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Arquivos Brasileiros de Psicologia

versão On-line ISSN 1809-5267

Arq. bras. psicol. v.61 n.3 Rio de Janeiro dez. 2009

 

SEÇÃO ABERTA

 

Le sujet de l'acte et son intentionnalité: quelle actualité dans le champ judiciaire?1

 

 

Marie-José GrihomI; Alain Ducousso-LacazeII; Michel MasséIII

IMaître de conférences en psychologie clinique et pathologique. Universidade de Poitiers, França
IIProfesseur en psychologie clinique et pathologique. Universidade de Poitiers, França
IIIProfesseur de Droit Pénal. Universidade de Poitiers, França

 

 

Introduction

L'évolution du champ social induit-elle des effets de changement sur les pratiques judiciaires et précisément sur la  constitution de l'intime conviction1 ? Ces changements s'ils existent sont-ils positifs ou négatifs du point de vue éthique ?

Parmi les motifs susceptibles d'influer sur le jugement du magistrat dans les affaires criminelles et sexuelles nous  relèverons : l'évolution de notre démocratie en une démocratie d'opinion avec le poids grandissant de la médiatisation des crimes (de l'instruction au procès); les attentes sociales et politiques concernant la restauration thérapeutique de la victime et la réparation des dommages qui lui ont été causés (Salas, 2005); enfin l'accroissement d'une logique sécuritaire et répressive. Sont-ils, entre autres motifs, suffisants pour modifier le rapport du magistrat à l'objet qu'il traite: « le sujet de l'acte » et partant transformer peu ou prou les ressorts de son jugement appuyé sur l'intime conviction dans le  jugement pénal (Garapon, 1997)?

Il est habituel d'affirmer que le droit tend à l'objectivation de l'acte criminel, traité comme un fait : celui de la violation de la loi, alors que la psychologie tendrait à la subjectivation de ce même acte: se demander, au cas par cas, quel sens il a pour le sujet. Mais le droit ne réduit pas pour autant le sujet à son acte par l'objectivation qu'il en réalise au travers des éléments de preuve, il ne se contente pas de « matérialiser l'acte ».  Il doit, pour condamner l'auteur de l'acte prendre aussi en considération l'état d'esprit de celui-ci au moment de son acte. Ce que l'on appelait au XIXème siècle « l'élément moral » est aujourd'hui devenu « l'élément psychologique ». L'examen par le juriste de la psychologie du délinquant est même assez sophistiqué puisqu'il doit prendre en compte d'une part l'imputabilité, d'autre part la culpabilité. Pour décider de l'imputabilité on prend en considération le libre arbitre, le discernement, la conscience, la compréhension; pour la culpabilité on apprécie la connaissance par le sujet de la dimension transgressive de l'acte et  l'intentionnalité de son action en s'attachant  à  l'état d'esprit de l'auteur au moment des faits.

Nous partirons donc du principe classique en droit qui consiste à mettre en rapport, en tension, d'une part ce qui relève de l'objectivation de l'acte, d'autre part ce qui relève de sa subjectivation par le magistrat. Notre problématique de recherche2 porte en conséquence sur  « l'actualité » des représentations du sujet criminel dans le rapport à son acte criminel  pour cet autre sujet singulier, représentant de la justice et de ses lois qu'est le magistrat ?

 

L'intime conviction

Comment est-elle définie dans la perspective juridique? Le magistrat et les jurés ont à rendre compte lors des procès d'Assises3 de leur jugement quant à la culpabilité de l'accusé et à déterminer quelle était son intentionnalité au moment des faits. Autrement dit, ils ont à posteriori à juger du rapport du sujet à l'acte pour lequel il est assigné en justice. Dans l'élaboration de leur jugement ils doivent recourir à leur intime conviction, c'est du moins l'obligation que leur font les textes de  référence4 .

La conviction par elle-même, avant que d'être devenue « intime », constituait en son sens initial au XVIème siècle « la preuve établissant la culpabilité de quelqu'un ». Autant dire que sa valeur de certitude, tirée de la pratique de l'ordalie (on ne pouvait douter du jugement de Dieu à l'issue des épreuves infligées au supposé coupable) a toujours été notable dans l'histoire de la justice. Les pièces à conviction portent encore trace de ce sens premier. A partir du XVIIème siècle la conviction ne désignera plus juridiquement que l'acquiescement de l'esprit fondé sur des preuves évidentes avec la certitude qui en résulte. Et c'est bien en cela qu'elle  implique nécessairement l'acteur du jugement lui-même dans le modèle classique de l'acte de juger. 

