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Arquivos Brasileiros de Psicologia

versão On-line ISSN 1809-5267

Arq. bras. psicol. vol.62 no.2 Rio de Janeiro  2010

 

ARTIGOS

 

Rapport au savoir et psychose ordinaire : considérations cliniques1

 

Relation to knowledge and ordinary psychosis: clinical considerations

 

Relação ao saber e psicose ordinária: considerações clínicas

 

 

Jean-Luc Gaspard

Maître de Conférences en Psychopathologie, Directeur du Laboratoire Recherches en psychopathologie clinique: champs et pratiques specifiques. Université Rennes 2. Rennes. France

Endereço para correspondência

 

 


RESUME

L’introduction du syntagme « psychose ordinaire » par J-A Miller a permis de souligner l’actualité d’une nouvelle clinique dite « continuiste », ne renvoyant plus la psychose sur les seules formes épinglées par le discours psychiatrique. Au temps où l’Autre n’existe pas, la prise en charge de ces sujets permet de prendre acte des modalités de bricolage permettant de faire tenir ensemble les catégories RSI et d’engager une réflexion autour du lien entre fonction paternelle et rapport au savoir. Pour cela, partons de la distinction entre névrose et psychose à partir de la relation du sujet au savoir puis de sa rencontre avec un analyste et [de l´apparition- de la manifestation] d´un savoir déjà constitué, d´un savoir total, d´où le psychotique retire [extrait] sa certitude. Parallèlement, ce distinguo névrose-psychose nous renvoie à ce qu´il en advient de l´activité de pensée et du rapport au corps. Deux cas cliniques qui abordent la honte, nous permettent de pointer des similitudes et des dissimilitudes entre névrose et psychose ordinaire dans la relation au savoir. Et de conclure sur la position de l´analyste, comme destinataire de signes hors-sens, pour ouvrir au lien social le sujet de la psychose.

Mots-Clés: Psychose ordinaire ; Rapport au savoir ; Position subjective ; Incroyance ; Honte.


RESUMO

A introdução do sintagma “psicose ordinária” por J.-A. Miller permitiu enfatizar a atualidade de uma nova clínica dita “continuista”, não relegando mais a psicose somente às formas fixadas pelo discurso psiquiátrico. No tempo em que o Outro não existe, o atendimento desses sujeitos permite levar em conta as modalidades de bricolagem que fazem com que as dimensões RSI se mantenham juntas. Este artigo pretende iniciar uma reflexão em torno das ligações entre função paterna e relação ao saber. Para tanto, parte da distinção entre neurose e psicose a partir da relação do sujeito com o saber e discute o encontro do sujeito com um analista e o comparecimento de um saber já constituído, um saber total, de onde o psicótico retira sua certeza. Ao mesmo tempo, distingue na psicose o processo de pensamento e a relação com o corpo. A partir de dois casos clínicos, aborda a vergonha e a descrença e enfatiza as semelhanças e diferenças entre neurose e “psicose ordinária” na relação com o saber. Conclui com considerações sobre a posição do analista, de destinatário de signos sem sentido, com vistas a auxiliar uma abertura ao laço social para o sujeito da psicose.

Palavras-chave: Psicose ordinária; Relação ao saber; Posição subjetiva; Descrença; Vergonha.


ABSTRACT

The introduction of the syntagm "ordinary psychosis" by J-A miller has enabled to underline the current relevance of a new clinic called "continuist", no more accepting psychosis in the forms fixed by the psychiatric discourse. In times when the Other does not exist, the treatment of these subjects allows to unveil the types of bricolage, making it possible to enlace the categories RSI. This article seeks to initiate a reflection about the links between paternal function and relation to knowledge. In order to do this, starts from the distinction between neurosis and psychosis based on the subject's relation to knowledge and discusses the subject's encounter with an analyst, as well as the presence of an already constituted knowledge, a total knowledge, from which the psychotic derives his certainty. At the same time, distinguishes the process of thought and the relation to the body in psychosis. From two clinical cases, approaches the shame and the disbelief, and emphasizes the similarities and differences between neurosis and "ordinary psychosis" in the relation to knowledge. The article concludes with considerations about the analyst's position of addressee of signs without sense, which intends to assist an opening to the social lace for the psychosis' subject.

Keywords: Ordinary psychosis; Relation to knowledge; Subjective position; Disbelief; Shame.


