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Estudos e Pesquisas em Psicologia

versão On-line ISSN 1808-4281

Estud. pesqui. psicol. v.4 n.2 Rio de Janeiro dez. 2004

 

ARTIGOS

 

La critique canguilhemienne de la psychologie

 

The canguilhemienne critical of psychology

 

 

Jean François Braustein*

Université Paris I

Endereço para correspondência

 

 


RÉSUMÉ

Cet article vers sur le débat à propos d'un texte de Canguilhem, "Qu'est-ce que la Psychologie?".  L'auteur refait le parcours de la discussion de ce texte et de la repercussion qu'il a eu au débat académique.  La thèse centrale est les critiques que Canguilhem fait à la Psychologie, soit une critique épistémologique, étique où politique. Quelques principaux axes du débat sont le statut de la psycologie devant la philosophie et la medicine, comme la Psychologie se porte entre ces deux champs de connaissance; les concepts du normal e du patologique et son usage, entre d'autres.

Mots-clés: Canguilhem, Étique, Critique.


ABSTRACT

The article approaches the debate regarding a text of Canguilhem intitled "What it is Psychology?”. The author remakes the passage of the quarrels regarding the text and the repercussion that had the academic debate.  The central thesis is the critical ones that Canguilhem makes to Psychology, either a critical epistemological, ethics or politics.  Some of the main axles of the debate are the statute of psychology front to the philosophy and the medicine considering that it is considered as being enters these two fields of knowledge; concepts of normal and pathological, among others.

Keywords: Canguilhem, Ethics, Critical.


 

 

L'un des articles les plus brillants et les plus caractéristiques du style de G. Canguilhem est sans doute son assaut contre la psychologie, publié sous le titre faussement interrogatif : "Qu'est-ce que la psychologie?". C'est en tout cas l'un des plus célèbres, pour sa violence et son ton très moderne. Les commentateurs soulignent cette influence, que ce soit pour la déplorer ou s'en féliciter. Ainsi, selon P. Engel, "toute une génération de philosophes et d'étudiants de philosophie en France" a été détournée de l'étude de la psychologie par le "conseil d'orientation" fameux du la fin du texte de Canguilhem, qui explique que lorsqu'on sort de la Sorbonne par l'Institut de psychologie, rue Saint-Jacques, on a plus de chance de descendre vers la Préfecture de police que de monter vers le Panthéon (Engel, 1996, p. 12). Selon E. Roudinesco en revanche, la "charge de cavalerie" de Canguilhem est d'une grande actualité dans un monde où "la triple alliance de la science de l'esprit, de la technologie et de l'organicisme biologique et génétique" a désormais "triomphé dans tous les domaines du savoir" (ROUDINESCO 1993, p. 144).

Mais cet article, trop souvent réduit à la fameuse image de la Préfecture de police,  est en général considéré comme un élément isolé dans l'oeuvre de Canguilhem . Il est en ce sens quelquefois l'objet des mêmes usages quasi magiques que l'oeuvre de Lagache à laquelle il répond en partie1. Il conviendrait de tenter d'aller plus loin  et de replacer "Qu'est-ce que la psychologie?" dans son contexte, et cela à plusieurs niveaux. D'une part il s'agit de retracer brièvement l'histoire de ce texte et des lectures  qui en ont été successivement proposées. D'autre part, de déterminer la part qu'y occupe un dialogue avec Lagache commencé des années plus tôt. Ce n'est qu'à partir de là qu'il sera possible de proposer une réflexion plus générale sur la critique canguilhemienne de la psychologie. Trop souvent réduite à cet article,  elle occupe en fait une place tout à fait centrale dans l'oeuvre de Canguilhem, des tout premiers articles, dans les Libres propos d'Alain,  jusqu'aux tout derniers . Une étude complète de ces textes, pour certains peu connus,  permettra de mieux éclairer la signification de cette critique, et de comprendre en tout cas ce que Canguilhem entend par psychologie, qui n'est  sans doute pas  ce qu'on entend communément.

 

Un Texte-Culte

L'article de G. Canguilhem a eu une histoire relativement complexe.  Il s'agit en fait d'une conférence, prononcée le 18 décembre 1956 devant le Collège philosophique. Elle est publiée une première fois dans la Revue de métaphysique et de morale  en 1958, suivie de "quelques remarques" de R. Pagès, défendant avec humour l'idée que la  psychologie a d'autres usages possibles que "l'asservissement",  et d'une réponse de G. Canguilhem qui réitère sa condamnation de la psychologie "d'inspiration instrumentaliste": "j'estime non philosophique une construction, même systématique aboutissant à une forme quelconque de ségrégation humaine. Je m'excuse donc de n'avoir pas marqué plus explicitement dans la conférence mon refus, à tort ou  raison,  de donner le nom de philosophie à une construction dont la fin ne serait pas la recherche d'une forme de plénitude de la conscience, exclusive de toute division dans l'espèce humaine" (CANGUILHEM, [1958] 1994, p. 31)2. L'article est publié de nouveau en 1966, avec l'échange entre R. Pagès et G. Canguilhem, dans le second numéro des Cahiers pour l'analyse auquel il donne son titre. Il est alors précédé d'un "avertissement" de J.C. Milner, qui en radicalise le contenu et fait de G. Canguilhem, selon la coutume de l'époque, un "guide" : "G. Canguilhem ici nous guide, montrant à quoi vise le détour de la psychologie : des chose, donner à son objet la fonction- est un outil et la permanence: l'homme est une place fixe dans le réseau des échanges" (Milner, [1966] 1972, p. 73)3. Le texte est enfin repris dans les Etudes d'histoire et de philosophie des sciences en 1968, sans l'échange avec R. Pagès.