L'intime conviction fonctionne à partir d'une double référence: au jugement défini en tant que certitude « objectivable »  fondée sur l'exposé des preuves et des moyens de la défense  et   aux  impressions faites à la conscience, à la raison  lors des débats oraux. Elle associe donc paradoxalement un jugement  et le rapport du magistrat à sa propre expérience lors du procès. Juger selon son intime conviction ce serait alors: construire un jugement  au sens logique, c'est-à-dire produire une construction rationnelle donc objectivable; prendre en considération en parallèle son rapport à l'expérience émotionnelle et représentative puisque c'est à partir de celle-ci que le magistrat peut et doit  fonder la certitude de son jugement.

Rien de surprenant alors à trouver les synonymes : adhésion,  assurance,  confiance,  croyance pour décrire ce que serait la conviction.  Elle ne semble pouvoir se penser sans  ce regard sur l'expérience personnelle qui accompagne et détermine la formation de son propre jugement. Le terme d'intime ne fait d'ailleurs que renforcer cette obligation de juger en appui sur la croyance ou l'adhésion en la vérité de son propre jugement. Etymologiquement intimus (XIVe) désigne le lieu le plus en dedans, le plus intérieur, le plus profond où doit se produire la conviction.

S'il s'agit d'écarter le doute quant à la culpabilité ou l'innocence, doute qui serait  « irraisonnable » et pénaliserait l'accusé, s'agit-il pour autant d'établir un compromis « raisonnable » entre les aspects logiques du dossier criminel et les impressions propres au déroulement des débats? Les textes pourraient nous faire penser cela mais  ils  ne recèlent pas moins d'une complexité, la plus essentielle à nos yeux étant de repérer comment le sujet magistrat est impliqué dans la construction qu'il va élaborer concernant le sujet de l'acte criminel.

 

L'intime et le public: quelle part pour la subjectivité du magistrat ?

Toute la difficulté réside selon nous dans le statut attribué  à l'intime et au public. Dans la conception de l'intime est-il fait référence seulement à l'intériorité ou également à ce qui fait la singularité subjective du magistrat? Dans la conception du public est-il fait seulement référence à la publicité des débats oraux ou  aussi aux  représentations sociales et personnelles  du juge notamment concernant  la victime et  l'auteur ? 

Jusque dans cette notion d'« intimité » la loi semble peser de tout son poids. En effet l'intime conviction est à  la fois « libre » et encadrée institutionnellement (Bredin 1997). Libre au sens où le magistrat comme le juré n'ont pas à la motiver expressément (voici pourquoi je pense ; crois cela), « libre » aussi au sens des Lumières à savoir dégagée de tout ce qui peut influencer le jugement : « les jurés (et le magistrat) ne doivent  se laisser convaincre ni par la haine ou la méchanceté, ni par la crainte ou l'affection ».  

Le premier problème concerne donc le statut de cet « intime » puisqu'il est contraint par du « public »  au sens où  le juge doit s'appuyer sur ses impressions tout en combattant leur part « affective, subjective, irrationnelle » comme le disent les magistrats. Penser que l'intériorité puisse être encadrée par la raison, dans le droit fil du cartésianisme, nous confronte à la nécessité de cerner comment la subjectivité du juge travaille dans ce contexte référé au code et à la procédure.

Le second problème concerne le statut de  la réalité « publique» qui se déroule concrètement dans l'enceinte judiciaire, réalité qui va devoir se transformer en un jugement intime. Peut-on penser que cette réalité contiendrait en elle-même les éléments de la vérité judiciaire et que l'acteur du jugement n'aurait qu'à se laisser convaincre par elle, « impressionner », en transformant celle-ci en une réalité intérieure? L'étymologie du terme tout comme le texte qui réglemente l'intime conviction soulignent en effet cet aspect essentiel: il s'agit d'abord d'être convaincu.  