 

 

Introduction

Le lien entre « savoir » et « psychose » a été mainte fois traité dans le champ psychanalytique et classiquement distingué de celui qui a cours pour la structure névrotique. Pour aller à l’essentiel, le sujet névrosé interpelle l’analyste en tant que sujet supposé savoir quelque chose sur ce dont il est porteur dans son inconscient, sur ce qu’il en est du symptôme qui le fait souffrir et dont il se plaint. Mais son discours est déjà en soi une réponse à sa question. Pour le psychotique, la position en regard de la fonction de sujet supposé savoir est toute autre. Comme le relevait Lacan, si l’inconscient peut être considéré comme à ciel ouvert, « l’inconscient est là, mais ça ne fonctionne pas. Contrairement à ce qu’on aurait pu croire, qu’il soit là ne comporte par soi-même aucune résolution, bien au contraire, mais une inertie toute spéciale » (LACAN, 1955-56/1981, p. 164). Dans la psychose, l’interprétation conduit souvent à une impasse. Le risque est même qu’elle conduise au déchaînement du délire ou à un retour dans le réel par le passage à l’acte. Les interventions du thérapeute qui cherchent à dialectiser l’expérience peuvent aussi avoir des conséquences graves pour le sujet. « Je me souviens d’une patiente - écrit Calligaris - qui ayant été coupée au milieu d’une phrase et s’étant offusquée de telle façon que j’en étais arrivé à revendiquer ma propre prérogative d’être en droit de l’interrompre, en est venue à se couper réellement, acte qui, étant donné la place que tenait dans son discours l’organe blessé, révélait que le prix de la signification était pour elle Réel » (CALLIGARIS, 1991, p. 117).

Dans la psychose, le sujet vient donc avec un savoir déjà constitué d’où il cherche à extraire une signification et présente le paradoxe d’avoir besoin d’un témoin de sa certitude. L’analyste est ainsi généralement interpellé par la parole du patient en tant qu’élément de son parcours ou de sa quête. Quand un sujet psychotique rencontre un analyste, c’est très souvent la psychanalyse elle-même qu’il interpelle, en tant que morceau d’un savoir total qu’il cherche à construire et à soutenir. Le psychotique passe par la psychanalyse, comme il va passer par d’autres lieux et discours. Il interpelle un savoir et non strictement son semblable. Sa demande se rapporte à un savoir qu’il convient de s’approprier car faisant partie d’un savoir total. Le sujet psychotique qui, dans la majorité des cas, voue une grande confiance dans le « pouvoir du savoir » et non dans « le pouvoir qui vient du savoir » vient vérifier si le savoir analytique peut homologuer et porter crédit à ses élaborations, sans les exposer à quelque mise en contradiction ou concurrence.

Sur un autre plan, le distinguo psychose - névrose renvoie aussi à ce qu’il en advient de l’activité de pensée et du rapport au corps. Chez Freud, la pensée est une activité secondaire, le produit d'une transformation de l'appareil psychique consécutive à l'échec du fonctionnement hallucinatoire à assurer les exigences du principe de plaisir. La pensée ne vise donc pas de fins propres. La pensée qui, par une voie longue, permet la réalisation des désirs, est « le substitut du désir hallucinatoire » (FREUD,1900/1967, p.482). Ainsi les origines de la pensée sont extérieures à la pensée elle-même et c'est l'objet en tant qu'il fait défaut qui conditionne l'émergence des processus de pensée2 .

Alors que les processus primaires - que le Moi vise à inhiber - tendraient à réaliser un retour vers l'objet de satisfaction par identité de perception (relations identitaires liées à des caractéristiques perceptives que l’on retrouve dans la notion de représentation de chose), les processus secondaires visent, quant à eux, à l'accomplissement de désir par identité de pensée. Le processus de pensée se forme à partir de l'activité de représentation. Il assure la suspension de la décharge motrice en introduisant un temps de latence entre le besoin, le désir et la réalisation. La pensée consiste donc en une activité d'épreuve, de liaison/comparaison entre représentations (par transformation de l'énergie libre en énergie liée) et ne devient consciente que par la liaison aux restes verbaux3 . Cette activité suppose que l'énergie d'investissement soit liée, c'est-à-dire attachée de façon concentrée à certaines fonctions mentales supérieures (conscience, attention, mémoire, etc.) et favorise le déplacement de faibles quantités d'énergie entre les représentations.

