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Arquivos Brasileiros de Psicologia

versão On-line ISSN 1809-5267

Arq. bras. psicol. v.58 n.2 Rio de Janeiro dez. 2006

 

ARTIGO

 

Louis Vivet, un cas paradigmatique des personnalités multiples et de la méthode cathartique

 

Louis Vivet, the concept of multiple personality and cathartic mehod

 

 

Stéphane LaurensI; Toshiaki KozakaïII

ILaboratoire CRPCC, Université Rennes II, Rennes, France
IILaboratoire de Psychologie Environnementale (CNRS UMR 8069), Université Paris V, Paris, France

Endereço para correspondência

 

 


RÉSUMÉ

Un cas clinique, celui de Louis Vivet, décrit par Bourru et Burot (1888), contribua à l’élaboration des concepts de personnalités multiples et de méthode cathartique. Les auteurs présentent ce cas, le contexte dans lequel il est observé et les théories construites à partir de ce cas. L’analyse de la genèse des états iatrogènes ou transitoires présenté par Louis Vivet (Hacking, 2002), montre comment les théories dominantes à l’époque concernant l’identité et la mémoire contribuèrent à former les symptômes observés par Bourru et Burot (1888) et validèrent les méthodes pour les soigner.

Mots-clés: États iatrogènes; Personnalité multiple; Méthode cathartique; Identité; Mémoire sociale.


SUMMARY

A clinical case of Louis Vivet, described by Bourru and Burot (1888), contributed to elaborate the concepts of multiple personality and cathartic method. The authors present this clinical case, the cultural context of this mental illness, and the relevant theories. The genetic analysis of Louis Vivet’s iatrogenic disorder or transient mental illness (Hacking, 2002) shows how the dominant theories on identity and memory contributed to construct the symptoms observed by Bourru and Burot (1888) and validated the therapeutic methods.

Keywords: Iatrogenic disorder; Multiple personality; Cathartic method; Identity; Social memory.


 

 

À la fin du XIXe siècle, les sciences médicales vont buter sur l’étude de certaines maladies mentales qui ne se pliaient pas à leur cadre expérimental et se jouaient de leur scientisme.

Ainsi, par exemple Charcot, ce brillant neurologue, aborda tout d’abord l’étude du psychisme par la métallothérapie et l’hypnose &– pensant trouver, dans l’apposition de métaux variés sur les différentes parties du corps des patients, des lois (Rapport, 1877; 1878; Burq, 1882). Ce n’est qu’au bout d’une quinzaine d’années que Charcot (1893) révisa fondamentalement son approche du psychisme et des thérapies et plaça l’origine de certaines maladies mentales non dans des lésions organiques mais dans la croyance et l’imagination, ce qui constituait une rupture épistémologique conséquente.

C’est un moment particulier de cette période audacieuse de la science que sera décrit puis analysé dans cet article: la découverte de la méthode cathartique et des personnalités multiples grâce à l’analyse par Bourru et Burot (1888) d’un patient, Louis Vivet. Des études récentes sur les faux souvenirs (pour une présentation générale, cf. Loftus et Ketcham, 1997) ou sur les personnalités multiples (pour une présentation générale, cf. Spanos, 1998) révèlent que les idées élaborées par Bourru et Burot (1888) à partir de ce cas persistent aujourd’hui encore, Alors qu’il est avéré que leur pertinence était limitéé: les symptômes présentés par Louis Vivet étaient, pour reprendre la terminologie de Hacking (2002), des états iatrogènes, doxogènes ou transitoires. Ils étaient la résultante des théories dominantes à l’époque en matière d’identité et de mémoire ainsi que d’une trop grande naïveté en matière d’investigation du psychisme.

Comme on le verra, les conceptions simples (notamment en matière de théorie de la mémoire et de techniques d’investigation du psychisme) qui permirent la découverte de la méthode cathartique imprègnent tant le sens commun, semblent si évidentes, que plus d’un siècle après la conversion de Charcot ou les analyses de Freud, elles guident toujours l’idée que nous nous faisons de ce qu’est la mémoire, un souvenir ou de ce qui peut constituer un événement traumatique. Ces conceptions de sens commun, bien que maintes fois démenties, continuent pourtant à fonder de nombreuses thérapies.

Le contexte à fin du XIXe siècle: L’émergence du moi pluriel contre le moi unique

Après les nombreuses observations qui, notamment à la suite de Puységur, révélaient les phénomènes de mémoire dissociée1et la pluralité d’existences2, la seconde moitié du XIXe siècle vit apparaître l’une des plus importantes critiques à propos de l’esprit: le moi et l’identité furent qualifiés par de nombreux intellectuels appartenant aussi bien aux milieux scientifiques que philosophiques d’entités fictives, d’apparences ou de constructions illusoires. Comme le dira un peu plus tard Nietzsche (1888/1995), "l’identité est une grande illusion" tout comme "le concept de l’’individu’ est faux", car en fait, "nous sommes une multiplicité qui s’est construit une unité imaginaire" (, p. 284-289).

Par exemple, Durand de Gros3(1867) s’insurgeant contre le "dogme de l’unité indivisible et absolue de l’être humain" (p. 603) fut l’un des premiers théoriciens du polypsychisme:

"[...] la physiologie et la médecine, la psychologie et la morale se sont accordées jusqu’à ce jour à regarder l’homme comme une unité vivante, sentante et pensante, entièrement compacte et irréductible, comme un corps animé un et simple; et, sur cette première et commune croyance, toutes leurs institutions dogmatiques et pratiques se sont formées. Or, de nouveaux faits semblent venir aujourd’hui nous démontrer que cette croyance est une erreur; que l’être humain est, en réalité, une collection d’organismes, une collection de vies et de moi distincts" (p. 615).