Le mot conviction découle du verbe con-vincere qui suppose que l'opinion ou les arguments de l'un vainquent ceux de l'autre, emportent sa conviction comme l'on dit.  Remarque sémantique de taille dans la perspective psychanalytique qui est la nôtre si l'on considère que dès lors que la conviction est faite (en tant que résultat) elle est le fruit d'une « lutte » où le poids de la réalité judiciaire (des preuves et des raisonnements), le poids des discours de la défense et de l'accusation comme celui des témoignages gagnent l'accord intime du sujet. Nous relèverons seulement deux points qui nous paraissent essentiels pour apprécier la part prise par la subjectivité du magistrat dans ses représentations finales du « sujet de l'acte ».

Tout d'abord, ce modèle de constitution du jugement semble ignorer la part active que le magistrat prend lorsqu'il se fait « lecteur »  et « auditeur » de la réalité judiciaire. Quelle valence ont pour lui certains mots, certaines images, certaines postures de l'accusé, de la victime, etc. ? Comment se fait-il l'interprète de la réalité dans laquelle il est professionnellement plongé ? Comment se défend-il de ce qu'il peut y avoir d'insupportable pour lui ou d'innommable dans l'acte criminel? En un mot avec la notion d'intime conviction ne fait-on pas semblant d'ignorer qu'une subjectivité est en train d'en juger une autre tout en inscrivant le cœur du jugement dans cette même subjectivité ?

M. Foucault (1975) a bien relevé comment  c'est l'âme des criminels qui est  jugée dès lors que le juge doit apprécier le poids des passions et des instincts, des infirmités ou des inadaptations dans la réalisation de l'acte transgressif.  En ce sens une « âme » n'en juge-t-elle pas une autre ? L'intime conviction est pour nous un acte qui engage le sujet singulier dans son identité professionnelle puisque celui-ci va juger une autre subjectivité.

Nous nous attendons donc à ce que la subjectivité se manifeste habituellement dans un jeu dynamique entre intime et public. D'une part au moyen de projections d'intentions sur la victime et l'accusé (formations projectives propres à toute subjectivité qui ne peut qu'interpréter l'autre à partir de sa propre réalité psychique), d'autre part par une confirmation de ces projections au travers d'une sélection des éléments « saillants » pour le magistrat lors du déroulement du procès. Il agencerait ces éléments de façon à réduire leur discordance et à renforcer leur concordance, ce qui est le propre de toute construction narrative (Ricœur 1983), notamment lorsqu'il s'agit pour lui de construire l'identité narrative de l'accusé: récit des relations, temporalisées selon les logiques propres au récit, entre les éléments de personnalité et l'acte (Ducousso-Lacaze, Keller, 2008).

Réduire le doute concernant la culpabilité et l'intentionnalité de l'acteur n'est pas une mince affaire et soulève un véritable conflit pour le moins cognitif. C'est ainsi que les avis des magistrats convergent pour dire le soulagement du juge lors de ce moment conclusif où la croyance en la vérité de son jugement devient effective, moment qu'ils décrivent comme un « basculement », preuve s'il en est de l'intensité de ce travail psychique...

Toutefois bon nombre de magistrats interrogés ne voient dans la constitution de leur intime conviction que le travail de la conscience et de sa logique hypothético-déductive. Pourtant il nous semble que le conflit est inévitable pour le juge et ce du fait même de la loi.

Si les textes font dépendre le jugement de la procédure judiciaire (quels éléments sont ou non éléments de preuve en droit par exemple) en premier lieu et d'un travail mental logique (de type investigation policière afin de distinguer le vrai du faux) en second lieu, ils font une autre obligation au magistrat comme au juré : l'inscrire et le fonder dans cette part « auto-réflexive » qui doit venir interroger les représentations tirées de l'expérience (Grihom,  Laflaquière, 2004).

Or cette part « réflexive » au sens qu'elle réfléchit à celui qui juge l'accord ou le non-accord entre lui-même et son jugement est le fait même de la subjectivité en psychanalyse. Cette fonction réflexive permet à la fois au sujet d'exister en représentant et en se situant par rapport à ses représentations (je les garde, les confirme, les rejette) et de rendre subjectives les expériences qu'il vit  (je suis bien dans ce que je me représente). Freud avec sa conception du jugement ne décrivait rien d'autre que ces rejets ou appropriation des qualités de l'objet (existence, attribution, etc.).