Là encore, le distinguo structural semble tranché. Comme le relève Laurent (1999, p.296-297) : la névrose n’est pas un rapport normal au corps mais présente « ce qui se produit d’anormal lorsque la pensée fait irruption dans le corps ». Dans la névrose en effet, c’est la pensée-désir qui introduit perturbations et discord : « Chez l’hystérique, le corps est fait pour servir au désir - aussi bien à la défense contre le désir, mais c’est autour du désir que cela pivote. Chez l’obsessionnel, le corps est fait pour servir à la demande, et au refus de la demande » (LAURENT, 1999, p. 296-297). Dans la psychose, là où le rapport normal au corps renvoie en permanence à la menace d’une régression topique au stade du miroir, nombre d’activités psychiques (attention, jugement, mémoire, jeux de vérification) ne relèvent pas de la pensée mais d’efforts pour faire de l’un avec le corps, pour tenter de localiser la jouissance.

A partir de ces distinctions (rapport au sujet supposé savoir, activité de pensée/rapport au corps), l’expérience clinique permet généralement (en fonction des caractéristiques de la demande du patient, des modalités de transfert, du rapport au savoir comme à la jouissance) le discernement de la structure du sujet. Les entretiens préliminaires décident ainsi de l'engagement ou non d'une analyse comme des modalités de conduite de la cure. Mais il n’est pas rare que l’identification de la structure pose problème et que l’on s’écarte d’une position transférentielle exclusivement fondée sur le sujet supposé savoir et son effet constitué : l’amour. Le clinicien doit alors se forger d’autres points de repère et avancer avec prudence, notamment dans le cadre de la « psychose ordinaire »4. En mettant ce syntagme à l’honneur (MILLER, 1998). J-A Miller cherchait du reste à souligner l’actualité d’une telle clinique dite « continuiste » (MILLER, 1999), ne rabattant plus la psychose sur les seules formes épinglées par le discours psychiatrique (CASTANET, 2007). En effet, il s’agit d’accompagner et de soutenir des sujets qui cherchent à converger vers un usage « normatif » du corps, dans une position quasi-névrotique par rapport au savoir, au prix de bien des efforts et des qualités d’invention. C’est dans cette veine que nous souhaitons rendre compte du lien entre rapport au savoir et « psychose ordinaire » pour esquisser dans un second temps une typologie des positions subjectives en regard des figures de l’Autre et notamment de la posture paternelle à l’endroit du savoir. Pour donner du relief à notre propos, deux cas cliniques peuvent permettre de pointer quelques-unes des homologies ou différences de position subjective vis-à-vis du savoir entre névrose et « psychose ordinaire ».

 

I- Considérations cliniques

Mme C. se présente comme une professionnelle dynamique et curieuse dans son rapport aux connaissances. Son parcours scolaire et universitaire a été quelque peu erratique mais brillant. Elle travaille dans le champ sanitaire et social. Son ascension professionnelle ne s’est cependant pas faite sans un effort de tous les instants pour obtenir des résultats conformes à ses souhaits et un idéal de combat. Mme C. rapporte que pendant tout son vécu scolaire et universitaire et encore aujourd’hui dès lors qu’elle doit intervenir auprès d’un public des troubles très divers apparaissent : phases d’angoisse profonde, séquences boulimiques, agressivité extrême, sentiment d’infériorité accrue, troubles ponctuels de l’image du corps. Certes la cure a participé d’un allégement de la jouissance. Cependant le sujet n’a de cesse de maintenir sa solution antérieure : chercher un appui d’allure « contraphobique » pour traverser l’épreuve. A cette fin, elle n’hésite pas à solliciter physiquement ou téléphoniquement toute une chaîne de liens amicaux pour les interroger successivement, obtenir des documents, des conseils, voire, dans certains cas, un appui direct pour ce qu’elle a à prononcer au champ de l’Autre. Il lui faut alors passer des heures, des nuits entières pour étudier tous les documents amassés et parvenir non sans mal à s’approprier l’ensemble pour écrire quelque chose qui puisse lui appartenir, pour retransmettre aux autres quelque chose qui puisse lui paraître venir un peu de soi. Par delà la férocité d’un surmoi qui renvoie pour ce qu’il en est du rapport à l’Autre familial et notamment aux attentes extrêmes d’un père sportif de haut niveau, nous nous trouvons donc confrontés à un double mouvement d’attirance vis-à-vis du savoir et d’une modalité de « division » indiquant (par l’angoisse qui surgit) un réel que le sujet s’échine à éviter.

Il est commun de connaître en faisant un travail de rédaction cette épreuve de division subjective et de possibles moments d’angoisse devant l’ampleur de la tâche d’écrire. Mais il y avait chez cette patiente un effort complémentaire qui visait la dimension « normative » d’être parmi les autres. Et ce n’est pas sur ces seuls éléments que fut interrogée la possibilité d’une structuration de type « psychose ordinaire ». D’autres éléments tout autant discrets se sont progressivement révélés qui témoignaient- malgré une absence de troubles du langage - de la carence de la signification phallique (émoussement affectif, collage fusionnel à l’autre) comme de la non extraction de l’objet a (sentiment de perte d’être, idées hypocondriaques et sexualité à risques témoignant d’une difficulté à border la jouissance hors-limite). Mais le point qui parait tout-à-fait intéressant pour notre réflexion est ce lien entre rapport au savoir et fonction paternelle.