Cet article a également été l'objet d'usages divers au cours des ans. Dans les années 1960, il alimente une critique "gauchiste" de la psychologie,  considérée comme une  forme de contrôle social.  Il suffit de penser aux textes  de M. Foucault sur, ou plutôt contre, la psychologie: "La psychologie de 1850 à 1950" ou "La recherche scientifique et la psychologie", parus en 1957,  un an après la conférence  de Canguilhem,  ou plus encore à l'entretien de la télévision scolaire sur  "Philosophie et psychologie" en 1965. A la question d'A. Badiou: "y a-t-il une unité de la psychologie?", Foucault répond : "Oui, si l'on admet que quand un psychologue étudie le comportement d'un rat dans un labyrinthe, ce qu'il cherche à définir, c'est la forme générale de comportement qui pourrait valoir aussi bien pour un rat que pour un homme" et que donc "la psychologie conduit à une impasse inévitable et fatale" (FOUCAULT, [1965] 1994, p. 445)4.  Ou à la séance d'ouverture du séminaire de J. Lacan  sur "L'objet de la psychanalyse" en 1965  qui évoque la "glissade de toboggan du Panthéon à la Préfecture de police", caractéristique d'une psychologie qui "a découvert les moyens de se survivre dans les offices qu'elle offre à la technocratie" et conclut : "l'appellation de sciences humaines me semble être l'appel même  de la servitude" (LACAN, 1966, p. 859). Ou encore au livre de D. Deleule sur La psychologie mythe scientifique de 1969 : s'inspirant de G. Politzer et G. Canguilhem,  D. Deleule note que "le behaviorisme fournit à la psychologie scientifique son architecture théorique dominante" et que la technique psychologique n'est pas "neutre", mais "répond au projet de la société industrielle" (DELEULE, 1969, p.55). Ces auteurs , comme G. Canguilhem, qu'ils citent tous,  estiment que la psychologie n'est qu'une forme de contrôle social dont l'unité, en dehors de cette fonction, est tout à fait problématique.

Dans les années 1970, le texte de G. Canguilhem servira, de manière moins subtile,  à  renforcer le sentiment d'unité de professeurs de philosophie, qui s'affrontent à une "menace", pour l'essentiel imaginaire,  venue des sciences humaines . Ainsi un manuel de philosophie très répandu à l'époque, cite  G. Canguilhem pour conclure : "si la science proprement dite est souvent absente des "sciences humaines", en revanche un certain type d'homme -inquisiteur, démagogue ou thaumaturge, en tout cas investi de pouvoirs spéciaux- n'est-il pas toujours présent derrière le projet de constitution d'une science de l'homme ?" (GRATELOUP, 1974, p. 209). L'article de  Canguilhem semble avoir alors en partie connu le même destin "clanique" que celui  de Lagache chez les psychologues .

Enfin, dans une période plus récente, ce texte a pu apparaître comme un symptôme de "l'ambiance intellectuelle de la philosophie des années 70" et du structuralisme qui estimait que "les philosophes avaient tout intérêt à se tenir à l'écart de tout ce qui pouvait de près ou de loin ressembler à de la psychologie" , justifiant ainsi l'incuriosité des philosophes française pour la psychologie (ENGEL, 1996,  p. 19).  Cette interprétation de P. Engel vaut sans doute contre l'interprétation corporatiste de l'enseignement de Canguilhem: mais l'incuriosité à l'égard de la psychologie, comme d'ailleurs des autres sciences humaines, n'est pas de son fait, mais de celui de  l'enseignement philosophique français,  sous ses formes les plus archaïques. La critique de G. Canguilhem loin d'être incurieuse, est même très largement documentée5. D'autre part cette critique de la psychologie est loin d'être essentiellement négative. Elle répond en fait  à un projet spéculatif d'une plus grande ampleur : V.Descombes, qui considère également cet article comme très caractéristique des "enjeux philosophiques des années 50"  a ainsi pu l'estimer, même si ce n'est pas sans arrière-pensées, très caractéristique de  "l'Ecole française d'épistémologie historique", "école philosophique" qui "parvient à des conclusions  philosophiques par de moyens philosophiques"  (DESCOMBES, 1989, p. 160).

 

Canguilhem, Critique de Lagache

Dans "Qu'est ce que la psychologie?"  Lagache est une  cible des attaques de Canguilhem, même si ce n'est ni la seule ni la principale. Il est cependant certain que c'est  la question du statut de la psychologie qui mettra un terme à une relation jusque là plutôt bienveillante entre deux auteurs, dont les vies et les carrières  sont étonnamment parallèles. Condisciples à l'Ecole normale supérieure, collègues à l'Université de Strasbourg puis à la Sorbonne, ils ont une même formation, à la fois philosophique et médicale6. Ils devraient être relativement proches, et, effectivement, dans un premier temps, chacun  apprécie les travaux de l'autre. 

Dans l'Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique, de 1943, Canguilhem citait  Lagache  comme  l'un de ces psychiatres contemporains , avec Blondel et Minkowski, qui ont rompu  avec la conception de Ribot, en sachant marquer "l'originalité du pathologique" (CANGUILHEM, 1943a, p. 69)7.  De même dans la Connaissance de la vie,  Canguilhem notait que  plusieurs psychiatres ont reconnu que "le malade mental est un "autre" homme et non pas seulement un homme dont le trouble prolonge en le grossissant le psychisme normal": il cite alors toujours Minkowki  et Lagache, mais substitue J. Lacan à Ch. Blondel (CANGUILHEM, [1951] 1975,  p. 168).

Symétriquement, pour Lagache, Canguilhem apparaissait comme l'auteur d'une sorte d'"éloge de la clinique", dans le domaine médical, qui devait renforcer son propre projet  d'une "psychologie clinique". Il offrait ainsi à Lagache la possibilité d'un rapprochement avec la médecine qui ne serait pas pour autant retour à un "organicisme" ou à un "mécanisme". Dans un article  de 1945 sur "la méthode clinique en psychologie humaine", Lagache  perçoit quelque "analogie" entre  "la conception que ce philosophe-médecin se fait de la médecine et celle de la psychologie clinique que nous avons exposée" (LAGACHE, 1945, p.420 ). Plus explicitement encore, dans un article de 1948, Lagache souligne que "la situation dans le domaine de la psychologie est la même que celle que celle que décrit Canguilhem dans le domaine de la médecine" et il le cite : "en matière de pathologie, le premier mot, historiquement parlant, et le dernier mot, logiquement parlant, revient  à la clinique" (LAGACHE, [1948] 1979, p.40 )8.  Enfin, dans la partie la plus ancienne de "L'unité de la psychologie" Lagache, se sert du Normal et du pathologique pour montrer que la  psychologie clinique est, par rapport à la psychométrie, dans la même situation que  la médecine clinique par rapport aux examens de laboratoire. Il conclut qu'en psychologie bien plus qu'en médecine, il est rare que la réponse du laboratoire soit cruciale" (LAGACHE, 1949, p. 44).