La spécificité de l'intime conviction serait à la fois de s'appuyer sur cette fonction du sujet  par la référence aux impressions faites à la conscience et de la contre-carrer puisqu'on lui enjoint de se défendre d'elle-même, de ses ressentis et de ses représentations (de son imaginaire, de ses affects voire de ses pulsions). Paradoxe s'il en est qui est fait au magistrat : fonder son jugement dans l'intime pour en éprouver la con-fiance et la conviction tout en se dé-fiant de sa propre interprétation de la réalité. Hormis le fait que le conflit psychique est consubstantiel à notre fonctionnement psychique et dépende des relations contradictoires au sein du sujet entre ce qu'il refuse de son désir et ce qu'il s'en autorise, l'intime conviction telle que sa pratique est définie juridiquement est en elle-même source de conflit pour reposer sur  une double injonction ou injonction contradictoire. 

 

Que devient le schèma classique  objectivation-subjectivation dans cette perspective

Nous faisons l'hypothèse que ce qui caractériserait le travail de l'intime conviction est précisément de créer un conflit psychique en partie accessible à la conscience chez le magistrat et que la régulation de celui-ci serait propre à chacun.  Nous nommerons ce conflit: « conflit psychique induit ». Il nous semble essentiel à une pratique du doute au bénéfice de l'accusé pour induire un travail de réduction de la discordance entre objectivation et subjectivation de l'acte. Nous faisons par ailleurs l'hypothèse que chaque magistrat sur la base de sa conflictualité psychique propre attribuera certaines caractéristiques (projections d'intentions) au sujet de l'acte et construira l'identité narrative du sujet de l'acte (et donc son intentionnalité) afin de réduire sa discordance interne propre (liée à sa propre subjectivation).

Dans le « conflit induit »  le bornage de la subjectivité par la loi en appelle à des actes de dé-fiance qui peuvent se ramener à la mise en jeu de défenses psychiques du côté du surmoi (idéalisation, rationalisation, intellectualisation, dénégation, désaveu, etc.) et à un recours à l'objectivation du sujet de l'acte. A l'opposé la nécessité de la con-fiance en ses représentations  en appelle à l'émergence de représentations propres au magistrat, de mises en scène du sujet et de son acte. La confiance en ses propres représentations, même si elles sont le fruit de la projection ou de l'identification, favoriserait selon nous la possibilité d'un accès au sujet de l'acte. Le conflit induit s'exprimerait ainsi au travers des oscillations entre le pôle objet et le pôle sujet lorsqu'il s'agit de penser l'auteur et son intentionnalité. Ainsi la part des logiques psychiques et subjectives dans la constitution de l'intime conviction est essentielle.

Nous dirons que si certains préfèrent la penser  comme une « croyance raisonnable »5 en la vérité (relative) de leur jugement, d'autres n'hésitent pas à en faire une nécessité juridique et éthique au sens où seul l'homme ou la femme impliqué subjectivement dans son identité professionnelle est à même de dire en quoi l'acte (le pôle objet) est en relation avec le sujet de l'acte et son intentionnalité (le pôle sujet). Peut-on juger d'un autre semblable sans recourir à cette conflictualisation qui participe pleinement à l'élaboration de l'intime conviction?

 

Actualité

Quelque chose change-t-il dans le tableau que nous avons brossé. Pour le savoir nous sommes partis d'entretiens effectués avec des magistrats suite à leur lecture d'un dossier de « viol par ascendant », où la seule preuve de la culpabilité du père et de son intentionnalité ne peut que se déduire des paroles de lui-même et de sa fille la plaignante. La qualification pénale est triple: agressions sexuelles sur mineur de 15 ans par ascendant; viol sur mineur de 15 ans par ascendant; viols par ascendant.

Une jeune femme mariée de 24 ans porte plainte contre son père pour agression sexuelle et viol commis, selon elle, 12 ans auparavant. Les faits se seraient produits au domicile du père après le divorce des parents. Selon cette jeune femme, elle est aujourd'hui confrontée au fait qu'elle ne peut pas avoir d'enfant et s'est engagée, avec son mari, dans une demande d'agrément afin de pouvoir adopter. A cette occasion, elle aurait rencontré une assistante sociale qui lui aurait conseillé d'essayer d'y voir plus clair dans son histoire et probablement suggéré de porter plainte. C'est ce qu'elle a fait.