Ce courant critique fut tel que Jean Paulhan (1880), dans un de ses premiers écrits, affirmait que ces phénomènes de double conscience étaient bien connus des lecteurs de la Revue Philosophique. Taine, Ribot, Littré, Azam, Dufay avaient déjà exposé des cas et élaboré des thèses à ce sujet. Jean Paulhan considérera, comme beaucoup d’autres plus tard, que ces états de double conscience, initialement ou a priori considérés comme morbides, étaient en fait fréquents, et ceci, même chez un individu normal: fondamentalement l’homme dispose de diverses personnalités. C’est le corps qui fonde l’unité de l’homme non son esprit: il est constitué de plusieurs moi, lorsque l’un domine il exclut le plus souvent les autres (il y a donc une unité, mais elle est momentanée). Deux des plus grandes figures de la psychologie française, Taine et Ribot, soutinrent directement ou indirectement ces idées (Hacking, 1998, p. 253). Ainsi, Taine (1870, p. 343) affirmait que le moi est une "entité verbale" et un "fantôme métaphysique". De même pour Ribot (1885, p. 151), "l’individualité à son plus haut degré, chez l’homme, est l’accumulation et la condensation dans la couche corticale du cerveau de consciences élémentaires, à l’origine autonomes et dispersées".

Pour bien mesurer cette révolution rappelons la thèse dominante à l’époque (mais encore aujourd’hui) avec les mots simples et clairs de Thomas Reid (1785):

"La conviction que tout homme possède de son identité, aussi loin que remontent ses souvenirs, n’a pas besoin, pour être renforcée, du secours de la philosophie, et aucune philosophie n’est capable de l’affaiblir sans avoir déterminé au préalable un certain degré de folie… Mon identité personnelle implique par conséquent l’existence continue de cette chose indivisible que j’appelle le moi. Quel que soit ce moi, il est quelque chose qui pense, réfléchit, résout, agit et souffre. Mes pensées, actions et sentiments changent à tout moment; ils ont une existence successive, non continue; mais le moi auquel ils appartiennent est permanent et conserve une position invariable à l’égard de toutes les pensées, de toutes les actions et de tous les sentiments qui se succèdent et que j’appelle les miens… L’identité est une identité parfaite; là où elle est réelle, elle n’admet pas de degrés, et il est impossible qu’une personne soit en partie la même, en partie différente, parce qu’une personne est une monade, c’est-à-dire indivisible. L’identité appliquée aux personnes ne souffre aucune ambiguité, n’admet pas de degrés, de plus ou de moins. Elle est la base de tous les droits et de toutes les obligations et de toutes les responsabilités, et sa notion est fixe et précise".

Les premeirs cas typiques

De nombreux cas pathologiques étonnants et exemplaires viendront alimenter la thèse du moi pluriel contre celle, classique, morale et évidente du moi unique, de l’identité continue. Ainsi, Taine (1870, p. 156; 1876) dans son argumentation en faveur du multiple contre l’unique utilise le cas de la "dame de Macnish", une femme qui aurait eu deux existences alternantes s’ignorant l’une l’autre4. En France, il faut mentionner deux cas plus importants que les autres Estelle et Félida. Le cas d’Estelle5 constitue une révolution copernicienne (hélas trop peu connue) car le Dr. Despine (1840) qui l’observa affirma que son état normal était pathologique alors que son état second ne l’était pas (un état apparu plus tardivement qui est plus limité en souvenirs, mais où Estelle se montre moins maladive, plus joyeuse…). Le point d’orgue de cette riche série de cas est celui de Félida (Azam, 1893) qui comme le pense Hacking (1998, p. 253) fut l’éducatrice de Taine et Ribot et qui, par la suite fut sans cesse repris.

C’est un autre cas, évidemment beaucoup moins connu que celui de Félida, qui sera exposé ici, celui de Louis Vivet. Par bien des points, il ressemble à d’autres cas de cette époque où on ne parle que de double personnalité ou de double mémoire. C’est ainsi que Camuset (1882) puis Voisin (1885) le considèreront lors de son passage dans leurs services respectifs. Cependant, quelques années plus tard,Bourru et Burot (1888), essayant de dresser une biographie de Louis Vivet6, supplanteront le terme de double par celui de multiple, introduisant ainsi le concept de personnalité multiple (Hacking, 1998, p. 271; 2002, p. 48).

"Nous n’en sommes plus à l’alternance de deux personnalités [...], nous voilà en présence de toute une série d’états successifs et différents" (Bourru et Burot, 1888, p. 84).

Comme on le verra, ce patient incarne, à travers les symptômes qu’il présente, les savoirs et les hypothèses médicales de l’époque. Ses rencontres avec divers médecins, la manière dont il endosse leurs diagnostiques et dont il répond à leurs expérimentations en fait un "type idéal". Mais ce cas idéal va au-delà de la synthèse de connaissances déjà construites car il permettra d’étayer les hypothèses les plus hardies. En effet toutes les explorations sont possibles car chacune des personnalités multiples de Louis Vivet est évocable à volonté, et ainsi apparaît sous le regard de ceux qui l’observent une personnalité particulière, accompagnée de ses souvenirs propres et d’un état physique spécifique. On a donc l’impression de faire revivre le passé de Louis Vivet et de le replacer dans son attitude et son état de l’époque. Ainsi, pour Crabtree (1985; 1993) c’est à partir de Louis Vivet qu’on va établir un lien entre les personnalités et les mémoires multiples. Mais l’exploration Bourru et Burot ira beaucoup plus loin et pour Chertok (1960), Louis Vivet apparaît comme un cas paradigmatique de l’utilisation de la méthode cathartique à la suite d’un trauma: le rappel de souvenirs va être considéré comme un moyen thérapeutique efficace.