Durant l’une de ces phases où elle préparait une prochaine intervention orale, notre patiente arriva en séance avec un embarras non dissimulé, comme une jeune enfant qui n’arrive pas à avouer un secret. Après plusieurs minutes de silence et la déclinaison de postures très maniéristes, celle-ci avoue ce dont elle se sent gênée et n’ose me dire : avoir rêvé la nuit précédente qu’elle était assise à mon bureau entrain d’écrire la conclusion d’un travail très important et que je me tenais à ses côtés - elle comme ma fille et moi dans une posture de tendresse toute paternelle. Imaginant avant ce témoignage que son sentiment de honte pouvait relever d’une scène mettant en jeu la dimension du désir sexuel ou œdipien, cet aveu du sujet me plongea dans l’expectative. La seule chose dont ce sujet se sentait honteux était-elle de chercher appui sur une figure paternelle pour être à la hauteur de ce que l’Autre attendait d’elle ? Mais pourquoi cette honte d’avoir besoin d’être auprès du père pour pouvoir incarner la fille idéale, courageuse, combattante et surtout faire barrage à la jouissance de l’Autre ?

Prenons un autre exemple : Mr. D. a travaillé durant des années dans un hôpital public et pour le SAMU social auprès des personnes sans domicile fixe. Il a quitté il y a peu son travail pour un poste d’infirmier en libéral dans le cadre d’un regroupement de professionnels. Sa clientèle est composée essentiellement de personnes souffrant de troubles psychiques nécessitant une prise en charge et un accompagnement médicamenteux à domicile. Mr. D. vient me voir parce qu’il a l’impression d’avoir « fait le pas de trop », d’avoir dépassé une limite en ayant quitté l’hôpital qui lui servait d’îlot de protection. Le voici en effet convoqué régulièrement par ses collègues à exposer son savoir y faire avec la clientèle majoritairement psychotique : ce qui l’angoisse de façon massive. A cet égard, il rapporte la manière dont il s’y était pris durant plus d’une dizaine d’années pour échapper justement à toute convocation comme « celui qui sait » : en changeant régulièrement de service, puis en optant pour le travail de garde de nuit où les sollicitations des autres professionnels étaient réduites au strict minimum. Ce qu’il l’amène à me rencontrer fait suite à deux évènements qui auraient pu avoir des conséquences d’une extrême gravité.

Le premier a lieu dans le cadre de son activité loisir préférée : le vol en planeur. Mr D. est en effet devenu vice-président de l’aéroclub sous la sollicitation du président qui l’a pris « sous son aile » paternellement. Un jour, il se propose de vérifier et plier l’ensemble des parachutes utilisés lors d’un week-end. Ce faisant, dans un « moment d’absence », le voici qui oublie de mettre en place le dispositif de sécurité de certains parachutes. C’est en rentrant chez lui que surgit cette terrible idée du risque mortel qu’il peut faire courir à certains membres du club. Il décide alors d’en parler au président et, ensemble, ils vont revérifier les parachutes pour découvrir qu’effectivement certains auraient pu ne pas fonctionner si nécessité.

Le second évènement qui va précipiter par un effet de répétition sa venue en cure a trait à son exercice professionnel : il passe chez une patiente psychotique pour lui faire une piqure (injection retard). Au moment d’accomplir son geste, il se trouve dans une absence psychique brutale et lui injecte une surdose. Sortant de son état second, il se rend compte de sa bévue et réussit en l’amenant aux urgences à ce que la patiente n’ait pas de complications. Dans les deux situations, notre patient a réussi à éviter le pire. Mais Mr D. dit qu’il se sent troublé et qu’il éprouve de la honte de n’avoir dans ces deux situations ressenti aucune culpabilité. Comme nous pouvons le remarquer dans nos deux cas, l’affect de honte paraît venir au premier plan clinique au moment où le sujet se trouve confronté au rapport qu’il entretient au savoir.

