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Arquivos Brasileiros de Psicologia

versão On-line ISSN 1809-5267

Arq. bras. psicol. v.59 n.2 Rio de Janeiro dez. 2007

 

ARTIGOS

 

Anthropologie des conduites a risque et scarifications a l’adolescence

 

Antropologia dos comportamentos de risco e escarificações na adolescência

 

The anthropology of adolescent risk taking behaviors and scarifications

 

 

David Le Breton

Université Marc Bloch de Strasbourg
Institut Universitaire de France

Adresse pour correspondance

 

 


RÉSUMÉ

Les conduites à risque ou scarifications adolescentes sont des formes d’opposition symbolique à une souffrance qui imprègne leur existence. Elles sont des remèdes paradoxaux, leur permettant « de faire sortir » la détresse éprouvée sur le moment. Certes il faut parfois recommencer tant que les circonstances qui provoquent la souffrance sont présentes. Ce sont des actes de passage, des manières de conjurer l’hémorragie de la souffrance.

Mots-clés: Scarifications, Adolescents, Anthropologie, Actes de passage.


RESUMO

Os comportamentos de risco ou escarificações adolescentes são formas de oposição simbólica a um sofrimento que domina a existência deles. Elas são remédios paradoxais, permitindo-lhes «fazer aparecer» o desamparo que experimentam naquele momento. Certamente, por vezes é preciso recomeçar, enquanto as circunstâncias que provocam o sofrimento estão presentes. São atos de passagem, maneiras de conjurar a hemorragia do sofrimento.

Palavras-chave: Escarificações, Adolescentes, Antropologia, Atos de passagem.


ABSTRACT

Adolescent risk taking behaviors or scarifications are signs of active resistance against suffering that impregnate their life. They are paradoxical remedies that allows them to get of the distress they felt. Of course, sometimes it is necessary to begin again till circumstances that provoke suffering are always here. They are acts of passage, mean for crossing and conjure the flood of suffering.

Keywords: Scarification, Adolescent, Anthropology, Act of passage.


 

 

LE CORPS COMME ESPACE TRANSITIONNEL

Le terme de conduites à risque, appliqué aux jeunes générations, désigne une série de conduites disparates dont le trait commun consiste dans l'exposition de soi à une probabilité non négligeable de se blesser ou de mourir, de léser son avenir personnel, ou de mettre sa santé en péril: toxicomanie, alcoolisme, vitesse sur la route, tentatives de suicide, troubles alimentaires, fugues, etc. Elles ne consistent pas seulement dans le heurt brutal avec le monde Elles se font parfois dans la discrétion, le silence (errances, troubles alimentaires, refus de soin, automutilations, scarifications, etc.). Elles toujours mettent en danger les potentialités du jeune. Elles altèrent en profondeur ses possibilités d’intégration sociale. La déscolarisation en est parfois une conséquence non moins dramatique. Empruntant des formes variées, les conduites à risque relèvent de l'intention, mais aussi de motivations inconscientes. Certaines, longuement délibérées, inscrites dans la durée, s’instaurent en mode de vie, d'autres marquent un passage à l'acte, ou une tentative unique liée aux circonstances. Toute conduite à risque a son histoire propre et engage des significations multiples parfois difficiles à démêler1.

Lors de cet entre-deux mondes qui succède à l’enfance et prélude à l’âge d’homme, le jeune est simultanément en quête d’indépendance et de réassurance à l’égard des autres cherchant à la fois leur tutelle et l’autonomie, il expérimente pour le meilleur et pour le pire son statut de sujet, la frontière entre le dehors et le dedans de lui même, joue avec les interdits sociaux, teste sa place au sein d’un monde où il ne se reconnaît pas encore tout à fait. insaisissable pour les autres mais aussi pour lui-même, il inscrit son expérience dans l’ambivalence. Les enseignants ou les parents sont souvent en grande difficulté ne sachant plus à quoi se raccrocher. Pour le jeune, la confrontation à soi et aux autres est une mise à l’épreuve dans la quête de soi. Les limites symboliques dans la relation aux autres et au monde sont fondamentales. Elles lui permettent de se situer en tant que partenaire actif au sein du lien social, sachant ce qu’il peut attendre des autres et ce que les autres peuvent attendre de lui dans une mutuelle reconnaissance. Il éprouve le sentiment de sa nécessité personnelle, de la valeur et du sens de sa vie. Porté par ce sentiment de confiance envers le monde, soutenu par le goût de vivre, il est préservé de devoir mettre en jeu son existence pour savoir si la vie vaut ou non la peine d’être vécue. Une majorité de jeunes connaissent cette tranquillité d’exister et entrent sans dilemme majeur dans l’âge d’homme. Les jeunes impliqués dans les conduites à risque composent une forte minorité, insaisissable en termes de chiffre, mais qui témoigne d’un manque à être, d’une souffrance et de la nécessité intérieure de s’affronter au monde pour se dépouiller du mal de vivre et poser les limites nécessaires au déploiement de leur existence.