Chacun trouve donc dans l'oeuvre de l'autre la confirmation de ses propres thèses: originalité de la pathologie pour l'un, importance de la clinique pour l'autre. Ils ne semblent pourtant pas vraiment débattre entre eux. En revanche, il est un point sur lequel leurs divergences vont clairement apparaître, c'est celui de la psychologie, et cela plus tôt qu'on ne le croit généralement. En effet Lagache a rédigé le premier compte-rendu de l'Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique, publié en 1946 dans le Bulletin de la Faculté des lettres de Strasbourg et partiellement dans la Revue de métaphysique et de morale  la même année.   Compte-rendu apparemment très élogieux d'un livre qui "prend possession du domaine de la philosophie biologique avec un travail dont la profondeur et l'éclat exceptionnels se dissimulent derrière un titre modeste et médité" (LAGACHE, [1946] 1979, p. 439)9. En même temps, il semble que certaines remarques puissent  avoir été moins bien reçues par  Canguilhem. Outre qu'il rappelle que  ses "formules  frappées" "souvent imagées et poétiques" sont bien de "l'ancien élève d'Alain", à une époque où  Canguilhem a déjà largement pris ses distances avec son ancien maître,  Lagache semble atténuer l'originalité de l'oeuvre de Canguilhem, en notant que ses thèses consistent en une "généralisation" des idées de Goldstein sur "l'originale irréductibilité de la  maladie". Surtout, dans une partie de l'article non reprise dans la réédition dans la Revue de métaphysique et de morale, il va plus loin en parlant du "psychologisme" de Canguilhem: à travers Goldstein, celui-ci devrait "beaucoup plus à la psychologie qu'il ne le soupçonne ou qu'il ne le dit explicitement" (LAGACHE, [1946] 1979, p. 453). Lagache n'hésite pas à comparer Canguilhem à Freud et à William Stern.  Il constate une sorte de retournement, un "étayage",  de la biologie sur la psychologie: il y aurait derrière ces deux disciplines "unité de problèmes". L'oeuvre de Canguilhem est décrite comme une "anthropologie phénoménologique et existentielle se développant dans le monde" (LAGACHE, [1946] 1979, p. 455). Il semble que Lagache propose dès lors à Canguilhem une sorte de "pacte d'alliance", qui peut plutôt apparaître à celui-ci comme une tentative d'annexion, lorsqu'il note la "convergence entre une philosophie des valeurs imprégnée de psychologie et une psychologie imprégnée de philosophie des valeurs" (LAGACHE, [1946] 1979,  p. 453).

C'est cette interprétation psychologique de son oeuvre que Canguilhem ne pouvait que récuser absolument : elle ne tient effectivement pas à la lecture du Normal et du pathologique: si valeurs il y a dans ce livre, ce sont clairement des valeurs vitales et non des valeurs psychologiques. 

La réponse de Canguilhem, particulièrement sévère pour la psychologie,  se trouve quelques années plus tard dans : "Qu'est-ce que la psychologie?". L'article débute par l'affirmation que le statut de la psychologie est "peu clair", qui mélange à "une philosophie sans rigueur, une éthique sans exigence et une médecine sans contrôle" (CANGUILHEM, [1958] 1994, p. 366) et se termine par la fameuse évocation de la Préfecture de police à laquelle conduit quasi immanquablement la sortie de la Sorbonne par la rue Saint-Jacques, c'est à dire par le laboratoire de psychologie. Entre temps le psychologue est comparée, ce qui n'est pas à porter à son crédit,  au confesseur, à l'éducateur, au chef ou au juge.

La plus grande partie de l'article est consacrée à démontrer l'absence d'unité de la psychologie, en réponse à la profession de foi de Lagache, qui ressemble davantage à "un pacte de coexistence pacifique conclu entre professionnels qu'à une essence logique" (CANGUILHEM, [1958] 1994, p. 366). Pour ce faire, Canguilhem est en particulier conduit à dénoncer l'absence de recul historique" dont Lagache fait preuve: "une dizaine d'années" ne suffit pas pour retrouver le "sens" de chacun des projets constitutifs des différentes disciplines psychologiques". La nécessité d'une telle approche historique, réaffirmée dans l'article de 1980 sur "Le cerveau et la pensée",  montre au passage qu'il est difficile de nier la curiosité de Canguilhem pour l'histoire de la psychologie. Pour retrouver le sens des différents projets psychologiques, Canguilhem retrace une brève, mais très originale généalogie de la psychologie. Il assigne ainsi  trois "sources" à la psychologie: Aristote et Galien ouvrent la voie à la psychologie comme science naturelle qui va jusqu'à Gall, Broca et aux neurosciences, Descartes inaugure la psychologie comme science de la subjectivité, qui se prolonge sous diverses formes jusqu'à Freud, et enfin Watson fonde le behaviorisme comme "science des réactions et du comportement", dans une tentative qui semble être la vérité  de toutes les psychologies antérieures.