 

II- Honte et rapport au savoir

Dans un travail récent, Scotto Di Vettimo et Miollan (2005) développent deux points essentiels concernant l’expérience de honte. D’un point de vue métapsychologique tout d’abord, la honte prendrait naissance d’une poussée pulsionnelle du ça, à partir d’expériences très archaïques d’ébauche de reconnaissance de l’autre pour se heurter secondairement aux exigences issues du surmoi et de l’idéal du moi (effets structuraux des complexes d’Œdipe et de castration). Il en serait différent dans la psychose où l’éprouvé de honte, en tant qu’éprouvé archaïque, révélerait l’existence d’un surmoi préœdipien non encore articulé par la culpabilité à un idéal du moi. Par ailleurs, en se référant cette fois-ci aux séminaires de Lacan, les auteurs rappellent que, dans le travail clinique, l’expression de la honte relève à la fois d’une épreuve ontologique au regard de l’Autre (constituant une tentative du sujet de s’éprouver comme tel) mais aussi un appel à l’autre semblable pour obtenir réponse à la question du lien. L’hontologie lacanienne fait ainsi référence à la dimension du réel, à l’approche du réel par le sujet (LACAN, 1969-1970/1991). « Marquée de sa rencontre avec le réel, la honte s’éprouve, dans son lien à l’originaire et dans le rapport scopique à l’autre semblable : le réel saisi dans le regard d’un autre. En même temps, cette honte ontologique permet au sujet de s’éprouver comme tel, car ce regard qui s’adresse à lui et dont il est le point de mire, manifeste en premier lieu la présence de l’Autre. En d’autres termes, c’est dans le rapport du sujet à l’Autre, dans ce regard Autre qu’il va se voir et se sentir exister » (SCOTTO DI VETTIMO e MIOLLAN, 2005, p. 348). Ainsi la honte serait la reconnaissance d’un franchissement de frontière entre deux temporalités, deux modes d’« être au monde » (par exemple, entre le temps précédant l’entrée dans la psychose et celui du début de la maladie ou, pour ce qui nous occupe, à une situation de vacillation subjective). Alors qu’il se trouve confronté à une épreuve de vie pouvant à chaque instant le rendre étranger à lui-même, la honte permettrait au sujet de s’éprouver lui-même alors qu’il se trouve face à une effraction pouvant le confronter à un réel non symbolisable.

Faisons un pas de plus : Chez Mme C., la honte rencontrée au sortir de sa fantaisie protectrice « qu’il serait doux de travailler et d’apprendre auprès du père » venait en fait mettre à nu toute la crudité d’un vécu d’enfant marqué par des expériences de violence, violences physiques et morales d’une mère paranoïaque mais d’un père qui, tout en ayant déserté sa fonction, se situait dans des exigences extrêmes à son endroit notamment par des pratiques imposées de sports de combat. Mr D., quant à lui, mettra progressivement le poids de la faute de ses actes sans culpabilité sur les deux figures « paternelles » qui président à ses activités professionnelles et de loisir : le responsable du regroupement d’infirmiers et le président d’association qu’il considère comme des bons pères « un peu trop narcissiques » à son goût. Cette position de soumission et d’attente de reconnaissance de la part de ces « pères de substitution » n’est pas sans lui poser problème. Ainsi, dans son aéroclub, il doit remplacer le président lors des réunions de l’association et peut être convié à témoigner de son savoir sur le vol en planeur : ce qui ne va pas sans le mettre en difficultés psychiquement puisqu’il envisagera lors d’une séance d’abandonner cette fonction. C’est donc ce trop qui serait l’opérateur logique de l’ambivalence qu’il éprouve vis-à-vis de l’instance paternelle et donc qui aurait constitué le sédiment d’hainamoration de ses deux actes manqués. En effet, Mr D. ne sait plus comment se placer à leur endroit. A force de faire illusion, d’avoir des connaissances sur tout et donc de susciter la demande de l’Autre, le voici à chaque fois conduit à jouer au « Che Guevara » ou à prendre le chemin de traverse pour échapper à la prégnance d’un surmoi et son injonction de jouissance.

Cette dénonciation, ce rejet d’un certain rapport au savoir relevé chez Mr. D. (comme du reste chez Mme C.) peuvent être rapportés à une position d’incroyance (Unglauben). Dans son séminaire du 10 juin 1964, Lacan met en effet en rapport avec une configuration singulière du signifiant qualifiée d’holophrase la notion d’incroyance et établit ainsi un rapport structural entre incroyance et certitude psychotique :

« J’irai jusqu’à formuler que, lorsqu’il n’y a pas d’intervalle entre S1 et S2, lorsque le premier couple de signifiants se solidifie, s’holophrase, nous avons le modèle de toute une série de cas [...]. C’est assurément quelque chose du même ordre dont il s’agit dans la psychose. Cette solidité, cette prise en masse de la chaîne signifiante primitive, est ce qui interdit l’ouverture dialectique qui se manifeste dans le phénomène de la croyance. Au fond de la paranoïa elle-même, qui nous paraît pourtant tout animée de croyance, règne ce phénomène de l’Unglauben. Ce n’est pas le n’y pas croire, mais l’absence d’un des termes de la croyance, du terme où se désigne la division du sujet» (LACAN, 1964/1973, p. 215-216).