Les raisons de mettre son existence en danger sont multiples, elles ne se comprennent qu’à travers une histoire personnelle et l’ambivalence propre à un jeune dans sa relation avec les autres et le monde. Aucune régularité simple et rassurante ne permettent d’un trait de les identifier et aucune recette de les prévenir. Les conduites à risque ont leur origine dans l’abandon, l’indifférence familiale, le sentiment de ne pas compter, mais aussi à l’inverse dans la surprotection, notamment maternelle. Si la mère exerce un amour envahissant, elle impose à l’adolescent des épreuves personnelles comme l’anorexie, l’acte suicidaire ou la fugue pour rompre le cordon ombilical symbolique et accéder à sa propre existence. La disqualification de l’autorité paternelle revient couramment. Le père ou son tenant-lieu peut être un bon copain, s’il n’est tout à fait absent, mais il est incapable de se positionner en aîné et en éducateur. Parfois c’est la violence ou les abus sexuels qui exilent de soi, la mésentente du couple parental, l’hostilité d’un beau-père ou d’une belle-mère dans une famille recomposée. C’est toujours le manque d’orientation pour exister, le sentiment d’absence de limite à cause d’interdits parentaux jamais donnés ou insuffisamment étayés.

Dès lors les conduites à risque sont des sollicitations symboliques de la mort dans une quête de limites pour exister. Tentatives maladroites et douloureuses de se mettre au monde, de ritualiser le passage à l’âge d’homme, elles marquent le moment où l’agir l’emporte sur la dimension du sens. La mentalisation est mise en échec et la résolution de la tension implique le passage à l’acte ou les conduites addictives. Les émotions, la souffrance, débordent les mots. Il s’agit d’accoucher de soi dans un corps à corps avec le monde. La question du goût de vivre est essentielle, son manque ou son insuffisance ouvre en soi un abîme qui expose au pire.

Les conduites à risque ne relèvent absolument pas de la volonté de mourir, elles ne sont pas des formes maladroites de suicides, mais des détours symboliques pour s’assurer de la valeur de son existence, rejeter au plus loin la peur de son insignifiance personnelle. Tentatives d’exister plutôt que de mourir. Ce sont des rites intimes de fabrication du sens qui ne trouvent souvent leur signification que dans l’après-coup de l’événement En manipulant l'hypothèse de sa mort, le jeune aiguise le sentiment de sa liberté, il brave la peur en allant au devant d'elle, en se convainquant qu'il possède à tout moment une porte de sortie si l'insoutenable s'imposait à lui. La mort entre ainsi dans le domaine de sa puissance propre et cesse d'être une force de destruction qui le dépasse.

Au moment de l’adolescence, quand les assises du sentiment de soi sont encore à vif, fragiles, vulnérables, le corps est le champ de bataille de l’identité. Il est à la fois inéluctable, à soi, racine identitaire, mais simultanément il effraie par ses changements, les responsabilités qu’il implique envers les autres, la sexualisation, etc. Il est une menace pour le Moi. Pourtant, il est là, à portée de la main en quelque sorte, comme une attache au monde, seule permanence tangible. Et il est l’unique moyen de reprendre possession de son existence. L’ambivalence envers le corps en fait un objet transitionnel destiné à amortir les coups d’une entrée problématique dans l’âge d’homme. Il le couve et l’écorche, le soigne et le maltraite, il l’aime et le hait avec  une intensité variable liée à son histoire personnelle, et à la capacité de son entourage à faire office ou non de contenant. Quand les limites manquent, le jeune les cherche à la surface de son corps, il se jette symboliquement (et non moins réellement) contre le monde pour établir sa souveraineté personnelle, se différentier des autres, trancher enfin entre le dehors et le dedans, établir une zone propice entre intérieur et extérieur. Le corps est une matière d’identité qui permet de trouver sa place dans le tissu du monde, mais parfois non sans turbulence et non sans l’avoir malmené2. Pour faire enfin corps avec soi, prendre chair dans le monde, il faut éprouver ses limites physiques, les mettre en jeu pour les sentir et les apprivoiser afin qu’elles puissent contenir le sentiment d’identité. L’engouement contemporain pour les marques corporelles (tatouages, piercings, etc.) peut aussi être analysé comme une volonté de chercher ses « marques » avec le monde, au plus proche de soi, avec son corps. Pour sauver sa peau, on fait peau neuve.

La douleur, la blessure (et la marque cutanée), le choc avec le monde remplissent une fonction identitaire, ils sont une butée symbolique inscrite à même la chair. Par une sorte de sacrifice inconscient, ils offrent le paradoxe de protéger l’individu d’une menace terrifiante de destruction de soi, elles sont un paravent contre une souffrance intolérable. Elles tracent enfin un signe tangible de la distinction entre le dehors et le dedans et ouvre un espace transitionnel entre soi et le monde. Au moment de l’adolescence, quand les assises du sentiment d’identité demeurent encore fragile, à vif, le corps est le champ de bataille de l’identité. Il est à la fois inéluctable, à soi, racine identitaire, mais simultanément il effraie par ses changements, les responsabilités qu’il implique envers les autres, la nécessité de la sexualisation, etc. Il est une menace pour le Moi. Pourtant, il est là, à portée de la main en quelque sorte comme une attache au monde, la seule permanence tangible de soi. Et il est le seul moyen de reprendre possession de son existence.