L'autre reproche adressé par Canguilhem à Lagache est de ne pas avoir fondé sa psychologie de la conduite sur une définition préalable de l'homme, ce que fait apparaître l'absence de la psychologie animale dans son projet, autrement qu'au titre de matériau à l'intérieur de la psychologie expérimentale. En revanche Canguilhem reconnaît que la psychologie de Lagache penche plus vers une psychologie humaniste que vers une psychologie naturaliste et, en ce sens, il n'est pas le principal adversaire de Canguilhem qui s'en prend surtout aux tentatives de déshumaniser l'homme, dont témoigne selon lui la psychologie du comportement. Ce qui lui est reproché, malgré son insistance sur la psychologie "humaniste" opposée à la psychologie "naturaliste", serait plutôt son inconséquence, qui ne s'aperçoit pas du poids essentiel du behaviorisme dans le projet de définir la psychologie comme "théorie générale de la conduite". Après cet article, Canguilhem critiquera une dernière fois Lagache, brièvement, dans son  évocation de la soutenance de thèse de M. Foucault sur l'Histoire de la folie. Ayant noté que "le jury ne pouvait évidemment pas ne pas comprendre le titulaire de la chaire de psychologie pathologique", c'est-à-dire D. Lagache, Canguilhem ajoute, assez sévèrement: "il était difficile, en 1961, à un maître de la psychologie pathologique, de reconnaître avec Foucault que la psychologie "n'épuise jamais ce qu'elle est au niveau de connaissances vraies" et d'accepter "la mise au jour des limites de la scientificité en psychologie", alors même que Foucault avait déchiré "l'enveloppe sous laquelle une technique de normalisation se présentait comme un savoir" (CANGUILHEM, 1986, p. 39).

 

La Critique de L'Introspection

La critique canguilhemienne de la psychologie  est une constante de son oeuvre, même si les formes de cette critique ont pu varier. Cette critique est en partie  une critique épistémologique, refusant que la psycholoige puisse  prétendre au titre de science.

Ainsi, dès le Traité de logique et de morale  de 1939, la psychologie n'est jamais évoquée qu'entre guillemets: tout un chapitre s'interroge, selon son titre, "sur la possibilité d'une ‘science psychologique’. Une telle science n'est pas possible: s'il y a science, il n'y aura pas de psychologie, puisque la subjectivité caractéristique du ‘psychique’ proprement dit doit être de prime abord et comme telle éliminée" (CANGUILHEM; PLANET, 1939, p.132). Et s'il y a psychologie, elle ne pourra faire l'économie d'une "interprétation synthétique de la vie", dont elle est l'émanation. La psychologie tend dès lors à être remplacée par la biologie.  De même,  "Qu'est-ce que la psychologie?" conclut également  que la psychologie nous reconduit à la biologie, mais c'est  alors dans la mesure où la psychologie de réaction débouche sur  l'éthologie et la psychologie animale.

La référence est ici explicite à la critique comtienne, qui entend remplacer l'impossible psychologie par biologie et sociologie. Selon Canguilhem, Comte a bien montré le caractère fondamentalement biologique de la psychologie, lorsqu'elle veut être comprise comme science: "A. Comte avait déjà formulé un jugement ce genre, en indiquant, en effet, que, dans la mesure où elle peut se croire ‘objective’ et ‘scientifique’, la psychologie se confond avec la biologie, ou plutôt y est déjà comprise" (CANGUILHEM; PLANET, 1939, p. 135).

Outre cette allusion au remplacement de la psychologie par la biologie, Canguilhem retrouve également le thème comtien de  la critique de l'introspection. Dans un article des Libres propos en 1930, sous le titre "De l'introspection", G. Canguilhem citait Comte pour s'en prendre au mythe des "états de conscience" et de la "vie intérieure": "Comte, comme on sait , fut assez sévère pour cette idée d'introspection" (CANGUILHEM, 1930, p. 522 ).

Dans  "Qu'est-ce que la psychologie?", il se réfère à la critique kantienne de la psychologie empirique et à la critique comtienne de l'introspection pour montrer qu'il n'y a "pas d'observation intérieure possible". L'organe observé et l'organe observant ne peuvent être le même: reprenant une idée kantienne, il note que "vouloir se surprendre soi-même dans l'observation de soi conduirait à l'aliénation" (CANGUILHEM, [1958] 1994, p. 373)  De même dans son cours sur la psychologie au XIXè siècle, il reprend l'argument classique, de Leroy à Ribot en passant par Broussais et Comte: l'introspection réserverait la psychologie à l'étude de l'homme adulte, civilisé, et ajoute Canguilhem, colonisateur10.

Il formule également un autre argument contre l'introspection, en citant T. Carlyle et la "philosophie du vêtement" de son Sartor resartus.  Il est impossible de se connaître indépendamment du vêtement que l'on porte, c'est à dire de ce qu'on est dans le monde: les institutions, les moeurs, les préjugés sont les vêtements de l'esprit humain: "nos oeuvres sont le miroir où notre esprit aperçoit pour la première fois ses exactes proportions. D'où la folie de cet impossible précepte: connais-toi toi-même". L'habit est loin d'être inessentiel, il est au contraire ce qui nous fait exister dans le monde: "point d'homme sans habit, point de conscience sans reprise" (CANGUILHEM, 1930, p. 523)11.

Mais il y a une innovation importante par rapport à la critique comtienne. Dès les  Libres propos  cette critique de l'introspection est déjà conçue comme ayant  une portée morale: il ne s'agit pas tant d'une impossibilité purement théorique, que d'une "lâcheté", qui consisterait à se regarder soi même comme passif: "qui ne voit l'impasse et qu'il n'y a point de séparation possible entre l'étude de soi et la création de soi ?" (CANGUILHEM, 1930, p.522). Et Canguilhem d'approuver Emmanuel Berl "pourfendant" dans Mort de la morale bourgeoise, "le fantôme qu'il veut dire bourgeois de la vie intérieure. Pauvre spectre assurément au regard des tâches précises qui attendent l'homme" (CANGUILHEM, 1930, p. 523). La philosophie de la vie intérieure est l'exact contraire de la philosophie de l'action que s'apprête à construire Canguilhem. En fait, selon Canguilhem,  "la contemplation de soi est,  par une singulière opération,  dont on ne voit pas que les choses donnent l'exemple, une transformation de soi" (CANGUILHEM, 1930, p. 522)

 

La Critique de la "Brutalisation"

La critique principale que Canguilhem adresse à la psychologie n'est donc pas tant une critique épistémologique, portant sur son absence d'unité ou son  impossibilité, qu'une critique éthique des conséquences du projet psychologique. Dès les premiers écrits l'introspection est critiquée comme philosophie de l'inaction, comme le behaviorisme sera par la suite critiqué comme philosophie de la brutalisation.