Le père ne reconnaît pas les viols. Il ne reconnaît que des attouchements, une fois, sur le soutien-gorge, alors que sa fille avait 15 ans et non 12. Par ailleurs, il a toujours exercé une profession et participe à un club cycliste dans lequel il est un personnage de référence. Il est aujourd'hui remarié et décrit par sa femme actuelle et les filles de cette dernière comme un mari et un beau-père modèle. Ses belles-filles affirment même qu'elles ont songé à plusieurs reprises être adoptées par lui. Nous nous attendons à trouver « un conflit induit » chez les magistrats interrogés deux fois, tout d'abord suite à leur lecture du dossier pénal contenant l'expertise de la victime ensuite  après lecture des expertises psychologique et psychiatrique du mis en cause

Il est frappant de constater que les projections d'intention concernent bien plus souvent la victime que l'accusé. L'on peut même aller jusqu'à dire que l'ensemble des magistrats centre son intérêt sur la victime et dégage - de deux façons distinctes à partir de là - une conviction concernant la culpabilité de cet homme, plus rarement concernant ses intentions au moment de l'acte.

En ce qui concerne l'accusé deux identités narratives apparaissent, l'une que nous  résumerons en : « Ce n'est plus le même homme » et qui distingue sans les articuler les deux temps de sa vie ici analysés (la période de son divorce où se seraient  passés les faits qui lui sont reprochés et sa vie présente); l'autre que nous dirons du « brave homme » qui instaure une cohérence dans la vie d'un homme adapté socialement dont les qualités humaines sont soulignées dans les témoignages. Celle-ci domine puisque six magistrats sur huit construisent cette une identité narrative du prévenu. 

Dans la première conception « le sujet de l'acte » aurait connu la solitude, une fragilité affective qui n'a aucun rapport avec ce qu'il est aujourd'hui. Une telle construction narrative s'appuie sur une attribution d'intention articulée avec une conception psychologique: dans ce contexte de fragilisation affectivo-relationnelle le prévenu a très bien pu commettre les actes qui lui sont reprochés. De telle sorte qu'il n'y aurait pas à prendre en compte les témoignages en sa faveur (femme, belles-filles) pour juger des faits supposés: ces témoignages ne sont ni à charge ni à décharge.

Dans la seconde construction de l'identité: « le brave homme »  les deux phases temporelles sont également distinguées mais, cette fois, une continuité entre elles fonde l'identité narrative. Pour la première phase, le magistrat estime que le prévenu a connu une période de solitude affective qui n'a pas menacé son intégration sociale et ne l'a pas empêché d'assurer la survie financière de sa famille. On peut donc penser qu'il s'agit d'un « brave homme » que des difficultés affectives ont amené à commettre une faute. Ce qu'il est aujourd'hui, seconde phase temporelle, confirme cette opinion. Maintenant qu'il a reconstruit sa vie affective, c'est un bon mari et un bon beau-père ; il s'agit d'éléments à décharge pour le prévenu. 

On peut donc faire l'hypothèse d'un lien entre cette identité narrative et la prise en compte des témoignages des membres de sa nouvelle famille. En revanche il est un autre constat qui doit nous arrêter : il semble ne pas y avoir de lien entre cette identité narrative et le jugement sur la sincérité du prévenu. En effet, si certains de ces magistrats estiment que l'aveu du détenu (attouchements sur le soutien gorge) est peut-être sincère, pour d'autres en revanche il s'agit d'un « demi aveu ». Il faut dire que d'autres qualificatifs sont employés pour décrire le prévenu : personnalité falote, bon bougre sans beaucoup de caractère. Ainsi il semble y avoir un clivage entre les projections d'intention sous-tendues par l'attribution d'une non-dangerosité et l'attribution de sincérité. Comme si les magistrats n'allaient pas au bout de leur travail en mettant en tension l'objectivation de l'acte et sa subjectivation.

A quoi cela peut tenir? Rappelons que pour objectiver l'acte les magistrats ne disposent que de paroles (celles de la victime et celles de l'accusé). Face à cet homme qui ne reconnaît que des éléments minimes, qui par ailleurs jouit d'une bonne réputation et se plaint à maintes reprises d'un complot familial organisé par son ex-femme (élément très peu analysé par les magistrats) il semble que l'objectivation de l'acte au travers des paroles de la victime l'emporte sur sa subjectivation.