L´ambivalence envers le corps en fait un objet transitionnel destiné à amortir les coups que le jeune pense ressentir de son intégration problématique dans le monde. Il le couve et l’écorche, le soigne et le maltraite, il l’aime et le hait, selon les circonstances, et une intensité variable liée à son histoire personnelle, et la capacité de son entourage à faire office ou non de contenant. Quand les limites manquent, le jeune les cherche à la surface de son corps, il se jette symboliquement (et non moins réellement) contre le monde pour établir sa souveraineté personnelle, se différentier des autres, accoucher d’un soi enfoui sous la souffrance, trancher enfin entre le dehors et le dedans, établir une zone propice entre intérieur et extérieur. Le corps est une matière d’identité qui permet de trouver sa place dans le tissu du monde, mais non sans turbulence et non sans l’avoir malmené. La peau est parfois le détour chaotique qui mène à une insertion enfin propice dans le lien social.

 

FAIRE SORTIR LA SOUFFRANCE

Face au déferlement d’affects qu’ils vivent, certains adolescents se cognent la tête contre un mur, se fracassent une main contre une porte, se brûlent avec une cigarette, se frappent pour contenir une souffrance qui emporte tout sur son passage. Ou bien, dans le secret, ils se font des inscriptions cutanées avec un compas, du verre, un rasoir, un couteau... En percutant le monde de manière à se faire mal, ils reprennent le contrôle d’un affect puissant et destructeur, ils cherchent un contenant et trouvent alors la douleur ou la blessure. Conjuration de l’impuissance par un détour symbolique permettant d’avoir prise sur une situation qui leur échappe.

La peau enclot le corps, les limites de soi, elle établit la frontière entre le dedans et le dehors de manière vivante, poreuse, car elle est aussi ouverture au monde, mémoire vive. Elle est baromètre du goût de vivre du sujet. Elle enveloppe et incarne la personne en la distinguant des autres. Elle est un écran où l’on projette une identité rêvée, comme dans le tatouage, le piercing, ou les innombrables modes de mises en scène de l’apparence qui régissent nos sociétés (Le Breton, 2002a). Ou, à l’inverse, elle enferme dans une identité insupportable dont on voudrait se dépouiller et dont témoignent les blessures corporelles délibérées. La peau est une instance de maintenance du psychisme, c’est-à-dire d’enracinement du sentiment de soi au sein d’une chair qui individualise. Elle exerce aussi une fonction de contenance, c’est-à-dire d’amortissement des tensions venant du dehors comme du dedans. Instance frontière qui protège des agressions extérieures ou des tensions intimes, elle donne à l’individu le ressenti des limites de sens qui l’autorisent à se sentir porté par son existence ou en proie au chaos et à la vulnérabilité (Anzieu, 1985). Le rapport au monde de tout homme est ainsi une question de peau, et de solidité ou non de la fonction contenante. Etre mal dans sa peau implique parfois le remaniement de la surface de soi pour faire peau neuve et mieux s’y retrouver. Les marques corporelles sont des butées identitaires, des manières d’inscrire des limites à même la peau, et non plus seulement dans la métaphore (Le Breton, 2002a).

Pour l’adolescent le corps, en tant qu’il est la chair du rapport au monde relève simultanément du monde interne et du monde externe. Il est à la fois soi et non soi dans ses changements, la sexuation qui le traverse, le sentiment qu’il est propriété des parents, etc. Le corps incarne donc l’entre-deux, un soi déjà ailleurs dans le monde et un monde déjà en soi. Si un événement a ouvert un abîme dans l’existence, ou si une souffrance diffuse empêche de penser, le corps, et en particulier la peau, est le refuge pour s’agripper au réel et ne pas sombrer. Le recours au corps en situation de souffrance s’impose pour ne pas mourir. L’écorché vif s’écorche la peau dans une sorte d’homéopathie. Pour reprendre le contrôle, il cherche à se faire mal, mais pour avoir moins mal.

 

COUPER COURT A LA DETRESSE

Le moment de l’attaque au corps est précédé du sentiment de déperdition de soi, d’une perte de toute substance dans une sorte d’hémorragie de souffrance qui détruit les limites de soi. Elle participe du vertige qui caractérise toutes les conduites à risque (Le Breton, 2002b), ce sentiment de chute à l’intérieur de soi qui évoque une perte de contrôle et de lucidité comme si le sol de la pensée venait à s’effondrer, moment de rupture avec le réel, de tourbillon. Quand elle se produit dans ces circonstances, sans réelle préméditation, elle n’est pourtant pas dénuée d’une conscience résiduelle. Le sujet ne s’abîme pas n’importe où, n’importe comment. Il y a une (anthropo)logique de l’acte, une cohérence, une recherche d’apaisement et non pas de destruction personnelle. La profondeur de l’entaille et le lieu de son exécution ne sont jamais aléatoires. A l’opposé du passage à l’acte, il s’agit là d’un acte de passage pour des jeunes lucides sur ce qu’ils font et sur ce qu’ils poursuivent, et qui en parlent avec finesse.