Le cas idéal: Louis Vivet

Pour Bourru et Burot (1888) la vie de Louis Vivet est "remarquable pas la complexité des états de personnalité qu’elle a successivement présentés" (p. 121). Il semble avoir connu diverses existences, chacune étant caractérisée par des traits physiques et psychiques particuliers. Par exemple, à telle époque de sa vie, il est brutal, voleur et fainéant, tandis qu’a une autre époque de sa vie, il est sympathique, honnête, travailleur et paralysé de tel membre.

À chaque fois qu’il change d’existence (au cours d’une crise), il prend une personnalité ainsi que les souvenirs et les états corporels spécifiques de cette personnalité. Il y a donc comme plusieurs vies, plusieurs existences qui se succèdent, s’ignorant mutuellement. Sur cet aspect pourtant étrange, Louis Vivet ressemble à d’autres cas déjà bien connus à l’époque.

Ce qui est plus important, c’est qu’avec ce patient, Bourru et Burot (1888) découvraient la possibilité "de faire varier le sujet comme il avait varié spontanément et que l’on pouvait par certains moyens faire reparaître une époque antérieur de sa vie" (p. 11). En effet, en plus de ces changements de personnalité naturels et spontanés, Louis Vivet peut être expérimentalement placé dans telle ou telle période de son existence. Période qui, comme pour les changements spontanés, correspond à telle personnalité et entraîne l’apparition de tout l’ensemble psychique et physique existant à cette période de son existence.

Cette capacité des médecins à replacer leur patient à telle période de son existence ou à telle autre, leur permet d’observer les conséquences de ce changement sur son état psychique et somatique. Ainsi, à telle période apparaissent certains symptômes qui, à une période située quelques jours plus tôt, disparaissent. Dotés d’un tel instrument, ils peuvent facilement localiser une période critique, celle pendant laquelle certains évènements peuvent sugir dans la vie de l’individu et être considérer comme les déterminants des états morbides futurs.

L’histoire de Louis Vivet

Louis Vivet est né à Paris le 12 février 1863 d’une mère hystérique et d’un père inconnu, il a passé une partie de son enfance dans un village près de Chartre ou maltraité par sa mère il fugua et devint vagabond. Condamné pour vol à l’age de 8 ans, il est placé dans une maison de correction. Tout en étant affecté à des tâches agricoles, il reçoit une instruction et se montre plutôt bon élève à l’école primaire.

Un jour, alors qu’il ramasse des sarments de vignes, "une vipère s’enroule autour de son bras gauche, sans le mordre. Il en eut une frayeur extrême et le soir, rentré à la colonie, il perdit connaissance et eut des crises. Les attaques se renouvelèrent: il survint enfin une paralysie des membres inférieurs, l’intelligence restant intacte" (Bourru et Burot, 1888, p. 20). Ensuite, il a de violentes convulsions et, paralysé des jambes, est incapable de marcher pendant trois ans.

En 1880 il est transféré à l’asile de Bonneval où on lui apprend le métier de tailleur. Il se montre sympathique et honnête, regrettant des vols qu’il avait commis précédemment, et travaille avec zèle. Mais un jour, il est pris d’une crise dont il sort guérit de sa paralysie. Il s’habille et on se rend compte qu’il se croit encore dans la maison de correction. Il veut d’ailleurs reprendre ses occupations de l’époque, ne reconnaît personne autour de lui, les lieux dans lesquels il est actuellement lui semblent nouveaux et il pense qu’on se moque de lui en lui affirmant qu’il a été paralysé.

Il devient querelleur, impoli, vole la ration de vin de certains de ses camarades et un jour il s’évade après avoir volé un infirmier. Arrêté alors qu’il s’apprêtait à prendre le train pour Paris, il frappe les gardiens et, furieux, se roulant à terre, il doit être enfermé dans une cellule.

Il sort en juin 1881, passe quelque temps chez sa mère, puis chez un propriétaire agricole. Il retombe malade et se retrouve, en septembre, à l’asile Saint-Georges. Il est traité pendant 18 mois, présentant irrégulièrement des crises et de fortes variations dans son caractère. Il sort de cet asile en avril 1882 puis on le retrouve à Paris où il est admis dans divers services dont celui de Jules Voisin à partir de septembre 1883.

Là, il a de nouvelles attaques et un matin il se réveille, cherche ses vêtements au pied de son lit pour aller travailler, il ne les trouve pas et demande à l’infirmer où ils sont. Il pense qu’on lui a caché ses vêtements pour lui faire une farce. Interrogé on se rend compte qu’il croit être le 26 janvier et il est tout étonné quand on lui explique qu’on est le 17 avril et qu’on lui montre les feuilles sur les arbres.

Jusque là, Louis Vivet avait été vu comme un cas de dédoublement. Ainsi, d’août 1883 jusqu’au 2 janvier 1885 où il s’échappe de l’hôpital Bicêtre, il avait été observé par Jules Voisin (1885). Ce dernier avait alors établi un rapport entre ce patient et le doublement de Félida, la célèbre patiente du docteur Azam. Avant ce période, le docteur Camuset (1882) qui l’avait aussi observé avait constaté un dédoublement.

Observations des variations de la personnalité

Il s’évade à nouveau en volant un infirmier, reste à Paris quelques semaines puis s’engage dans l’infanterie de marine. Il y commet des vols et est traduit devant le conseil de guerre. Puis à une nouvelle attaque à la suite de laquelle il est paralysé du côté droit. C’est là, en avril 1885, que Bourru et Burot (1888, p. 27-31) le découvrent. Il marche difficilement en traînant sa jambe droite, son bras droit totalement inerte (il est soutenu par la ceinture de son pantalon), tout le côté droit est insensible (la narine droite, la moitié de la langue… ne perçoivent ni odeur ni goût, l’œil droit ne voit qu’un brouillard gris), sa parole est embrassée, sa prononciation défectueuse et la fin de mots est inaudible. En ce qui concerne ses attitudes, il apparaît violent et arrogant: "[...] il est bavard, son langage est grossier: il tutoie tout le monde et donne à chacun un surnom irrévérencieux; il fume du matin au soir et obsède chacun de ses demandes indiscrètes de tabac et d’argent" (Bourru et Burot, 1888, p. 31).