L'analyse narrative des entretiens nous a permis de dégager, concernant la plaignante, deux identités narratives distinctes dont l'une est dominante, celle de la plaignante en tant que victime, tandis que l'autre « la plaignante en tant que sujet du lien familial » est soit associée à la première, soit se présente seule.

Sept  magistrats sur 8 construisent une identité narrative de la plaignante en tant que victime dès la lecture du dossier. Parmi eux 3 ne la voient que comme victime, tandis que 4 la pensent également en alternance en tant que sujet des liens familiaux. Une seule n'élabore pas d'identité victimaire pour la plaignante. Quelle caractéristiques a cette identité narrative de la plaignante en tant que victime si représentée dans notre échantillon ?

a) Elle articule trois phases temporelles: la période des faits allégués, la période de «silence» au cours de l'adolescence, la période de l'âge adulte avec la révélation des faits supposés6 .

La construction de cette identité narrative permet donc de se représenter une continuité entre les 12 ans de la jeune femme et ses 24 ans. Ainsi est introduite une concordance dans son identité personnelle en dépit de la discordance que constitue, du point de vue des magistrats, la période de silence.

b) Elle  est en relation avec des attributions d'intentions : tous les entretiens qui recourent uniquement à l'identité de «la plaignante en tant que victime» (3/8) estiment que la révélation est sous tendue par un désir de reconstruction. Pour certains il est actualisé, chez la plaignante, par son désir de fonder une famille. Ainsi l'intention de devenir mère est supposée « déclencher » l'intention de porter plainte, ce qui explique l'émergence de cette dernière à 24 ans seulement et soutient le pôle de la concordance. L'intention de «s'éloigner du père» supporte également une reconstruction temporelle de l'histoire de la victime. Mais surtout les projections d'intentions s'inscrivent dans un schéma narratif et explicatif d'une supposée valeur générale: « C'est le désir habituel de la victime ».

Notons que l'ensemble est sous tendu par une conception psychologique de l'expérience vécue par les personnes victimes d'agressions, sexuelles ou non. Nous pourrions résumer ainsi cette conception psychologique: l'agression entraîne un traumatisme, la victime ne peut pas en parler mais éprouve le désir de s'émanciper de son agresseur, la révélation des faits à la justice a pour elle une fonction psychologique de réparation et de reconstruction de soi. On remarquera que cette conception comporte elle-même une temporalité et donc «cadre bien» avec la construction d'un récit qui se veut cohérent.

Grâce à l'attribution d'intentions singulières (éloigner le père, se reconstruire) ou plus générales (avoir le désir d'une victime) les magistrats font de la concordance entre les éléments du dossier sur lesquels porte le doute (la période de silence). Ils réduisent ou annulent donc le conflit d'autant plus qu'ils s'inscrivent dans le schéma du «désir habituel de la victime». A la différence de la grande unité dans la construction de cette identité narrative de la plaignante en tant que victime nous trouvons une construction, moins charpentée et variable chez les magistrats qui l'emploient. Celle-ci consiste à attribuer précisément de la subjectivité à la plaignante.

Un premier niveau consiste à envisager que la plaignante est peut-être animée d'intentions qui lui échappent. Elle pourrait par exemple projeter dans son passé, sans en être consciente, des scènes de la vie sexuelle adulte. Un deuxième niveau consiste à penser que la plaignante est prise dans une relation fusionnelle avec sa mère. Ainsi pourrait-elle, à son insu, s'être identifiée à sa mère, elle-même victime d'inceste. Ce niveau prolonge le précédent dans la mesure où, à nouveau, est envisagé que la plaignante puisse avoir des intentions inconscientes tout en ajoutant que ces intentions peuvent être prises dans le lien à la mère.

A un troisième niveau l'inscription de l'identité narrative de la plaignante dans les liens familiaux se déploie encore plus. Une magistrate envisage ainsi qu'à la suite du divorce de ses parents, la plaignante a pu prendre parti pour sa mère. Si l'un ou l'autre de ces aspects apparaît dans 4  entretiens c'est précisément au moment où le magistrat se dé-fiant soudain de ses attributions d'intentions victimaires en revient au travail de l'intime conviction et à ce que nous avons nommé « le conflit induit ».

 

Discussion

A partir de ces constats se pose alors une question générale. Quels sont les déterminants qui sous tendent la construction de ces identités narratives, de celle du prévenu comme de la victime?