La quête est celle du réel, de retrouver une butée qui fasse office de contenant. Le sujet en souffrance s’agrippe à sa peau pour ne pas sombrer. Il y cherche une trace de réalité qui lui procure le sang, la trace, l’éventuelle douleur. L’entaille est un remède pour ne pas mourir, ne pas disparaître dans l’effondrement de soi. Une fois l’entame effectuée le sujet retrouve un apaisement provisoire. L’incision dresse une digue pour conjurer le sentiment de perte narcissique, de montée fulgurante d’une angoisse ou d’un affect qui menace de tout emporter sur son passage. La souffrance déborde, elle fait effraction et menace de détruire un Moi affaibli, vulnérable. Le rôle de pare-excitation de la peau est débordé par la virulence de l’affect, et l’entaille est la seule opposition au sentiment d’être mis à mal. La chape de souffrance est crevée par une agression tournée contre soi car là seulement elle est maîtrisable. L’entame corporelle est un cran d’arrêt à l’effondrement.  Le choc du réel qu’elle induit, la douleur consentie, le sang qui coule, renouent les fragments épars de soi. Elle permet de se rassembler. Elle alimente le sentiment d’être vivant, et elle rétablit les frontières de soi.

L’entaille est une incision de réel, elle confère aussitôt un enracinement du sujet dans l’épaisseur de son existence. La restauration brutale des frontières du corps, de l’unité de soi, arrête la chute dans la souffrance, elle en efface le vertige et provoque la sensation d’être vivant et réel. Le paradoxe de la blessure délibérée est de colmater une brèche de sens par où jaillit la souffrance. Elle dit le dépit contre soi et l’autre en portant les coups sur le lieu du corps, la peau, qui symbolise le mieux l’interface avec le monde. Elle vise à trancher net la tension. « Le ressenti causé par la blessure, écrit J. McLane (1996, 113), rend l’existence du (sujet) inévitablement présent à lui-même. Il se sent, donc il est ». La blessure est une attestation d’existence sans cesse réitérée tant qu’une signification plus heureuse n’a pas été élaborée. « Je l’ai fait toute seule. Personne d’autres que moi ne m’a contrainte. J’étais seule. J’ai utilisé une lame de rasoir et, naturellement, je n’étais pas en train de me tuer. J’essayais de sentir que j’étais vivante » (Sheena, in Smith, Cox, Saradjian, 37)

Le sujet éprouve une intrusion mortifère, il vit un effondrement du sens, le déploiement d’un affect qui paraît sans fin ; il se jette contre son corps pour inscrire une limite sur la peau, une fixation du vertige. Au lieu d’en être victime, il en devient l’acteur. L’entame est un moyen paradoxal, mais provisoirement efficace, de lutter contre le vertige par l’initiative de sauter dans le vide, mais en en contrôlant les conditions. Quand la souffrance submerge, les limites s’effondrent entre soi et soi, entre le dehors et le dedans, entre le sentiment de la présence et les affects qui déferlent. Le salut est de se heurter au monde, en quête d’un contenant. La blessure s’efforce de rompre la dissolution, elle témoigne de la tentative de reconstituer le lien intérieur-extérieur à travers une manipulation sur les limites de soi. Elle est une restauration provisoire de l’enveloppe narcissique. L’atteinte psychique se résorbe sur une peau ni tout à fait sienne car le corps n’est pas accepté en ce qu’il enracine en une existence désavouée, ni tout à fait autre car il est le lieu inéluctable de la présence au monde.

Le détour par l’agression corporelle est une forme paradoxale d’apaisement. Le corps est matière de cure puisqu’il est matière d’identité, il est support d’une médecine sévère mais efficace. La douleur purifie le sujet de ses « humeurs » malheureuses, elle le remet sur le chemin après avoir acquitté le dû d’un moment. La scarification est une saignée identitaire (Le Breton, 2003) qui draine le « mauvais sang », le « pus », l’ « énergie noire », la « merde », la « pourriture », la « saleté » qu’il y a en eux, selon les propos que tiennent les adolescents qui en parlent. « Je veux évacuer quelque chose de mauvais, ce qui me ronge et me détruit, je veux l’expulser, que ça s’arrête » (Vanessa, 19 ans, étudiante). Le désinvestissement de soi revient sous la forme de ces images négatives. L’écoulement du sang est une sorte de « drainage » de ce flot de souffrance et de souillure qui submerge l’individu.

Remède contre la désintégration personnelle, l’incision est la part du feu qui sauvegarde l’existence. Elle est un rite privé pour revenir au monde après avoir failli y perdre sa place, tout en en payant le prix. L’écoulement du sang renforce la frontière entre le dedans et le dehors, il matérialise une frontière rassurante. Il s’agit de se libérer de tensions intolérables qui menacent de désintégrer le moi. Après l’incision, le calme revient, le monde est à nouveau pensable même s’il demeure souvent douloureux. Le corps est l’espace « transitionnel » qui permet de distinguer de manière radicale l’intérieur et l’extérieur, il est le balancier d’existence usé comme un objet transitionnel pour supporter l’âpreté des circonstances. « Tout pendant que quelqu’un a du sang, il a en même temps la capacité de se donner un enveloppement chaud et protecteur », dit une patiente de J. Kafka (1969, 209).

Le sentiment de détente éprouvé, voire même parfois de jubilation, tient au soulagement que produit l’acte après la purgation des sentiments, il permet de reprendre pied, de ne plus être emporté par le chaos. Cette disparition de la tension et l’étonnement de redevenir soi-même est ce qui induit cette formulation commune, pleine de malentendus possibles, faisant référence à une sensation agréable, exquise, etc. qui semble davantage référer à des scénarios de la scène sado-masochiste, alors qu’elles traduisent bien la résolution soudaine de la tension.