La paralysie se résorbe progressivement et, en même temps, son caractère, son langage et ses sentiments changent: il devient plus réservé et s’exprime plus correctement et intelligiblement. Cependant, à la moindre contrariété, il ne peut se contenir et devient insultant et violent. Lorsqu’il est contrarié, il menace de se suicider, il avale des épingles, pile du verre pour l’ingurgiter, se fait des déchirures au visage…

"Son raisonnement est parfois assez juste sur les personnes et sur les choses, se tenant au courant de tous les événements du jour, grands et petits; il affiche les idées antireligieuses et ultra-radicales en politique. Il déraisonne sur certains points. Incapable d’aucune discipline, il veut tuer tout supérieur ou même toute personne qui voudrait exiger de lui une marque de respect. Il a à sa disposition des théories commodes pour expliquer ses actes délictueux. Il a commis plusieurs vols, il les avoue, mais les explique en disant que les objets volés appartenaient à tout le monde où bien que c’était une vengeance. S’il ne peut évoquer un motif plausible, il emploie le mensonge et nie le délit dont il est l’auteur" (Bourru et Burot, 1888, p. 32).

L’étude de sa mémoire révèle divers ensembles isolés les uns des autres:

"Sa mémoire est très précise pour toutes les actualités; il récite des colonnes entières du journal. Son souvenir dans le temps est borné à sa présence actuelle à Rochefort, à son séjour à Bicêtre et à la deuxième partie de son séjour à Bonneval, mais les faits qui se rapportent à ces périodes assez restreintes de son existence sont bien présents à son esprit" (Bourru et Burot, 1888, p. 33).

À côté de ces pans entiers de souvenirs, il y a des pans entiers d’oublis: par exemple, il ne sait pas comment il est arrivé à Bonneval croit y être arrivé tout enfant, il ne se souvient pas d’avoir été paralysé des jambes, il ne se rappelle pas avoir appris à coudre, et en effet, il ne sait pas (plus) tenir une aiguille… Il ne sait pas comment de Bonneval il s’est retrouvé à Bicêtre.

Expérimentations, crises et variations provoquées de la personnalité: la régression expérimentale

Ces observations conduisent Bourru et Burot (1888, p. 15) à diagnostiquer une paralysie de nature hystérique. Inspirés par la métallothérapie7, ils appliquent sur son bras droit un barreau d’acier aimanté. et comme prévu, ils produisent un transfert: l’insensibilité se portant sur le bras gauche. Tout d’abord, il y a des modifications de la respiration (elle semble rapide, gênée), des changements de physionomie (le patient à l’air anxieux) mais on voit aussi apparaître des mouvements dans les membres paralysés. Ensuite la respiration se fait plus régulière et moins gênée, le patient à l’air plus calme. Enfin "une grande inspiration avec bruit pharyngien, comme s’il avait un véritable déclenchement, annonce que le transfert est terminé" (Bourru et Burot, 1888, p. 36). En effet, on arrive à produire un transfert: on fait ainsi passer la sensibilité du côté gauche au côté droit. De cette manière, le côté droit retrouve sa sensibilité (tactile, vision…), ses capacités de mouvement, sa force… tandis que le côté gauche perd tout cela (Bourru et Burot, 1888, p. 36).

Mais à la plus grande surprise des deux médecins, une autre modification, accompagne ce transfert:

"Tout d’un coup, les goûts du sujet se sont complètement modifiés: le caractère, le langage, la physionomie, tout est nouveau. Le sujet est réservé dans sa tenue. Il n’aime plus le lait; c’est cependant le seul aliment qu’il prenne habituellement. L’expression de sa physionomie est devenue plus douce, presque timide: le langage est correct et poli. Le malade tout à l’heure si arrogant est maintenant d’une politesse remarquable, ne tutoie plus personne et appelle chacun ‘Monsieur’. Il fume, mais sans passion. Il n’a pas d’opinion, ni en politique ni en religion, et ces questions, semble-t-il dire, ne regardent pas un ignorant comme lui. Il se montre respectueux et discipliné. La parole est beaucoup plus nette qu’avant le transfert, la lecture à haute voix est remarquablement claire, la prononciation est bien distincte, il lit parfaitement et écrit passablement. Ce n’est plus le même personnage" (Bourru et Burot, 1888, p. 39).

"En quelques minutes la transformation est complète. Ce n’est plus le même personnage: la constitution du corps a varié avec les tendances, et les sentiments qui la traduisent. C’est un transfert total. La mémoire s’est modifiée, le sujet ne reconnaît plus ni les lieux où il trouve, ni les personnes qui l’entourent et avec lesquelles, il y a quelques instants, il échangeait ses idées. Un changement aussi inattendu et aussi radical était bien de nature à nous étonner et à nous faire réfléchir.

Nous avons renouvelé cette application plusieurs fois dans les conditions les plus diverses et le résultat était constant. Le même personnage reparaissait, toujours identique à lui-même. C’était une transformation pour ainsi dire mathématique, toujours la même pour le même agent physique et le même point d’application" (Bourru et Burot, 1888, p. 16).