Nos analyses indiquent que l'on peut chercher des réponses à deux niveaux distincts mais complémentaires. Le premier niveau est celui des déterminants psychosociaux. Le second est celui de l'implication subjective du magistrat dans l'acte de juger. En effet, nous l'avons vu, les identités narratives construites par les magistrats reprennent des configurations narratives à l'œuvre dans notre culture. Ces configurations narratives proposent une structuration temporelle déterminée articulée à une conception psychologique socialement construite et comportent donc aussi des déterminants sociaux d'attribution d'intention. Nous sommes en présence de manières de raconter culturellement valorisées. Ce qui explique pour une part la mobilisation par les magistrats de configurations narratives très proches les unes des autres.

Partant de là nous pouvons avancer l'idée que la centration sur la victime au détriment du sujet de l'acte que nous constatons chez quasiment tous les magistrats est un effet du changement social et des représentations victimaires à la mode et valorisées politiquement. Nous pouvons en outre constater que cela vient modifier la tension entre objectivation et subjectivation de l'acte chez certains magistrats. Est-ce que cela modifie le travail d'élaboration de l'intime conviction et partant le travail spécifique de subjectivation en conflit qui est imposé au magistrat ? 

Nous relevons chez les magistrats rencontrés la prévalence de processus d'idéalisation de la victime qui les conduit à former très tôt une intime conviction de sa sincérité. Le doute apparaît bien lors des entretiens réalisés mais nous avons affaire à un doute formel; formel au sens où il implique des processus rationnels, de mise en contradiction par exemple, sans pour autant mettre en question le magistrat dans son adhésion initiale. Un doute donc, qui manie la contradiction, éventuellement, mais reste à distance de tout conflit psychique et des affects qui en résultent. Pas de conflit psychique en somme entre ce que le sujet éprouve pour la plaignante et ce qu'il ressent pour le prévenu. Le processus d'idéalisation le protège de ce conflit. En termes psychanalytiques le processus inconscient à l'œuvre serait de l'ordre du désaveu: « je sais bien qu'il existe des éléments contradictoires, mais quand même, je continue à croire ce que je crois. » Précisons: je continue d'aimer celle que j'aime (représentation de la victime idéale).

A partir d'une perspective psychosociale, on peut estimer que ces processus individuels d'idéalisation s'appuient sur une norme sociale, la norme de « la bonne victime ». En vertu de cette norme, celui ou celle qui dépose plainte ne doit pas être mu par le ressentiment ou la vengeance. Le verbe devoir est à entendre ici dans son sens moral. C'est d'une norme morale qu'il s'agit. Certains désirs ou sentiments supposés sont affectés par les magistrats d'une valence morale négative et d'autres d'une valence morale positive. Souhaiter être reconnu dans sa souffrance, c'est bien; souhaiter se venger, c'est mal. Comme toute norme, elle fonctionne en tant que modèle moral mais aussi en tant que modèle explicatif quasi causal. Ainsi le désir de vengeance serait toujours cause d'insincérité alors que le désir de reconnaissance serait nécessairement cause de sincérité. La victime idéale est alors celle qui est supposée remplir ces critères. Ajoutons que l'application de cette norme de la bonne victime à la plaignante est facilitée par l'intervention d'une autre représentation sociale idéalisée: celle de la maternité souffrante. Dans le cadre de cette dernière, une femme souffrant de ne pouvoir avoir d'enfant ne saurait mentir ou éprouver un désir de vengeance.

Nous le voyons le recours à la « bonne victime » bloque le processus d'intime conviction car il entrave toute conflictualité induite. En effet la tendance idéalisante rejette toute tendance contraire à l'idéalisation et, dans nos entretiens, tout mouvement psychique de défiance à l'égard des propos de la plaignante, particulièrement à l'égard de leur sincérité, partant de là elle entrave tout mouvement de défiance à l'égard de ses propres représentations Echapper au conflit induit grâce à l'idéalisation  de la victime soulage aussi sans doute à notre sens d'avoir à faire avec son conflit psychique propre.

Toutefois certains magistrats, se dégagent de ces processus d'idéalisation. Même s'ils mobilisent l'identité narrative de «la plaignante en tant que victime», ils s'interrogent sur les paroles de la plaignante et, éventuellement, sur sa sincérité. Nous considérerons que dans chaque cas concerné, que nous ne pouvons déployer ici,  il y a émergence du conflit avec l'apparition de sentiments ambivalents.