La scarification est d’autant plus une tentative de maîtrise des sensations corporelles, un contrôle de soi en reprenant la donne, que les plaies requièrent souvent pour les uns d’être soignés secrètement pour ne pas attirer l’attention sur elles, ou à l’inverse, de les entretenir comme des foyers de sensations. Dans les deux cas, qui peuvent alterner, le sujet continue à se sentir exister, à éprouver la consistance de son rapport au monde par le rappel d’une limite à même la chair.

 

UNE ENVELOPPE DE DOULEUR

Les atteintes corporelles, si elles sont répétées forment une enveloppe de douleur3 qui rétablit une fonction défaillante de l’accroche au monde. A défaut d’un investissement affectif suffisant dans l’enfance, ou à la suite d’une déchirure intime (inceste, abus sexuels, frustration, etc.), l’individu reste en manque, en suspens de soi. Le corps n’ayant pas été ressenti comme expérience de plaisir, reste hors de soi, détaché, ne s’accordant qu’à travers une douleur maîtrisée restaurant un signe d’identité. La peau n’est plus la frontière propice de régulation des échanges de sens. La douleur et la trace cutanée en refondent les contours, renouent une frontière toujours à reprendre entre le dehors et le dedans, colmatent les brèches. L’enveloppe de douleur est le prix à payer pour assurer la continuité de soi. Il ne s’agit en aucun cas de masochisme car la tâche n’est pas d’en jouir mais bien d’en pâtir et de s’assurer par là d’une existence autrement trop incertaine. Cette nécessité de se faire mal pour avoir moins mal, d’éprouver ses frontières personnelles pour s’assurer de son existence, connaît d’énormes variations individuelles, et la signification intime de l’acte une étonnante polysémie (Le Breton, 2003).

Mary, une patiente de J. Kafka, dit fort bien cet impératif de ne pas ajouter à la souffrance mais de la combattre. Elle explique à son thérapeute qu’elle s’entaille avec une lame de rasoir, mais qu’elle s’arrête dès lors que la douleur se fait trop vive, et elle s’efforce de se maintenir sur une ligne où elle se sent enfin « vivante ». La douleur n’est recherchée que sous la forme d’une limite, d’une butée identitaire qui alimente le sentiment d’exister. Dès lors qu’elle déborde et devient souffrance, Mary cesse de se couper et elle regarde le sang couler avec apaisement, de manière presque heureuse (Kafka, 1969, 207). Muriel: « Je gravais, je gravais, et je voyais ce sang qui coule, je me souviens même pas que ça faisait mal, je me souviens que ça piquait, ça piquait, ça oui (…) Je crois que j’avais tellement mal au cœur que je ne sentais pas la douleur en fait (…) La première fois je l’ai fait avec du verre que j’avais trouvé et puis, comme une cinglée, je suis repassée dessus deux ou trois jours après avec une lame de rasoir, et je me trimbalais avec un canif dans le sac à cette époque là, donc, avec le canif aussi en fait, après c’est devenu pratiquement systématique. Dès que quelque chose n’allait pas, je repassais dessus. Après je l’ai fait à la cheville, c’est vrai que ça fait moins mal, la cheville, oui, puis je devais être moins amoureuse pour sentir plus la douleur (…) Tu sais que tu vis, déjà, quand tu te coupes, tu ressens des sensations, tu te sens vivante, et après, quand tu vois ton sang, c’est comme si ta vie elle t’appartiens, je peux faire ce que je veux, mon sang je peux le faire couler comme je veux, mon corps il est à moi. Si je veux je peux m’ouvrir les veines, je peux mourir, je suis maître vraiment de mon corps, j’existe quoi, c’est un peu ce sentiment là quand tu vois ton sang couler ».

L’entame est superficielle ou profonde selon l’intensité de la souffrance ressentie, elle est limitée en un point du corps ou dispersée. Elle fait l’économie d’une possible intervention sur le monde. On change son corps à défaut de pouvoir changer l’environnement néfaste, on amortit sur soi une offensive de l’extérieur ou de l’intérieur, menaçante pour le sentiment d’identité. L’incision est d’abord une chirurgie du sens. Elle permet que «ça» sorte. La conversion de la souffrance en douleur physique restaure provisoirement l’enracinement au monde. L’apaisement obtenu se décline différemment selon les circonstances et les personnes qui attentent à leur corps. Certains se disent « calmés » par le seul fait de la blessure, les autres par la douleur ressentie sur le moment, les autres plutôt par l’écoulement du sang. En principe l’apaisement est toujours provisoire. Il ne résout rien des circonstances qui ont provoqué la tension mais il procure un répit.