Ce nouveau personnage ne connaît plus les lieux où il est et ne se rappelle pas de quoi il parlait avant le transfert. Il se croit à Bicêtre le 2 janvier 1884, pense avoir vu le docteur Voisin la veille et croit qu’il va venir le voir. Il cherche son lit, le numéro 11, ne le trouve pas… Il ne reconnaît personne, pas même le malade avec lequel il a l’habitude de se promener, ne sait rien de ce qui s’est passé entre ce moment où est restée sa mémoire, son Moi, et le moment présent. Il a oublié son passage à l’armée, la guerre du Tonquin mais se rappelle qu’avant d’enter à Bicêtre il était à Saint-Anne et s’imagine être entré enfant dans cet asile.

Bourru et Burot (1888, p. 40-41) remarquent que les souvenirs qu’il a dans cet état, état obtenu par transfert, portent sur des périodes où il se trouvait dans un état physique similaire.

L’application d’autres métaux sur diverses parties du corps détermine l’apparition de certaines configurations de souvenirs, d’attitudes et d’états physiologiques. Il apparaît donc que "au gré de l’expérimentateur, la conscience et la paralysie se modifient d’une façon absolue et concordante" (Bourru et Burot, 1888, p. 51).

"Après quelques tentatives infructueuses par des procédés vairés, nous asseyons le bain éléatique, et le succès dépasse nos prévisions. [...] Dès lors, le malade paraît débarrasser de toute infirmité physique. Toute paralysie du mouvement ou de la sensibilité dans tous les modes s’évanouit subitement sous nos yeux, en même temps que la mémoire transporte à une époque plus reculée de la vie, et dont le sujet n’a pas conscience à son état ordinaire. V. se réveille à Saint-Urbain, le 23 mars 1877: il n’a que quatorze ans, il jouit de toutes ses facultés; il ne se rappelle pas avoir été malade.

Sa voix, son attitude, sa physionomie, sont celles d’un enfant convenable. Il raconte l’histoire de son enfance, ses occupations ordinaires à la colonie agricole. Tout ce qui suit la date où il se trouve reporté lui est complètement étranger" (Bourru et Burot, 1888, p. 52-53).

Si en plus on applique un aimant à la tête, le malade devient adroit, agile: il se met à nager des quatre membres, peut plonger, peut monter à la corde à nœuds… Et en même temps que ces changements physiologiques s’effectuent des changements dans la conscience: il devient intelligent, imaginatif, son "langage est doux et poli", ses gestes sont modérés (Bourru et Burot, 1888, p. 56).

Pour lui, l’actualité est celle d’il y a 8 ans: il croit par exemple que Mac-Mahon est président de la république et que Pie IX est pape… Il peut raconter son enfance, sa condamnation à la colonie pénitentiaire de Saint-Urbain… il se rappelle qu’il apprend à lire, que le dimanche, il se baigne avec ses camarades à tel endroit… "Son souvenir s’arrête exactement à l’accident de la vipère dont l’évocation amène une attaque terrible d’hystéro-épilepsie" (Bourru et Burot, 1888, p. 57).

Sa personnalité se transforme toujours par une crise: "Chez lui l’attaque amène une reviviscence des sensations antérieurement emmagasinées: il semble revivre sa vie passée et parfois s’arrêter pour s’y fixer un instant, à certaines époques de sa vie, dont il revêt le caractère physique et mental" (Bourru et Burot, 1888, p. 133). Ainsi l’accident de la vipère déclenche une crise qui produit une nouvelle personnalité dont les souvenirs naissent après cette crise. Les souvenirs de la personnalité précédente s’arrêtant justement avant cette crise.

Cette transition que constitue la crise peut être provoquée expérimentalement, par la suggestion ou l’utilisation d’aimants, de métaux, de l’électricité (Bourru et Burot, 1888, p. 79-83) ou spontanément, à la suite d’un choc psychique (l’épisode de la vipère pour Louis Vivet) ou physique. Bourru et Burot (1888, p. 224) observeront un homme qui présente alors deux personnalités à la suite d’une blessure à la tête. Ils concluront qu’un traumatisme cérébral peut lui aussi, comme d’autres maladies spontanées du cerveau, être l’origine d’un changement de la personnalité.

Enfin, d’autres cas observés par ces deux médecins, les conduiront à affirmer que "ces faits de variations de la personnalité sont moins rares qu’on ne le suppose" (Bourru et Burot, 1888, p. 148).

Le rappel des souvenirs et les bienfaits qu’on peut en attendre

Le principal apport de Bourru et Burot est qu’ils font régresser expérimentalement leur patient jusqu’à une période précise de sa vie, obtenant dans le corps d’aujourd’hui l’état somatique et psychique de la période où ce patient est artificiellement ramené.

"Les sujets sont malheureux des lacunes qui surviennent dans leur mémoire après une crise; il serait possible, croyons-nous, de faire revivre les souvenirs engourdis" (Bourru et Burot, 1888, p. 298).

"Aujourd’hui que nous connaissons les moyens de faire revivre les souvenirs, ne serait-il pas possible de remédier à des états si embarrassants" (Bourru et Burot, 1888, p. 305-306).

"C’est en la faisant retourner à une époque de la vie où ce double état n’existait pas, en la remettant dans un état de conscience étranger à cette vie somnambulique, qu’on a pu le modifier avantageusement.

Voilà, si nous ne nous trompons, une application nette de la connaissance des états de personnalité" (Bourru et Burot, 1888, p. 314).