Le doute  n'est pas dans ces cas purement formel. Un affect le sous tend et le magistrat est troublé, déstabilisé, affecté en somme. Cet affect est en relation avec un conflit psychique, probablement latent au début de l'entretien et qui s'actualise dans l'interaction avec l'interviewer. Ce qui s'actualise en fait, c'est, d'une part, l'ambivalence à l'égard du prévenu. Soutenir des représentations contradictoires de cet homme suppose d'accepter de se défier de lui tout en s'en rapprochant affectivement. S'actualise, d'autre part, l'ambivalence à l'égard de la plaignante puisque le mouvement psychique de rapprochement envers le prévenu implique une forme de défiance à l'égard de la plaignante.

Généralement après avoir traversé le conflit psychique induit, le magistrat s'en dégage.   L'expression de l'ambivalence a créé une différenciation entre lui et la représentation qu'il se fait de la plaignante: une distance psychique, ou une différenciation, entre les deux peut advenir. Insistons sur un point essentiel : cette distance psychique autorise la référence à la procédure judiciaire qui, ici, fonctionne comme un tiers. Pour le magistrat, entre lui et la plaignante, il y a désormais la référence à la procédure. 

En conclusion, nous nous contenterons de souligner que pour que l'intime conviction conserve sa portée et sa valeur dans l'acte de juger il est nécessaire que le magistrat puisse affronter le conflit qu'elle suscite entre défiance et confiance à l'égard de ses représentations. Mais plus largement il semble que cette possibilité de juger selon son intime conviction, ici menacée par la place accordée à la victime, n'aille pas sans l'expression d'une conflictualité psychique plus fondamentale et partant sans une acceptation de sa subjectivité.

 

Références:

BREDIN J-D., Convaincre, Dialogue sur l'éloquence, Paris, Odile Jacob, 1997        [ Links ]

DUCOUSSO-LACAZE A., KELLER P-H., Clinique de la narration : la part de l'inconscient, Cliniques Méditerranéennes, 77, 111-124, 2008        [ Links ]

FOUCAULT  M., Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975        [ Links ]

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GRIHOM M-J.,  LAFLAQUIERE  A., L'élaboration subjective des liens : la tension entre semblable et dissemblable et les processus d'analogisation,  Bulletin de Psychologie, T. 57 (5), 473, 465-477, 2004.         [ Links ]

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SALAS  D., La volonté de punir. Essai sur le populisme pénal, Paris, Hachette Littératures, 2005.         [ Links ]

 

 

1 N.E. A expressão « intime conviction » designa na língua francesa a convicção do juiz, necessária para que o julgamento seja pronunciado. 
2 N.E. Recherche débutée depuis deux ans, financée en 2009 par le CNRS
3 N.E. Referência à "Cour d'assises » : juridiction chargée de juger les crimes. (La cour d'assises est une juridiction mixte [3 magistrats, 9 jurés]. L'appel de ses arrêts est porté devant une autre cour d'assises, qui comprend alors 12 jurés.) Petit Larousse, 2006.
4 Art 353 Du Code Pénal qui oblige le Président à donner lecture aux membres du jury  avant  qu'ils ne  délibèrent du texte suivant : « La loi ne demande pas compte aux juges des moyens par lesquels ils se sont convaincus, elle ne leur prescrit pas de règles desquelles ils doivent faire particulièrement dépendre la plénitude et la suffisance d'une preuve ; elle leur prescrit de s'interroger eux-mêmes, dans le silence et le recueillement et de chercher, dans la sincérité de leur conscience, quelle impression ont faite, sur leur raison, les preuves rapportées contre l'accusé et les moyens de sa défense. La loi ne leur fait que cette seule question qui renferme toute la mesure de leurs devoirs : « Avez-vous une intime conviction ? »
5 L'expression est de nous.
6 Ce découpage temporel semble correspondre, pour les magistrats, à une contrainte qu'ils se donnent : tenter de répondre de manière cohérente à la question: comment comprendre qu'une personne attende plus de dix ans pour révéler de tels faits ? Cette question est clairement formulée par certains. D'autres, sont guidés par elle sans la formuler vraiment.

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