Que les atteintes corporelles soient nettement supérieures en nombre chez les filles que chez les garçons confirme le fait que chez les premières la souffrance s’intériorise là où chez les seconds elle emprunte plutôt la forme d’une agression à l’encontre du monde extérieur. La femme prend sur soi la détresse, là où l’homme se projette avec force contre le monde. Ces comportements, même quand ils participent des confins, reproduisent des données éducatives imposant à l’homme une démonstration de soi, accompagnant les valeurs traditionnellement associées à la virilité : l’agressivité, la violence, l’alcoolisme, la vitesse sur la route sont parfois explicitement valorisés comme des conduites « viriles ». L’homme doit démontrer qu’il est à la hauteur, qu’il sait relever les défis, protéger son « honneur », qu’il est endurant à la douleur ou sait s’arranger de la loi s’il a une chance de ne pas être pris.

La femme intériorise son désarroi, traduit plus volontiers une fragilité allant de pair avec les critères de séduction qui s’imposent à elle. Mais en retournant sa souffrance (celle qui est dans la vie) contre sa propre peau la femme récuse aussi le modèle de séduction qui l’étouffe et qui fait de son apparence le critère d’évaluation majeur de ce qu’elle est, là où l’homme est plutôt jugé sur ses œuvres. Elle dit justement qu’elle est toujours à fleur de peau. Et que parfois elle en a assez, biffant alors celle-ci de gestes rageurs, cherchant à se dépouiller d’une identité féminine qui lui colle à la peau mais qu’elle ne supporte pas (Le Breton, 2003).

Cet investissement différent de la peau chez l’homme ou la femme se traduit aussi par le statut respectif de leurs entailles. Là où la femme agit souvent en solitaire et en toute discrétion, il est courant que l’homme le fasse sous le regard des autres dans une démonstration sans équivoque de sa « virilité ». Dans une situation où il est en difficulté, il entend bien montrer « qu’il en a » et qu’il ne faut pas le juger sur des apparences trompeuses. Une souffrance se traduit certes dans son acte, mais l’incision est sublimée, magnifiée, détournée vers une autre signification censée le valoriser. Slim, 17 ans, est dans un café avec des amis de son âge qui le raillent gentiment. Les tables sont jonchées de verres de bière vides. Le ton des discussions monte. Slim, qui accumule les échecs personnels, s’enflamme soudain pour dire sa force de caractère. Il enlève son t-shirt prend le couteau qui était dans sa poche et se balafre plusieurs fois la poitrine avec un air de défi. Il proclame devant ses copains ébahis « Je vous baise tous ». Slim a symboliquement proclamé sa virilité, même si précisément l’existence ne lui a guère souri jusqu’à présent.

 

FAIRE LA PART DU FEU

L’entame corporelle trouble bien davantage que les conduites à risque des jeunes générations qui soulèvent l’hypothèse non négligeable de mourir. Une personne qui s’entaille est pourtant loin de mettre son existence en danger. Mais la blessure délibérée frappe les esprits car elle témoigne d’une série de transgressions insupportables pour nos sociétés: celle des frontières du corps, le fait de s’infliger sciemment une douleur, de l’écoulement du sang, et du jeu symbolique avec la mort. En entaillant la peau l’individu brise la sacralité sociale du corps. La peau est une enceinte infranchissable sinon à provoquer l’horreur. De même il est impensable que quelqu’un se fasse mal en toute conscience sans qu’on évoque à son encontre la folie, le masochisme ou la perversité. Faire couler le sang est un autre interdit transgressé alors que pour nombre de nos contemporains sa seule vue provoque l’évanouissement ou l’effroi. Et pourtant, nous avons ici des individus qui délibérément font couler le sang. Au-delà encore l’entame est un jeu symbolique avec la mort en ce qu’elle mime le meurtre de soi, le jeu avec la douleur, le sang, la mutilation (Le Breton, 2003, 2007). Qu’il s’agisse des conduites à risque ou des entames corporelles, la transgression ouvre la voie du salut possible.

Etymologiquement sacrifice signifie sacra-facere, l’acte de rendre des actes ou des choses sacrées. Le sacrifice expulse le sujet hors de la vie ordinaire, il bénéficie d’un surcroît de sens, d’une intensité d’être propice au changement, à la transformation radicale de soi à proportion de la signification de ce qui est sacrifié de soi. En libérant du sacré, c’est-à-dire de l’intensité d’être, la scarification restitue à l’acteur des ressources propres à redéfinir son existence. A celui qui accepte de payer le prix s’annonce une possible vita nova, un passage au delà de la zone de turbulence, une renaissance au monde à travers des ressources de sens renouvelées qui balaient d’un trait l’ancien sentiment d’identité. Le sacrifice est ici dévoilement ou révélation à soi dont l’impact est plus ou moins fort. La scarification est une manière symbolique de faire la part du feu. De se faire mal pour avoir moins mal. Elle oppose la douleur à la souffrance, la blessure physique à la déchirure morale. Muriel, seize ans à l’époque, en témoigne avec éloquence. Amoureuse d’un garçon toxicomane et dealer, elle vient d’apprendre qu’il est à nouveau en garde à vue. Elle est seule dans un jardin public. Son regard se porte sur un éclat de verre sur le sol. Elle grave sur sa peau les initiales de son copain, elle formule de manière exemplaire la puissance d’attraction de l’entame dans ces moments de détresse : « T’es tellement malheureuse au fond de toi-même, c’est le chagrin d’amour, tu vois. T’es tellement malheureuse dans ton cœur, et puis tu te fais mal pour avoir une douleur corporelle plus forte pour ne plus sentir ta douleur dans le cœur, tu vois un peu comment c’est ? ».

