-à-dire comme mécanisme de défense lié à l’angoisse et l’idéalisation qui jouent un rôle dans les émotions adultes, permet la confiance en soi et la capacité d’aimer, se cristallise sur la relation à sa mère comme modèle dominant. Modèle qu’elle met à distance pour se construire à la marge de la figure maternelle et créer sa vie.

Petit à petit les relations avec les garçons s’apaisent au fur et à mesure que Sophie avance dans son parcours de formation. La réussite au BTS, puis Licence pro et Master pro vont produire des effets de réparation et de réconciliation, tant du point de vue des relations familiales que des relations sexuelles et affectives. Cette réconciliation s’opère en premier lieu à travers le regard nouveau qu’elle pose sur son corps. Un corps qu’elle reconnait dans sa réalité.

J’ai fini par me regarder. C’est moi, je suis comme je suis. Toute ronde ! Je me dis les rondeurs c’est joli mais surtout que j’ai plein d’autres atouts. Je suis souriante. J’aime rire. J’aime les couleurs et ça me met de bonne humeur. J’ai grandi, je n’ai plus peur d’être comme je suis. Certains jours, je me trouve moche mais comme tout le monde. Et puis surtout, je me sens bien dans ce que je fais. J’ai adoré ma formation et je n’ai aucun regret de ne pas avoir suivi une formation généraliste. C’est ça qui m’a donné confiance. Je suis souvent avec des garçons, en cuisine, dans le service et cela m’a aidé à changer mon opinion. Tous les hommes ne sont pas des consommateurs de filles, loin de là. Moi, j’ai arrêté de me comporter comme une « vengeresse » un peu frustrée. Je me suis retrouvée face à mes paradoxes, dénoncer le comportement de certains garçons et me conduire exactement de la même façon sans vraiment y trouver une réelle satisfaction (au niveau affectif ). J’ai quand même appris une chose. Il faut essayer d’être en accord avec soi-même, avec son corps, avec les sentiments que l’on ressent. Pour autant, les filles ou les garçons qui ont des relations sexuelles sans être amoureux ne sont ni des « salopes » ni des « salauds ». Je relativise aujourd’hui parce que je me considère comme une adulte et je sais que ça n’empêche ni le désir ni le respect. Mais c’est vrai que durant l’adolescence c’est plus difficile de faire la part des choses (Sophie).

6. LES RELATIONS AVEC LES PARENTS

Quelles évolutions se sont produites pendant ces années. Que s’est-il joué entre Sophie et ses parents ? L’éloignement géographique est vécu par Sophie à la fois comme un butin de guerre – accéder à ce qu’elle souhaitait – et comme une mise à distance douloureuse des aspirations parentales. Elle est partagée entre la réalisation de son projet personnel et professionnel en menant sa vie pour elle-même et celle du don/contre-don. Elle va progressivement maturer ses relations familiales en se faisant plus silencieuse sur sa vie affective et amoureuse : « J’ai compris que cela ne les regardait pas et que la provocation donnait une image négative de ce que j’étais ! J’avais envie d’arranger les choses ». Ce premier apaisement coïncide avec son entrée en BTS4 où elle affirme son choix de professionnalisation tout en rassurant ses parents en entrant dans l’enseignement supérieur. L’obtention du BTS marque un tournant : « Mon désir d’apprendre dans cette branche s’est fait plus fort. J’avais envie d’aller plus loin, de devenir chef ! » Elle est admise en Licence professionnelle puis dans un Master ingénierie internationale de tourisme haut de gamme.