Dans cette perspective, la structure signifiante de l’incroyance implique l’absence du terme où se désigne la division du sujet. Du fait de l’incroyance en l’Autre, le S2 manque à l’appel, reste l’Un comme unité isolée et erratique hors chaîne signifiante. C’est pourquoi le reproche primaire du sujet paranoïaque (qui ne renvoie à aucune représentation refoulée) à être l’Un déserté par la croyance est exclu de toute possibilité dialectique. Lacan fera un pas de plus en établissant une association entre psychose, unglauben et discours scientifique5 comme étant celui qui rejette la présence de la Chose, « pour autant que, dans sa perspective, se profile l’idéal du savoir absolu » (LACAN, 1959-60/1986, p. 157). L’on comprend ainsi pourquoi certains sujets psychotiques aient pu ainsi explorer les fondements de la structure du langage, celui de la littérature (Joyce) comme des mathématiques (Cantor) ou de la physique. Là où la pesanteur d’un corpus de savoir traditionnel et incarné par quelques figures d’autorité embarrasse habituellement les sujets névrosés et vient entraver leur rapport au savoir, l’incroyance psychotique6 est conforme à l’acte du savant7 ou du chercheur qui, pour renouveler le savoir de la science, doit s’affranchir de la croyance en un savoir préexistant pour s’ouvrir à la béance de la découverte ou de l’invention.

La position d’incroyance n’est cependant en rien le signe distinctif et pathologique d’une psychose déclenchée et plus particulièrement de la paranoïa. Il appartient au registre des parlêtres que nous sommes. L’exemple le plus fameux est la position de Freud, visitant l’Acropole (FREUD, 1936/1985) et mettant en suspens sa croyance au grand Autre : « Ainsi donc tout cela existe effectivement comme nous l’avons appris à l’école ?! ». En refusant un instant de croire à ce qu’il voit, Freud tient provisoirement pour vrai l’inexistence de l’Autre. L’incroyance est ici à envisager comme réponse à l’instant où le sujet entraperçoit le réel qui le fonde. Dans cette vacillation, il en viendrait à mettre en doute la possibilité qu’a l’Autre de pouvoir répondre sur ce qui constitue le noyau de son être. L’incroyance mise en fonction chez nos deux patients s’écarte elle-aussi de la propension particulière qu’ont certains sujets psychotiques à se confondre avec une hypernormalité, à «s’holophraser» aux énoncés du discours courant. Alors que la version névrotique de l’unglauben (qu’il s’agisse d’une attaque du savoir du Maître dans l’hystérie ou de l’incrédulité obsessionnelle) est un retrait de la confiance faite aux semblants que le symbolique supporte, alors que l’incroyance paranoïaque ou scientifique ne veut rien savoir du réel qu’elle affronte, nous pouvons penser que dans la « psychose ordinaire » (comme nous le retrouvons chez Mr D. comme chez Mme C.), le sujet voudrait bien faire crédit à l’effectivité du langage, du lien social, de la loi de l’échange mais ne peut du fait de la carence de la métaphore (et quelque soit le mode de suppléance) jouer des semblants et s’y impliquer subjectivement. D’où l’évitement et la vacillation de Mr D. comme les crises panique et l’élan maniaque de Mme C. dès lors que du savoir est convoqué.

 