Après Louis Vivet, Bourru et Burot vont retrouver ces effets positifs chez d’autres patients. L’un de ces cas, Mme de M., sera exposé au premier Congrès international de l’Hypnotisme expérimental et thérapeutique en août 1889 à Paris. Cette patiente qui présente des symptômes assez proches de ceux d’Anna O., la fameuse patiente de Breuer et Freud (1892/1956), a connu une rémission des symptômes après que fortuitement, au cours d’une circonstance heureuse elle eut une crise d’hallucinations pendant laquelle elle revécut un épisode particulier de sa vie (rien n’est dit de plus sur cet épisode ou ces circonstances). Alors que les symptômes sont revenus, une séance d’hypnose durant laquelle est reproduite cette circonstance heureuse produit une crise d’hallucinations et, à nouveau, à une amélioration de son état. Hélas, cette amélioration est passagère et, toujours traitée par Bourru et Burot, ces derniers tentent alors de faire disparaître les symptômes par suggestions. Ce traitement des symptômes se révèle inefficace. C’est alors qu’ils font régresser leur patiente jusqu’à cet épisode particulier de sa vie, et cette fois c’est la guérison. Ils font l’hypothèse qu’ils ont là un traitement causal de la maladie:

"Ce n’est pas tout que de combattre les phénomènes morbides un par un par la suggestion. Ces phénomènes peuvent disparaître et la maladie persiste. Ce n’est qu’une thérapeutique de symptômes, ce n’est qu’un expédient. L’amélioration réelle et durable ne s’est produite que lorsque l’observation attentive et une déduction logique nous ont conduits à l’origine même de la maladie [...] [ces] crises réactionnelles salutaires étaient surtout des crises d’hallucination provoquant des secousses violentes dans l’être moral, agitant les sentiments et justement dans l’ordre des idées qui avaient autrefois bouleversé le cerveau et causé la maladie" (Bourru et Burot, 1889).

 

DISCUSSION

La relative facilité de cette manipulation, la régression expérimentale grâce à la suggestion ou l’utilisation des métaux, permet de localiser finement l’origine de la pathologie. Schématiquement, on observe que tel patient à tel âge développe telle pathologie. Or ces âges sont évidemment marqués par des évènements repères de la biographie individuelle, évènements qui comme le montre le cas de Louis Vivet. permettent de dater et de signifier l’origine de la pathologie, et, pourquoi pas, en franchissant un nouveau pas, de constituer le déterminant de la naissance de cette pathologie. C’est donc bien comme le pense Chertok (1960) une technique, la régression expérimentale, qui rend possible la découverte de la méthode cathartique. Or, n’importe quel événement ne constitue pas une date repère de la biographie des individus de la même manière que n’importe quel événement ne sera pas considéré comme pouvant déclencher telle ou telle pathologie. Il y a là une heureuse concordance des évènements marquant la biographie du patient et des évènements dont on peut supposer qu’ils sont potentiellement à l’origine de pathologies. Quelques cas bien choisis, comme celui de Louis Vivet, transformeront rapidement cette concordance en causalité. Évidemment, dans une logique toute imprégnée d’aristotélisme, si bien ancrée dans nos esprits, c’est un évènement anormal et violent qui conduit au déséquilibre, à l’instabilité, au désordre (Duhem, 1971, p. 194-195; Koyré, 1986) alors qu’un événement normal ou commun ne peut être supposé à l’origine d’une morbidité. Pour Louis Vivet, cet évènement anormal se situe lorsqu’une vipère s’enroule sur son bras.

Les études actuelles sur la mémoire sociale (pour un aperçu, cf. Laurens et Roussiau, 2002) ont en effet étayé les premiers travaux d’Halbwachs (1925), de Janet (1928; 1929/1984) et de Bartlett (1932) montrant que la mémoire est socialement construite, utilisant le passé en fonction des préoccupations du présent.

"Les hommes vivant en société usent de mots dont ils comprennent le sens: c’est la condition de la pensée collective. Or chaque mot (compris), s’accompagne de souvenirs auxquels nous ne puissions faire correspondre des mots. Nous parlons nos souvenirs avant de les évoquer. C’est le langage, et c’est tout le système des conventions sociales qui en sont solidaires, qui nous permet à chaque instant de reconstruire notre passé" (Halbwachs, 1925, p. 279).

Ainsi les stratégies de datation des souvenirs et de repérage d’évènements du passé utilisées par les individus sont organisées par les préoccupation de présent. Or, de la même manière que les hystériques de la Salpétrière ont présenté des formes canoniques d’hypnose, une hypnose de culture comme le dit Delbœuf (1890/1993), les souvenirs des patients ont été élaborés, comme le montre si bien Janet (1928), dans une relation. Relation dans laquelle s’élaborent les souvenirs dans la narration de telle manière que ce qui est raconté intéresse l’autre. La fabulation n’est donc pas une distorsion du souvenir, elle constitue un élément de sa fabrication (Laurens et Kozakaï, 2003). Les études sur l’apparition et les épidémies de souvenirs traumatiques dans le cas des personnalités multiples illustrent à merveille ce processus (Hacking, 1998; Loftus et Ketcham, 1997; Spanos, 1998). Comme le montre par exemple Mulhern (1994), ces souvenirs de scènes traumatiques, considérées comme la source des pathologies, ont évolué en suivant les cadres sociaux. Des scènes comme celle de la vipère qui s’enroule autour du bras de Louis Vivet qui autrefois étaient considérées comme source potentielle de traumas, ne le sont plus aujourd’hui. Maintenant ce sont les souvenirs d’abus sexuels qui sont invoqués par les sujets (cf. Carroy, 1993).

"L’oubli ou la déformation de certains de nos souvenirs s’explique aussi par le fait que ces cadres changent d’une période à l’autre. La société, suivant les circonstances, et suivant les temps, se représente de diverses manières le passé: elle modifie ses conventions. Comme chacun de ses membres se plie à ces conventions, il infléchit ses souvenirs dans le sens même où évolue la mémoire collective" (Halbwachs, 1925, p. 279)

Sur ce point, les rapides changements théoriques de Freud à propos des traumas annoncent la longue évolution de près d’un siècle que nous connaissons. Il abandonne rapidement sa théorie pan-traumatique pour celle de la séduction où les événements traumatiques ont une origine sexuelle. Nos cadres sociaux suivront peut-être ce brillant esprit, en changeant, eux aussi, un siècle plus tard vers sa théorie finale du fantasme abandonnant ainsi l’idée erronée consistant à toujours rechercher le choc dans la réalité alors que souvent il est imaginaire.