L’anthropologie du sacrifice ne s’inscrit pas dans une volonté d’échange intéressé dans la mesure où le sujet ignore ce qu’il poursuit, l’épreuve s’impose à son corps défendant. Les conduites à risque ou les attaques au corps ne poursuivent pas une logique d’intérêt mais plutôt celle de la perte, de la consumation. Elles sont en quête d’une signification pressentie dont l’individu n’a pas une conscience claire. L’efficacité symbolique mise en jeu est suffisamment puissante du fait des transgressions opérées par l’acte pour parvenir à modifier le sujet.

A l’objection que ces comportements sont privés et ne sont pas validés par les autres, que ce sont donc des anti-rites, ou des rites dégradés ou détraqués, il est aisé de répondre que seul l’acteur est comptable de leur signification, seul importe l’investissement qu’il opère à leur propos. Un rite socialement valorisé n’est pas nécessairement heureux pour l’acteur qui peut le vivre avec ennui ou indifférence, il peut rester sans la moindre efficacité s’il n’est pas approprié à la première personne par l’acteur. Ce qui importe s’agissant des conduites à risque ou des attaques au corps à l’adolescence, ce n’est pas la dimension sociale et valorisé du comportement, mais ce que joue le jeune qui s’y livre, la quête qui est la sienne et dont il ne connaît pas toujours l’objet.

 

SPECIFICITE ADOLESCENTE

Les souffrances adolescentes surprennent par leur résolution rapide alors qu’elles semblaient aller vers le pire, le même d’ailleurs que l’eau dormante recèle parfois de douloureux réveils pour leurs parents ou leur entourage qui n’avaient pas perçu l’étendue d’une détresse soigneusement dissimulée. Les souffrances adolescentes sont puissantes, mais réversibles. Elles imprègnent des mois ou des années de l’existence en suscitant des conflits, une perte de l’estime de soi, des conduites à risque, une déscolarisation, sur un fond éventuel de dépression, mais dans l’immense majorité des cas elles trouvent une issue favorable. « Ce serait une erreur grave d’évaluation de considérer les manifestations à l’adolescence comme équivalentes à celles de l’âge adulte, parce que cela ne tiendrait pas compte des distorsions du processus développemental &–c’est-à-dire la nature et la qualité de l’expérience de l’angoisse résultant de la confrontation avec un corps sexuellement fonctionnel en tant qu’homme ou femme &– ni des possibilités de renverser le processus pathologique qui existe alors. Dans ce domaine de la pathologie, les risques d’une erreur de diagnostic sont des plus importants » (Laufer 1989, 223).

Dans l’immense majorité des cas ces conduites de jeu avec la mort ou d’altération du corps ne sont nullement des indices de pathologies mentales ou l’annonce d’un pronostic défavorable pour leur avenir. Ce sont plutôt des tentatives de forcer le passage pour exister. Alors étudiante, et multipliant également les conduites à risque, Martine le dit avec force, une dizaine d’années après avoir arrêté : « Les coupures c’était la seule manière de supporter cette souffrance. C’est la seule manière que j’aie trouvée à ce moment là pour ne pas vouloir mourir ». Chloé, victime d’inceste, dit avec finesse comment les scarifications non seulement permettent de « passer » les moments de souffrance mais engendrent également une sorte de savoir sur les épreuves vécues : « Je trouve qu’on apprend à comprendre et à accepter sa douleur. Pour moi, à ce moment, c’est à ça que ça servait.

Si ces conduites radicales relèvent du patho-logique c’est au sens du pathos, de la souffrance, et du fait que les manières de s’y opposer sont (anthropo)logiques. Elles constituent dans le même mouvement une résistance contre une violence plus sourde qui se situe en amont dans une configuration relationnelle ou sociale. Les circonstances ne leur laissent pas le choix des moyens pour s’en sortir. Le comportement se dresse contre l’affect douloureux. Plutôt que de le réduire à une nosographie venant trancher entre le normal et le pathologique comme catégories immuables, dans l’indifférence à sa singularité et aux épreuves personnelles traversées par le sujet, il importe d’en interroger la signification et de comprendre en quoi, même si elles paraissent mettre l’existence en danger, à un autre niveau, plus essentiel, elles la protègent aussi.

Les modes de défense d’un adolescent n’ont pas la gravité de ceux d’un adulte. La fixation nosographique peut être lourde de conséquences.   Elle risque de transformer en essence ce qui est destiné à disparaître si l’on n’y prête pas une attention trop sévère. Ce qui n’était qu’une parade devient alors parfois un enfermement. Contrairement en cela à des hommes ou des femmes plus âgés, les adolescent(e)s sont encore dans un passage plein de virtualités, avec un sentiment d’identité encore labile, le recours à des formes de résistance qui paraissent radicales n’est pas nécessairement une promesse de pathologie, mais une forme d’ajustement personnel dans une situation de menace. Dans l’immense majorité des cas les conduites à risque ou les attaques au corps ne durent qu’un moment, elles sont abandonnées au fil du temps. Certes, pour une minorité en revanche le temps joue contre eux, et la prise en charge est nécessaire pour qu’ils ne se détruisent pas davantage.