Le behaviorisme pose des problèmes tout particuliers à Canguilhem, dans la mesure où il entend en effet constituer un "théorie générale des relations entre les organismes et les milieux", indépendante de toute philosophie, alors que tous les courants psychologiques antérieurs, entendaient se fonder dans une "anthropologie", "c'est à dire, malgré l'ambiguïté aujourd'hui fort à la mode de ce terme, dans une philosophie" (CANGUILHEM, [1958] 1994, p. 380). La seule psychologie qui faisait  peut-être auparavant preuve d'une telle ambition était la psychologie de Ribot, qui, selon le cours sur l'histoire de la psychologie, suppose également une "philosophie honteuse", le positivisme. Or, selon Canguilhem, il faut demander à la psychologie d'où elle tient son "idée de l'homme" et "si ce ne serait pas, au fond, de quelque philosophie" (CANGUILHEM, [1958] 1994, p. 367). Ne pas s'interroger sur la signification de l'idée d'homme, ce serait le ravaler au rang de chose, d'outil ou d'instrument qu'il convient simplement de mettre à sa place, en excluant toute signification des actions humaines. C'est en ce sens que le behaviorisme est, d'une certaine manière, la vérité de la psychologie.

Dès 1929, Canguilhem notait qu'"en faisant de l'esprit un petit appareil à part, on fait de l'esprit une chose, c'est à dire qu'on l'enterre comme esprit" (CANGUILHEM, 1929, p. 192). Par la suite, la psychologie deviendrait donc une technique du rangement des hommes, de leur sélection et aboutirait à une forme de "ségrégation humaine". Historiquement Canguilhem voit un indice de cette tendance dans les origines de la psychologie "scientifique", qui commence avec l'étude par Bessel ou Maskelyne, au début du XIXè siècle de l'"équation personnelle", c'est à dire des erreurs d'observation: l'homme est alors considéré comme un instrument, simple auxiliaire de la lunette astronomique qu'il sert. La partie de la psychologie qui illustre le plus clairement cette transformation de l'homme en instrument est la psychologie du travail: Canguilhem situe très explicitement Watson à l'origine du taylorisme, qui "traite l'homme comme objet de la rationalisation et de l'organisation scientifique du travail", c'est-à-dire comme "une machine à embrayer correctement sur d'autres machines" (CANGUILHEM, 1947b, p. 122).

Autre formulation de la même critique, la psychologie scientifique conduit à "brutaliser" l'homme, et à le traiter non plus comme un outil, mais comme un animal. Sur ce point, comme Tilquin qu'il utilise, Canguilhem souligne l'importance de la psychologie animale à l'origine du behaviorisme. Le behaviorisme conduit à identifier "le dressage à l'apprentissage, l'animal à l'homme" (CANGUILHEM, 1981). Le meilleur exemple choisi par Canguilhem est le "morne et insipide Kinsey" qui prétend étudier nos moeurs sexuelles comme celle des animaux 12. La réponse que propose Canguilhem consisterait alors à traiter le psychologue lui-même comme un insecte: il faut alors se souvenir de Stendhal: "au lieu de haïr le petit libraire du bourg voisin...appliquez lui le remède indiqué par le célèbre Cuvier; traitez-le comme un insecte. Cherchez quels sont ses moyens de subsistance, essayez de deviner ses manières de faire l'amour" (CANGUILHEM, [1958] 1994, p. 379).

Enfin, dans une dernière période, s'inspirant de la terminologie de Foucault, Canguilhem reformulera cette critique de la brutalisation lorsqu'il dénonce la mise au service des savoirs par les pouvoirs: dans "le Cerveau et la pensée", il  note que "de plus en plus de pouvoirs sont intéressés par notre pouvoir de penser". Il s'agit, pour IBM comme pour le dissident L. Pliouchtch, de viser la "normalisation de la pensée" (CANGUILHEM, 1981).

Mais la préoccupation est déjà ancienne chez Canguilhem, et n'est pas due à Foucault, contrairement à ce qu'estiment certains. On pourrait même soutenir qu'il s'agit là de la souche la  plus ancienne de la pensée de Canguilhem. Il suffit de se souvenir du "Discours de Charleville", lorsque le jeune professeur de philosophie se révoltait contre  les "théoriciens officiants et attitrés de l'acceptation de soi et de  l'adoration du fait" au détriment de l'attention aux valeurs (CANGUILHEM, [1930] 1996, p. 88). Cette hostilité à la brutalisation propre à la psychologie, Canguilhem l'attribue à ses deux maîtres, par ailleurs si différents, que furent Alain et Bergson.

Pour Alain, le psychologue est cet être sans courage, ce maître de "soumission", qui immobilise l'esprit et refuse d'agir.  Canguilhem cite le chapitre "Lâches penseurs" de Mars ou la guerre jugée, "que les psychologues n'ont sans doute jamais lu, pour leur repos" (CANGUILHEM, 1929, p. 192). Le passage d'Alain est effectivement pour le moins violent: "imaginez un psychologue, si vous pouvez. C'est un historien de l'âme, pour qui penser n'est rien de plus que savoir ce qu'on pense". Les psychologues sont des "adorateurs du fait", effectuant "un travail de haute police", qui désapprennent à "penser debout" (ALAIN, [1921] 1960, p. 645).

Quant à Bergson, Canguilhem, dans son "Commentaire de l'Evolution créatrice", rappelle une "idée très importante" de La pensée et le mouvant:  la science ne doit pas traiter le vivant comme l'inerte, il faut éviter une "physique de l'esprit", calquée sur celle du corps, qui méconnaîtrait "ce que l'esprit a proprement de spirituel" (BERGSON, [1934] 1984, p. 1283). En effet, "traiter le vivant comme l'inerte est une condition implicite de l'utilisation du vivant", et au-delà, "la première des conditions pour brutaliser un être est de le tenir pour brut et c'est pourquoi la haine est d'abord retrait de valeur ou refus de valeur" (CANGUILHEM, 1943b, p. 141, 142).