Mais là encore, ce sont nos conceptions de la mémoire qui constituent le nœud du problème. Rappelons que pour Janet la mémoire est une narration, c’est-à-dire de l’élaboration tâtonnante d’un événement. Elle se perfectionne graduellement au fur et à mesure des narrations successives (à soi ou à autrui) et elle est avant tout destinée à "faire éprouver aux gens qui sont présents les sentiments qu’ils auraient eu s’ils avaient assisté à l’événement quand ils étaient absents" (Janet, 1928, p. 270).

Ainsi, la mémoire n’est pas un acte individuel mais une fonction sociale répondant à l’objectif de faire voir à l’autre ce que nous avons vu, c’est-à-dire de lui transférer notre expérience construite par le récit que nous en faisons pour nous et pour lui. Dans cette perspective développée par Janet, la mémorisation ne se ferait que dans l’intention de raconter, elle serait à la fois lors de sa construction, et lors de son implémentation, une narration (Janet, 1928, p. 308). La mémorisation est un travail qui

"[...] n’est pas fini quand l’événement est terminé, parce que la mémoire se perfectionne en silence. Le petit enfant essaye le roman qu’il se prépare à dire à sa mère, il voit si ce petit roman fait bon effet sur sa bonne, s’il la fait pleurer et, suivant l’effet, il préparera autrement sa petite histoire. [...] C’est le perfectionnement graduel des souvenirs qui se fait peu à peu. C’est pour cela qu’après quelques jours, un souvenir est meilleur qu’au commencement, il est mieux fait, mieux travaillé. C’est une construction littéraire qui est faite lentement avec des perfectionnements graduels" (Janet, 1928, p. 266).

"C’est vous dire, messieurs, que vous ne devrez jamais donner créance sans réserve aux récits que vous font volontiers les malades lorsque vous les interrogez sur les circonstances de l’accident dont ils ont été victimes. Ces circonstances, dans la règle, ils ne les connaissent que pour les avoir entendu narrer par les assistants, et j’ajouterai même que souvent, il se crée à ce propos dans leur esprit une sorte de légende, à laquelle ils accordent volontiers la confiance la plus absolue et qu’ils s’habituent à raconter naïvement, sincèrement, comme si elle représentait la réalité même. Tel a été le cas d’un pauvre diable dont j’ai raconté l’histoire dans le troisième volume de mes Leçons sur les maladies du système nerveux. Il avait été renversé par une voiture et, contrairement à la réalité, il était poursuivi jusque dans ses rêves par la persuasion que les roues lui avaient passé sur le corps. Plusieurs fois, dans son sommeil troublé on l’a entendu s’écrier: ‘Arrêtez ! ne fouettez pas le cheval, il va m’écraser ! ah ! la voiture me passe sur le corps’. Et cette même doctrine, pendant la veille il la soutenait encore avec l’ardeur que communique une conviction profonde et il se fâchait ‘tout rouge’ quand on, faisait mine d’en contester la valeur" (Charcot, 1888, leçon du 4 décembre, p. 134-135).

Ainsi, dans un premier temps, ne sont donc conservés que les éléments que nous voulons raconter, et c’est sur ces quelques éléments saisis qu’opère ensuite la narration: "[...] nous racontons plutôt ce que nous voudrions avoir dit ou fait que ce que nous avons réellement dit ou fait; peut-être, lors d’un premier récit, pouvons-nous distinguer la réalité de la fiction; mais bientôt celle-ci élimine celle-là où elle règne seule désormais" (James, 1915, p. 266-267). Comme le dit Bachelard (1950, p. 49), "on doit composer son passé". Le mécanisme fondamental de cette construction est pour Bachelard, comme pour Bartlett (1932), la schématisation. Cette schématisation, en datant les événements, les isole les uns des autres, elle les sépare et leur enlève la durée qu’ils avaient pour ne leur laisser qu’une place précise: elle est "comme un canevas rationnel, comme un plan de développement pour la narration de notre passé" qui lie les événements après les avoir séparés (Bachelard, 1950, p. 49). Partant de ce morcellement, l’élaboration de la mémoire est un point de vue du présent inscrit dans les préoccupations actuelles sur le passé, elle imprègne donc la mémoire d’éléments sociaux aujourd’hui devenus pertinents. C’est ainsi que Merleau-Ponty analyse la construction de son souvenir de vacances: "[...] je sais que j’ai été en Corse avant la guerre parce que je sais que la guerre était à l’horizon de mon voyage" (Merleau-Ponty, 1945, p. 474).

La narration est l’occasion de rejouer les événements mémorisés, les siens et ceux des autres, mais aussi une occasion de modifier ces événements en fonction des intérêts présents (les siens ou ceux de ses interlocuteurs).

Il est très intéressant de comparer sens commun actuel en matière de psychologie aux thèses qui ont été élaborées au XIXe siècle pour rendre compte de cas tels que celui de Louis Vivet. En effet, on pourrait naïvement penser que le temps a permis de corriger les erreurs de Bourru et Burot, d’éliminer les idées fausses et de sélectionner puis d’étayer les idées justes. Hélas, c’est n’est pas exactement ce que nous observons.