Les attaques au corps ne sont nullement des automutilations comme on le dit souvent, ce ne sont en aucun cas des atteintes définitives à la fonctionnalité du corps (relevant de la psychose), mais plus simplement des altérations de la surface de la peau, laissant au pire une cicatrice. Le terme d’automutilation est un abus de langage qui dramatise la situation, paralysant souvent l’action des soignants ou des travailleurs sociaux surmontant mal leur sidération. Les étiquettes sont redoutables en ce qu’elles enferment aussi le sujet dans un état, une nature, et induisent pour l’entourage ou les équipes soignantes un sentiment unilatéral qui engendre la répétition comme une self-fulfilling prophecy, le sujet se convainquant lui-même qu’il est une entité clinique et non un sujet en souffrance répondant à des situations précises. En outre ses symptômes peuvent lui apparaître comme la seule chose qui lui appartienne en propre, et il risque de les investir comme des bannières identitaires. Le symptôme devient une manière efficace de se pourvoir une identité, pour se situer face aux autres. En témoignent par exemple les nombreux sites internet où des personnes qui se coupent entretiennent une passion mutuelle pour leurs comportements. La blessure volontaire se mue en label identitaire dont il est difficile de se débarrasser.

Tout concept est un choix moral. Les termes employés pour nommer ces conduites sont souvent stigmatisants : auto-mutilations, auto-agressions, masochisme, etc. Ils portent une connotation péjorative associée à la folie, à la maladie mentale. La parution de mon livre La peau et la trace m’a valu à l’époque une série de lettres, de courriels, ou de propos au terme de conférences, venant d’adolescentes ou de femmes venues me dire leur reconnaissance de ce que mes analyses, à aucun moment, ne jugeaient ces conduites mais essayait de les comprendre en soulignant d’abord la souffrance qui les provoquait. La violence de la nomination et des attitudes à propos des scarifications ou des autres blessures volontaires ajoute à la souffrance de devoir agir ainsi pour pouvoir continuer à vivre (Favazza, 1987, 14 sq.). Plus que les autres conduites à risque les entames sont prises dans un discours moraliste : comment peut-on en arriver là ? Comment peut-on se faire cela ? Là où un sujet après une tentative de suicide trouve compassion et écoute, la personne qui se coupe rencontre plutôt incompréhension et colère.

Ces comportements douloureux permettent de faire face, ce sont des formes d’ajustement à une situation personnelle douloureuse. Signaler leur caractère anthropo-logique ou patho-logique en insistant sur leur caractère provisoire ne signifie nullement qu’il faut laisser l’adolescent se meurtrir.

Si ces comportements sont des appels à vivre, ils sont aussi des appels à l’aide, sollicitant une reconnaissance, un accompagnement du jeune, une compréhension de ce qu’ils sont les signes d’une souffrance intense en amont. Ils ne doivent pas laisser indifférents et mobilisent les instances de santé publique, les organismes de prévention, de soutien à l’adolescence, pour les dissuader ou, si ce n’est pas possible, les accompagner et en réduire la violence. Ce sont des jeunes en souffrance. La première tâche de nos sociétés est de les convaincre que leur existence est précieuse, et de les détourner de ces jeux de mort pour les amener au jeu de vivre.

Les attaques au corps soulèvent des questions lourdes de sens pour les professionnels de la santé. Ce sont des jeunes en quête d’adultes leur donnant le goût de vivre. D’où la nécessité, si possible, d’une prise en charge en termes d’accompagnement ou de psychothérapie, de présence, de conseils, voire simplement d’amitié. Si les conduites à risque sont le signe d’une souffrance, l’enjeu de la prise en charge thérapeutique, de l’accompagnement est de favoriser en lui une autre définition de soi, qu’il redevienne le sujet de son histoire et trouve des solutions différentes, moins dommageables pour son existence. Les actes de passage (à l’opposé des passages à l’acte) que sont les scarifications sont des leviers thérapeutiques, des accroches pour une reprise de parole ou un accompagnement. Dans leur immense majorité, ces conduites touchent des adolescent(e)s « ordinaires » qui ne souffrent d’aucune pathologie, au sens psychiatrique du terme, mais de meurtrissures réelles ou imaginaires de leur existence. Elles sont un recours anthropologique pour s’opposer à cette souffrance et se préserver (Le Breton, 2007).

 

REFERÊNCIAS

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Adresse pou correspondance

David Le Breton
E-mail:dav.le.breton@orange.fr

 

 

Recebido em: 25/11/2007
Aprovado em: 27/11/2007
Revisado em: 09/12/2007

 

 

1Pour une approche globale des souffrances adolescence d’un point de vue anthropologique cf. David Le Breton, En souffrance. Adolescence et entrée dans la vie, Paris, Métailié, 2007.
2Voir à ce propos notre analyse du recours aux marques corporelles comme manière de ritualiser un passage difficile, cf. D. Le Breton, Signes d’identité. Tatouages, piercings et autres marques corporelles, Métailié, Paris, 2002.
3Et nullement une « enveloppe de souffrance » comme le note par exemple Didier Anzieu (1985). La souffrance est justement ce contre quoi s’oppose l’attaque au corps. Il s’agit de jouer la douleur contre la souffrance (Le Breton, 2003).

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