III. Incroyance et l’Autre du savoir : les figures du père

Faisons un dernier pas à partir de cette notion d’incroyance pour rappeler brièvement ce qu’il en est, dans le cadre du corpus freudien, de la responsabilité de la fonction paternelle quant au destin de la curiosité infantile (FREUD, 1907/1977). Pour Freud, l'activité d'investigation conduite par l'enfant (en référence à la notion de Wissentrieb) s’inscrit dans un mouvement contradictoire : l'un centré sur la conquête de l'indépendance de la pensée, l'autre sur les effets de l'échec de cette même investigation (qu’on relise à cet égard les élucubrations de la névrose infantile ratée du petit Hans (FREUD, 1909/1954). L'indépendance de la pensée vis-à-vis de la pensée adulte est ainsi attribuée à une double sanction : le mensonge des parents référé à la curiosité sexuelle de l'enfant et l'incroyance de l'enfant (nous retrouvons l’Unglauben) dans les explications fournies par les adultes. Si, par le « mensonge » des parents quant à l'énigme de sa propre origine et à la sexualité des adultes, l'enfant gagne dans un premier temps une certaine indépendance intellectuelle, sa recherche est vouée à l'échec. Freud attribuait les caractéristiques de l'échec de l'investigation infantile essentiellement à deux sources : d'une part, les recherches relatives à l'origine des enfants finissent par buter sur un problème bien spécifique : celui de l’orifice et de l'existence de la cavité qui reçoit le pénis. D'autre part, le conflit résultant de l'opposition entre les résultats de l'investigation propre et les explications fournies par les adultes se résout dans ce que les explications fondées sur l'autorité des adultes servent d'assise à l'opinion consciente, pendant que la part privée de l'investigation, demeure une opinion réprimée, « inconsciente ».

Pour Freud, cet échec structural, parce qu'il se présente comme la conséquence d'un interdit de savoir8 , laisse sa trace dans tout type ultérieur de travail de pensée et donc sur ce qu’il en advient du rapport du sujet au savoir. Si l'interdit de savoir dans le cadre de l’investigation infantile a donc une portée structurante, c'est en tant qu'il s'inscrit pour tout sujet dans le registre imaginaire mais qu'il ne trouve pas quelque confirmation par l'entremise du père de la réalité. En distinguant les trois registres - Réel, Symbolique, Imaginaire - par lesquels la question du père s'articule pour l'enfant, la conceptualisation lacanienne offre la possibilité de faire un pas de plus pour interroger la part du père dans les destins de la curiosité infantile. Certes la portée symbolique du père se construit par l'entremise de la fonction maternelle9 .

Mais si le père dans sa dimension symbolique tient à ce qu’en fait cas ou non la mère dans son discours, le père imaginaire vient de l'enfant lui-même qui cherche à construire un père tout en puissance, digne d'être admiré et donc aimé, digne surtout de faire le poids (dans sa fonction de tiers) quant au désir de la mère. L'intériorisation du surmoi intervenant au moment du déclin du complexe d'Œdipe, met donc à l'arrière plan le père réel (opérateur de la castration) , l'efface, au profit d'une image idéalisée. Alors que le réel du père est l'impossible à savoir du vrai de sa jouissance (JULIEN, 1991), la part du père de la réalité parait avoir une incidence repérable dans la nature du rapport au savoir que la dimension imaginaire est susceptible de cristalliser. « Les effets ravageants de la figure paternelle - indique Lacan dans une formule devenue célèbre - s'observent avec une particulière fréquence dans les cas où le père a réellement la fonction de législateur ou s'en prévaut, qu'il soit en fait de ceux qui font les lois ou qu'il se pose en pilier de la foi, en parangon de l'intégrité ou de la dévotion, (...), tous idéaux qui ne lui offrent que trop d'occasions d'être en posture de démérite, d'insuffisance, voire de fraude » (LACAN, 1966, p. 579).

On pourrait ainsi définir deux figures d’imposture qui (dans la névrose comme dans la psychose) génèrent une déliaison pathogène : celle du père que l’on nomme « père-éducateur » en tant qu'il incarne la loi au lieu de la représenter et d'autre part, celle du « père-tout-sachant » en tant qu'il s'identifie à certains traits du père imaginaire. Le père-éducateur est celui qui, au lieu de représenter la loi, incarne la loi, s'est identifié à la loi. Il étend sa fonction éducative sur le mode de l'emprise, il dirige, régente, contrôle. Il faut à sa position de père réel en ce qu'il cherche et tire sa jouissance dans son rapport à l'enfant, au lieu de la trouver auprès de la femme. Le père-tout-sachant est celui qui, tenté de s'identifier à l'image idéale qu'a l'enfant de lui à l'égard du savoir, va fonctionner dans le déni de tout manque à savoir. Il ne se présente pas nécessairement sur le mode du « avoir réponse à tout ». Sa stratégie consiste plutôt à entacher de doute le savoir qui vient du dehors, par exemple un exercice intellectuel si l’homme est travailleur manuel ou inversement. Il est, pour ce père, moins important de savoir ou d'en faire la preuve que de récuser les savoirs d’autrui. Les conséquences pour le sujet névrosé peuvent s’inscrire dans de multiples variantes entre la soumission intellectuelle (position de débilité), une modalité de « position comme si »10 jusqu’à l’insoumission (on se reportera au destin de la curiosité pulsatile chez Léonard de Vinci (FREUD, 1910/1977)). Dans la psychose, il est tout autant possible de retrouver ces différentes positions subjectives, des modalités de rapport au savoir basées sur une organisation autour du vide, sur l’évitement ou sur le rejet, en réponse à l’imposture paternelle et à la prégnance d’un Autre tout-sachant ou d’un Autre-Educateur. Cette défectuosité toxique de la fonction paternelle, particulièrement sensible chez nos deux patients, aura transformé l'échec de l'investigation infantile non pas en promesse d'un savoir sur le savoir-de-1'Autre mais en menace et mise en danger.