Une confirmation du caractère principalement éthique de la critique canguilhemienne peut être trouvée dans le fait qu'il réserve un traitement tout à fait semblable à la sociologie, alors même que les problèmes épistémologiques qu'elle soulève sont bien différents. Canguilhem dénonce le sociologisme des "sociologues purs" qui prétendent ne se mouvoir que dans le monde du fait, et oublient la signification des valeurs. Ces "mauvais" sociologues sont sans doute Durkheim, ou  plus encore le Levy-Bruhl de La morale et la science des moeurs. Mais il convient de ne pas "confondre sociologie et durkheimisme": la réalité sociale est plus complexe et ne peut se réduire à "quelques concepts de tradition comtienne, marxiste ou durkheimienne"  (CANGUILHEM  1936, p. 573).

Les sociologues qu'apprécie Canguilhem sont ceux, tels C. Bouglé ou M. Halbwachs, qui ont su "garder l'exigence des valeurs". De C. Bouglé il explique, après Cavaillès, que "sa sociologie n'a rien d'un sociologisme". Il apprécie en particulier que pour l'auteur des Leçons de sociologie sur l'évolution des valeurs, "la place de la nécessité dan l'ordre social ne lui paraissait pas exclusive de l'intérêt pour les utopies qu'elle a périmées (CANGUILHEM, 1978, p.31). Ses études scientifiques du régime des castes ne sont pas exclusives d'une prise de parti résolue contre un tel type d'organisation sociale. M. Halbwachs apparaît même moins sociologiste encore: déjà dans les Libres propos en 1931, analysant Les causes du suicide, Canguilhem notait que "ses conclusions rabattent les prétentions de ce dogmatisme sociologique que Durkheim introduisit sans nuances sur le marché sociologique". Là aussi il est question de valeur: "peut être va-t-on enfin admettre que la société comme toute autre réalité a exactement la valeur que lui confère un esprit." (CANGUILHEM, 1931, p. 528). Là aussi il est question de ne pas traiter l'homme comme une chose: par exemple Halbwachs a su tenir compte de la "valeur de l'individualité", à la différence de "certains sociologues qui n'ont pas toujours échappé à la tentation de traiter l'homme comme un mécanisme qu'on peut dominer de l'extérieur du moment qu'on en connaît les lois" (CANGUILHEM, 1947a, p. 238 ).

Mais la situation de la sociologie est moins grave, dans la mesure où certains sociologues sont "sauvés" par Canguilhem, alors qu'il est difficile de citer un seul  psychologue qui ne tombe pas dans le psychologisme.

 

Psychologisme et Résistance

Contre ce "psychologisme", Canguilhem reprend  les critiques de Husserl  contre les philosophies qui confondent question de l'origine et question du fondement de la connaissance. De ce point de vue, "la philosophie n'a rien à attendre des services de la psychologie, d'une discipline dont Husserl a pu dire que la manière dont elle est entrée en cène, au temps d'Aristote, en a fait "une calamité permanente" pour les esprits philosophiques" (CANGUILHEM, [1980] 1993, p. 31)13. Mieux encore,  Canguilhem fait référence à Cavaillès, car il partage avec celui-ci une "déception"  à l'égard de Husserl, "retombé" dans le psychologisme. Comme Cavaillès, il estime en effet qu'il y a "encore trop d'allusions au Cogito dans la philosophie de Husserl" (CANGUILHEM, 1976, p. 46). Au delà la critique remonte jusqu'à Kant, qui est lui aussi susceptible d'une interprétation psychologisante , puisque "la nécessité des règles – c'est à dire leur caractère normatif inconditionné – reste subordonnée à l'absolu d'une conscience" (CAVAILLÈS, [1946] 1976, p. 2).

A l'inverse, Cavaillès aurait entrepris “d'élaborer une philosophie sans sujet", fondée sur le concept et non sur la conscience (CANGUILHEM, [1989] 1994, p. 686)14. Canguilhem semble ici confirmer la démarcation qu'opère Foucault, justement à propos de Cavaillès et Canguilhem entre "philosophie de l'expérience, du sens, du sujet" et "philosophie du savoir, de la rationalité et du concept" (FOUCAULT, 1985, p. 4). L'objectif est d'élaborer une philosophie sans cogito, et dans l'article sur "Le cerveau et la pensée", Canguilhem fait la liste de toutes les formulations alternatives, de Spinoza à Rimbaud, en passant par Lichtenberg, le neurologiste Exner ou  Nietzsche: "homo cogitat", "çà pense", "il pense en moi", "on me pense", "quelque chose pense" (CANGUILHEM, [1980] 1993, p. 17). La référence qu'il  va choisir est Spinoza. 

Mais il ne s'agit pas  seulement  du Spinoza  qui énonce "homo cogitat", mais aussi de celui qui, en même temps,  dans  le Traité théologico-politique, "est ce Je qui revendique (...) qu'il soit accordé à chacun de penser ce qu'il veut et de dire ce qu'il pense" (CANGUILHEM, [1980] 1993, p. 30). Spinoza est la preuve vivante qu'une philosophie sans cogito ne conduit pas à l'inaction ou au fatalisme. Alors que Descartes, philosophe du cogito, fait preuve de la plus grande  prudence en politique,  Spinoza a pris parti publiquement pour la droit à la liberté de pensée.  D'où l'importance accordée par Canguilhem à l'indignation de Spinoza, sortant de sa maison pour placarder des affiches portant Ultimi barbarorum à l'occasion de l'assassinat de Jean de Witt par des émeutiers orangistes en 1672. "En somme cette philosophie sans sujet a imprimé à son auteur le ressort nécessaire pour s'insurger contre le fait accompli". D'un tel "pouvoir de ressort", la philosophie peut rendre compte, alors qu'il est certain que la psychologie en est incapable. A cette prétention exorbitante de la psychologie de vouloir rendre compte de notre pouvoir de penser et d'agir, il est un impératif à opposer: "la philosophie ne peut même que résister" (CANGUILHEM, [1980] 1993, p. 31).