7. CONCLUSION

L’exemple de la trajectoire de Sophie est une illustration du processus des constructions sociales et subjectives à l’adolescence. Pendant toutes ces années elle apprivoise son corps et le reconnait comme celui de la femme qu’elle devient. Elle affirme ses choix d’études et son projet de vie à contre-pied des injonctions parentales. Les parents, issus de milieux modestes, souhaitaient pour leurs enfants une insertion dans la classe moyenne par les études universitaires ou grandes écoles. Ils avaient bien réussi socialement mais sans les attributs intellectuels et les codes sociaux qui en découlent selon leur imaginaire social. Sophie renvoyait un effet miroir et un désenchantement parental. En suivant son chemin et en soutenant son propre désir, elle maintient le fil de l’histoire familiale, celui des trajectoires qui passent par la voie professionnelle. Lors de notre dernier entretien en 2015, elle évoque l’état des relations avec ses parents :

Ils semblent assez satisfaits de mon parcours, j’ai fait des études universitaires ! Maintenant je pars pour une année de formation complémentaire à Lausanne en alternance [. . . ils sont rassurés je ne serai pas cantinière ! J’ai pris beaucoup de distance par rapport à tout cela, le fait de vivre loin d’eux depuis des années m’a permis de comprendre qu’être leur fille n’était pas leur appartenir [. . .] Je les comprends mais leurs rêves ne sont pas les miens. Une belle maison, une grosse voiture, des enfants… Ce n’est pas de cette manière que je veux construire ma vie (Sophie).

Cette recherche a mis en avant le point de vue des adolescents. J’ai essayé de saisir ce qui les rassemblait en tant que groupe (Kaes, 2006) dans les liens intersubjectifs et ce qui les dissociait en tant que sujet. Comment ils rêvaient le monde en construisant le passage adolescent à celui de jeune adulte. La dimension collective a existé sous la forme, « d’un groupe symbolique constitué », un espace intermédiaire. C’est une singularité forte. Dans l’après-coup, elle fut au plus près d’une recherche avec les sujets concernés.

Plus généralement, les adolescents sont impliqués de fait dans l’institution familiale comme chacun d’entre nous. Les tensions, les ruptures, les affects ne changent rien au fait d’appartenir à cette famille et pas à une autre. La famille contemporaine multiforme et diverse est plus négociatrice, plus relationnelle, plus individualiste et le couple conjugal plus éphémère qu’autrefois. C’est en partie dû aux transformations sociales et sociétales. En France, depuis la fin du XIXe siècle, la réduction de la mortalité maternelle et infantile, la démocratisation de la scolarisation, l’émancipation progressive des femmes par l’éducation, le travail salarié, le droit de disposer de leur corps, ont modifié les rapports de place dans la famille et la société : la place des parents comme celle des enfants. Ces transformations du social interfèrent au sein de la sphère familiale. Désormais, chaque membre de la famille est un sujet à part entière et désire être reconnu dans sa singularité. Pour autant, la visée plus démocratique de la famille contemporaine se confronte aux injonctions de tous ordres : réussite scolaire, sociale, aspiration au bonheur, à une sexualité épanouie [. . .] Les désirs et projections des parents s’enlisent, parfois, dans une pression trop forte pour leurs enfants comme si réussir leur vie était par anticipation réussir celle de leurs enfants. Les adolescents qui ont contribué à la recherche se sont situés dans un entredeux. Celui des choix pour eux-mêmes, en cela ancré dans ce qui caractérise la famille contemporaine : résister, s’imposer, négocier, communiquer. Celui du maintien du lien en répondant ou en réparant à leur manière certains désirs parentaux par des processus conscients, le don et le contre don, et inconscients tels que la loyauté invisible.

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Winnicott, D. (1975). Jeu et réalité. Paris: Gallimard.         [ Links ]

 

 

*Maitre de conférences, HDR, Sciences de l’éducation. FrED EA 6311, Université de Limoges
1 Projet international. Agence Nationale de la recherche 2005-2008. La construction de l’identité aujourd’hui. Construction psychique et psychopathologique dans les nouveaux liens familiaux et sociaux.
2 Ces élèves je les avais rencontrés l’année précédente lors de mes observations au collège.
3 Il a été impossible de reconstituer le groupe initial pour des raisons de temporalité, de disponibilité, ou tout simplement « de perte de vue ».
4 Brevet de technicien supérieur.

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