Si quelques aspects excentriques de la théorie de Bourru et Burot ont été abandonnés et oubliés (par ex. l’application des aimants), l’essentiel de leurs prénotions concernant la mémoire et l’identité se maintient encore. Par exemple, Spanos (1998, p. 107-122) rapporte quelques enquêtes récentes dévoilant l’utilisation de la méthode de régression en âge ou les croyances selon lesquelles l’hypnose pourrait améliorer la récupération des souvenirs.

Or, un sujet qui posséderait les souvenirs de toutes ses perceptions et de ce qu’il a été est celui décrit par Thomas Reid (1785) lorsqu’il définit l’identité parfaite. Une identité qui, comme il le précise, est une notion fixe et précise à la base de tous les droits et de toutes les obligations. Cette identité n’est cependant pas psychologiquement fondée, elle est une obligation morale que nous devons établir pour "l’administration" comme l’écrivait Janet (1929/1984, p. 292). Comme le firent Bourru et Burot par le passé, nombre de thérapies actuelles, nous aident à élaborer cette biographie sans trou ni oubli, elles unifient les actes variés d’un sujet et cette unification sert ensuite à l’individualiser.

Pourtant, nous savons fort bien que cette biographie "est très mauvaise. Chacun de nous se trompe perpétuellement" (Janet, 1929/1984, p. 293)8.

À l’inverse, ce qui a été abandonné des travaux de cette époque, c’est justement ce qui va à l’encontre de la conception moraliste de l’individu. Les observations de Bourru et Burot ne pouvaient cependant pas se faire hors du contexte particulier de la fin du XIXe où philosophie et médecine mirent en cause l’existence du Je cartésien et de l’identité vue comme la permanence d’un sujet indivisible. Louis Vivet incarnait parfaitement cette division ou cette pluralité du sujet devenue concevable à l’époque.

 

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Endereço para correspondência
Stéphane Laurens
E-mail: stephane.laurens@uhb.fr

Recebido em: 11/05/06
Revisado em: 03/09/06
Aprovado em: 22/01/07

 

 

1Victor Race est un jeune paysan qui, magnétisé par Puységur, ne présente aucune convulsion, mais tombe dans l’état de somnambulisme. Cet état étudié longuement par Puységur en 1784 lui révèlera tout l’intérêt du somnambulisme. Puis, avec les épisodes mouvementés de la révolution, Puységur perdra tout contact avec ce premier somnambule jusqu’en 1818. Apprenant qu’il est gravement malade, il se rendra donc à son chevet et le magnétisera à nouveau. Il constatera alors que pendant la phase de somnambulisme, Victor se souvient de tous les détails de ses états somnambulique antérieurs (34 ans plus tôt). Chose dont il est incapable à l’état de veille (cf. Ellenberger, 1994, p. 105; Lapassade, 1998, p.21).
2Gmelin (1791) rapporte le cas étrange d’une jeune femme allemande de 20 ans qui au contact des émigrés, les nombreux aristocrates français réfugiés à l’étranger, avait développé une double personnalité: dans ses phases françaises, elle se comportait comme ces immigrés allant jusqu’à parler français et, dans ces phases, lorsqu’elle s’exprimait en allemand, elle le faisait avec un fort accent français. Chacune de ses deux personnalités s’ignoraient l’une l’autre, mais chacune gardait la mémoire de ses épisodes précédents.
3Durand de Gros ou Philipps (proscrit du 2 décembre il changea de nom pour rester en France) fut l’un des premiers à s’intéresser au braidisme. Dès 1853 il fit des cours et des conférences sur ce thème, en 1855 il publia Electro dynamisme vital et en 1860 Cours théorique et pratique du braidisme ou hypnotisme nerveux.
4Le cas de Mary Reynolds fut initialement publié par Mitchell (1816) et d’après Putnam (1989, p. 28) il s’agit d’un des premiers cas qui a eu une influence sur les scientifiques puisqu’il sera cité par Taine, Myers… mais aussi par le grand public qui en prendra connaissance par un article dans le Harper's New Monthly Magazine en 1860 et aussi par une autobiographie écrite par la malade elle-même.
5Estelle, une jeune femme suisse qui fut étudiée par Despine dès 1836, elle avait alors onze ans. Souffrant de graves paralysies, elle avait été traitée suivant la méthode magnétique et pendant ses phases de somnambulisme elle se prescrivait, ses traitements. Six mois après le début des traitements, elle présentât une double vie. Dans son état normal elle était paralysée, souffrait beaucoup, réclamait sans cesse sa mère et vouvoyait Despine. Dans son état magnétique, elle pouvait marcher, ne supportait pas la présence de sa mère et se montrait familière avec Despine. Puis cet état magnétique provoqué par Despine apparut spontanément, et ces deux états alternatifs se différenciant de plus en plus. Alors qu’en état normal elle bougeait très peu, mangeait peu de choses, en état magnétique elle était à l’inverse avide de voyages, de nourritures… Quelques mois plus tard, ces deux états fusionnèrent lentement et les divers symptômes disparurent progressivement. Cette étude de Despine fut oubliée alors qu’elle était pourtant intéressante: non seulement on y voyait l’alternance d’existences, mais en plus c’est l’état normal qui était pathologique alors que l’état second était saint.
6Cette biographie est la résultante des six personnalité de Louis Vivet. Sur un schéma, Bourru et Burot (1888, p. 80-81) présentent de manière synthétique ces six personnalités. Chacune d’elle étant caractérisée par des périodes de souvenir, un état corporel (paralysé du bras gauche; parole fluide…), un état mental (violent, menteur…) et des connaissances particuliers (sait lire, écrire, coudre…).
7Cf. les travaux de Burq (1882) ainsi que les rapports de 1877 et 1878 de la société de biologie dirigée par Charcot qui donnèrent une belle caution scientifique à ces travaux.
8Cf. Loftus et Ketcham (1997).

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