Derrière cette allusion à la "résistance", il est certain qu'outre Spinoza, il est une présence plus discrète et plus proche, pour Canguilhem, celle de Cavaillès, philosophie et résistant, qui a effectivement prouvé, par sa vie et sa mort héroïque, qu'un certain sentiment de la nécessité ne conduit pas à l'acceptation du fait accompli. A la différence des philosophes existentialistes, Canguilhem n'a pas entrepris "d'écrire une morale", comme ceux qui se préparent "à mourir dans (leur) lit", il a agi: "que les philosophes de l'existence et de la personne fassent aussi bien la prochaine fois, s'ils le peuvent" (CANGUILHEM, 1976, p. 33).

Canguilhem insiste ici sur l'inspiration spinoziste de Cavaillès. Cette inspiration spinoziste permet de comprendre le "style singulier de son action de résistant", sur le caractère "nécessaire de son action, mais aussi ses thèses mathématiques: "c'est parce que la philosophie de Spinoza représente la tentative la plus radicale de philosophie sans cogito, qu'elle était si proche de Cavaillès, si présente à lui quand il avait à s'expliquer aussi bien sur l'idée de son combat de résistant que sur l'idée de la construction des mathématiques" (CANGUILHEM, 1976, p. 30).

Les textes de Canguilhem sur Cavaillès constituent une éthique discrète.  Cavaillès est le modèle d'une philosophie de l'action sans cogito. Ce que Canguilhem appelle ici le psychologisme, c'est à dire un usage "exorbitant" du cogito ne peut conduire qu'à l'acceptation et à la soumission. Derrière la critique du psychologisme, Canguilhem renvoie donc là aussi à une question de philosophie pratique.

En même temps il est certain qu'il n'est pas facile, même pour Canguilhem, de comprendre ce qui fait qu'au delà de simples "opposition  en paroles" au national-socialisme, dans la mesure où elle est une "philosophie farouchement hostile à toute forme d'universalisme".

Somme toutes normale pour un philosophe français de cette époque, formé dans la tradition rationaliste, Cavaillès est allé plus loin : "autre chose est de risquer sa tête, dans un combat initialement douteux" (CANGUILHEM, 1976, p. 45). Il y a là quelque chose comme un mystère, qui fait sa grandeur: "ne pas pouvoir éclairer entièrement ce qui fut sa justification secrète, cela constitue à nos yeux un hommage à sa grandeur" (CANGUILHEM, [1989] 1994, p. 686).

Il est certain que la vie de Cavaillès fournit l'exemple d'une action et non une règle universelle. La résistance dont il est question dans sa critique de la psychologie ne se fait certes au nom d'"aucun concept spéculatif de l'homme" (DESCOMBES, 1989, p.158). Canguilhem est sur ce point très explicite: la philosophie se retourne "une fois de plus, du côté populaire, c'est-à-dire du côté natif des non-spécialistes" (CANGUILHEM, [1958] 1994, p. 381).  Le regretter, comme le fait V. Descombes, c'est ignorer qu'il y a effectivement pour G. Canguilhem une limite au discours philosophique, et que cette limite se rencontre dans le particulier, dans le problème de l'action. Là est le sens de toute sa réflexion sur la médecine, qui ne cesse d'illustrer l'idée que la pratique ne peut pas être une simple application de la science, mais qu'elle a son domaine propre. Comme la philosophie de la vie montre que le vivant crée ses propres normes, qu'il peut opposer au milieu, la philosophie de l'action humaine affirme aussi  que le vivant humain n'existe véritablement qu'en refusant le donné et en lui imposant ses propres normes. Selon A. Badiou, le concept de sujet, s'il existe chez Canguilhem, peut se définir comme "un vivant quelque peu déplacé" (BADIOU, 1993, p. 304). Il serait sans doute possible de le définir plus précisément encore comme un vivant résistant aux pressions du milieu et inventant ses propres normes contre le milieu. D'où l'importance centrale de la critique de la psychologie, puisque celle-ci, assimilée au behaviorisme, définit le vivant comme n'étant rien d'autre que le résultat nécessaire d'une stimulation venue du milieu. La psychologie est donc bien, selon Canguilhem, l'anti-philosophie.

Quand il parle de la psychologie, Canguilhem a donc en vue bien autre chose que ce que nous appelons aujourd'hui psychologie. Sa critique de la psychologie est une critique éthique, quasi politique,  fondée sur une théorie du sujet qui annonce, quoique dans une autre terminologie, celle de Foucault. La psychologie est pour lui l'esprit de soumission qui prétend tout justifier au nom d'un certain sérieux de la science. Le psychologue et le philosophe sont pour Canguilhem les deux figures possibles du rapport au monde : l'un accepte le monde, au nom de l'esprit de sérieux, l'autre y résiste, au nom d'un esprit de révolte.

Il est curieux de constater que cette différence de style apparaît avec une étonnante clarté dans les deux tout  premiers articles de Canguilhem et Lagache, parus dans le même numéro de la Revue de Genève en décembre 1926, en réponse à la question "Que pense la jeunesse universitaire d'Europe ?"15. D. Lagache, déjà fort sérieux, quoique passablement exalté, annonce, en guise de signature, qu'il "poursuit des études de philosophie et de médecine. Se destine à la psychologie pathologique". Pour lui, l'intellectuel est soit un "intellectuel par Raison" et donc un sceptique qui "ne dit ni oui ni non", soit un "intellectuel par Amour", c'est-à-dire un philosophe à qui "revient la direction de l'humanité" (LAGACHE, 1926, p. 800). Il fait alors un éloge assez grandiloquent de la philosophie "qui n'est pas seulement un passe temps, un métier ou une spécialité" mais une "forme supérieure de la conscience de la communauté humaine". Dans un style élitiste, "il propose de "régenter, éduquer, contrôler" et ne recule pas devant la nécessité de "créer une certaine uniformité". Il envisage en outre de "restaurer", au profit des psychiatres, "la fonction de directeur spirituel" (LAGACHE, 1926, p. 802). Canguilhem, volontiers provocateur, signe pour sa part: "Languedocien. Elève à l'ENS pour préparer l'agrégation de philosophie. Le reste du temps à la campagne à labourer". A la question posée, il répond en refusant l'idée de génération, idée d'étudiants et non de paysans, qui est une  "lâcheté", une "excuse à la paresse", car elle est "soumission au cours des ans": "ce n'est plus de ma génération", disent les vieux ou les fatigués pour excuser leur paresse" (CANGUILHEM, 1926, p. 795). Canguilhem fait l'éloge de la jeunesse, de son hostilité "aux riches et aux puissants": "il  faut que le jeunesse soit impertinente", et qu'elle le reste, méprisant "ceux qui sont arrivés" (CANGUILHEM, 1926, p. 798). Canguilhem a montré, au long des années, qu'il est possible de rester fidèle à cette radicalité de la jeunesse.

 

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Endereço para correspondência
E-mail: jfbraunstein@cybercable.fr / jfbraunstein@cybercable.fr

Recebido em: 23/09/04
Aceito para publicação em: 20/10/04

 

 

NOTAS

* Université Paris I. Nous remercions le Bulletin de Psychologie d'en avoir autorisé la publication.
1 Sur ce point, cf. l'article de J. Carroy et A. Ohayon dans le présent numéro.
2 Publié premièrement dans les Revue de métaphysique et de morale, n. 1, 1958 et repris dans les Cahiers pour l'analyse, n.2, mars 1966.
3 Publié premièrement au n° 2 des Cahiers pour l'analyse.
4 Repris dans Cahiers philosophiques, hors série, juin 1993, p. 45-55.
5 Le tableau historique de G. Canguilhem est fondé sur des documents très précis de E.G. Boring à A. Tilquin en passant par A. Gurwitsch..  Ces renseignements historiques se retrouvent avec encore plus de précision dans le cours de Sorbonne de 1960-1861 sur "L'histoire de la psychologie scientifique au XIXè siècle". Nous remercions E.Balibar de nous l'avoir communiqué.
6 D. Lagache naît en 1903, G. Canguilhem en 1904. Ils entrent à l'Ecole normale supérieure en 1924, l'un 10è, l'autre 16è. Leur première publication, dans la même revue, date de 1926. Ils passent l'agrégation de philosophie en 1928 pour Lagache (3ème), en 1927 pour Canguilhem (2ème), leur thèse de médecine en 1934  pour Lagache  et  1943  pour Canguilhem. 'Ils entrent à la Faculté de Strasbourg en 1937  pour Lagache, en 1941 pour Canguilhem, puis à la Sorbonne en 1947 pour Lagache, en  1955 pour Canguilhem.
7 Édition augmentée, Le normal et le pathologique, 2ème éd., PUF, Paris, 1972.
8 Publié premièrement dans le Sauvegarde, 1948.
9 Publié dans les Bulletin de la Faculté des Lettres de Strasbourg, v.24, n.2, décembre 1946, également publié, sous une forme réduite, dans la Revue de métaphysique et de morale, v.51, n.4, oct. 1946.
10 A cette occasion, Canguilhem s'indigne de l'intolérance du XIXè siècle : "les enfants à l'école! les malades mentaux à l'asile ! les primitifs colonisés!"
11 Il serait  possible d'écrire un chapitre sur la "philosophie du tissu" chez Canguilhem, des Libres propos   de janvier 1930 (Divertissement. Discussion sur le temps selon Kant), où il privilégie la notion de  "trame" par rapport à celle de  "milieu" - "trame, cette notion et déjà plus près de celle d'un acte que ne l'est la notion de milieu"- , jusqu'à l'article sur la théorie cellulaire dans la Connaissance de la vieoù il compare longuement cellule et tissu : "tissu nous fait penser à l'homme et non à l'araignée. Du tissu c'est par excellence, oeuvre humaine...Du tissu, c'est l'image d'une continuité où toute interruption est arbitraire, où le produit procède d'une activité toujours ouverte sur la continuation... On doit toucher, palper, froisser un tissu pour en apprécier le grain, la souplesse, le moelleux" (Canguilhem 1951, p. 64). On pourrait alors se rappeler  que le père de G. Canguilhem était tailleur.
12 Mais dans sa réponse à R. Pagès, il apprécie les remarques de celui-ci sur Kinsey, dont la science peut être utilisée à toutes fins spécifiques, "en fonction de choix personnels". Kinsey plaît à R. Pagès, "parce qu'il a des sources entomologiques et que l'entomologie (lui) parait, justement, un type de science peu pragmatique, constituée par négligence de la notion d'insectes utiles, longtemps vouée à la poésie et au merveilleux, un peu comme à certains égards l'astronomie". "R. Pagès note en outre que Kinsey peut offrir "des arguments contre un droit sexuel inappliqué, et peut-être inapplicable,  des considérations rassurantes pour les gens qui s'écartent des normes accréditées", des arguments pour une répression enfin efficace, des considérations atterrantes et édifiantes sur la nature humaine, une méthode de sélection  précoce pour l'enseignement supérieur,  du cynisme, du dégoût, des satisfactions érotiques,  de l'ennui, etc" (Pagès 1958, p. 27-28).
13 Publié premièrement dans les Prospective et santé, n. 14, été, 1980.
14 Publié premièrement dans les France-Culture, 27 avril 1989. 
15 Cet article, ainsi que ceux  de R. Aron et D. Lagache, sont reproduits dans le présent numéro. Notre attention avait été appelée sur le texte de G. Canguilhem par l'article de L.L. Grateloup : "Georges Canguilhem : un homme, un métier, une oeuvre" (Cahiers philosophiques, 69, déc. 1996, p. 30). Nous remercions Mme Canguilhem d'en avoir autorisé la publication.

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