De l’avoir échappé belle dans le désir de l’Autre maternel11ne prémunit pas Mr D. contre tout surgissement potentiel de l’angoisse. C’est que le père fait défaut fondamentalement dans sa fonction de « supporter », soit tout autant celui qui soutient, qui encourage mais aussi qui maintient ses encouragements même quand le sujet se trouve pris en défaut, rate ou échoue. Chez Mr D., la position d’incroyance renvoie à la double imposture de l’Autre parental. En effet, ses parents étaient tous deux enseignants et revendiquaient une culture classique (autour du grec, du latin et des humanités) alors même que dans leur quotidien, il n’y avait pas trace de véritable intérêt culturel. La bibliothèque du père tenait plus de la collection « pour faire bien » que d’un passionné de livres (la plupart des livres n’étaient du reste jamais lus). De même, la vie s’écoulait sur un mode néo-rural avec entretien d’un jardin potager, mode bien éloigné de toutes les sollicitations socio-culturelles de la ville où ils habitaient. La seconde imposture renvoie au père et semble être à l’origine du refus de ce patient à « être -comme il dit – un maître de savoir ». En effet, il confie s’être placé dès son plus jeune âge dans une position de faire « comme si », comme s’il aimait le savoir, comme s’il était poussé vers les connaissances. La cause reviendrait à la violence exercée par le père à son endroit, notamment quand il était durant deux années son élève et devait être exemplaire (ce qui n’est guère éloigné de la violence que fit subir au Président Schreber son père-éducateur). En tant que fils d’enseignant, Mr. D. « devait savoir de manière innée ». Son père qui attendait de lui un savoir qu’il n’avait pas encore acquis le plaçait ainsi dans un système de double-bind : « apprendre ce que le sujet est supposé savoir déjà ».

Cette situation de contrainte aura eu des conséquences jusqu’à aujourd’hui puisqu’elle place Mr. D. en recul vis-à-vis des autres et vient entraver son inscription dans le lien social. Dans son travail - dit-il - le « nous » ne l’intéresse pas car « il se sent hypocrite ». En effet, le risque de passer pour un imposteur et le devoir « donner à l’Autre ce qu’il attend pour avoir la paix » ne se font pas sans surgissement de l’angoisse. Alors que Mr. D. s’est inscrit dans une dénonciation par évitement au sens où ce que le sujet évite, c’est la position de venir compléter l’Autre paternel, de masquer en quelque sorte son imposture, il est tout-à-fait remarquable d’observer selon ses dires les modalités de rapport au savoir adoptées pour son frère et sa sœur. La sœur qu’il considère comme « un peu folle » s’est inscrite dans une position de débilité en cultivant les humanités et en enseignant « les langues mortes ». Son jeune frère quant à lui s’est jeté à corps perdu dans la recherche participant d’une certaine façon au développement du discours scientifique dans une position d’incroyance basée – nous l’avons rappelé précédemment - sur la verwerfung. Par ses publications et enseignements- nous indique Mr. D- ce jeune frère ne ferait que « chercher à être appris ».

Mme C. présente quant à elle la difficulté d’avoir dû s’émanciper d’un père tout-sachant qui n’a eu de cesse de distiller à forte dose des messages attaquant la fonction de sujet supposé savoir. Cet homme n’aura aucun égard pour ses projets universitaires dès lors qu’elle osera quitter (et d’une certaine façon le quitter) une section sport études et la privera définitivement de pension alimentaire. Ce sera à la dure qu’elle aura choisi de « se passer du père ». Et c’est par ce combat quotidien pour sa survie psychique, affective et économique que cette femme réussira (non sans l’appui de nombreux autres et en traversant nombre d’expériences de maltraitance par ses compagnons) à s’insérer dans le lien social. Aux risques d’une toujours possible glissade en cas de « mauvaise rencontre ».

 

Conclusion

Parler de rapport au savoir dans le cadre de la clinique introduit en tant qu’activité signifiante deux faces : l’une objective, l’autre subjective. L’une serait relative à l’objet « savoir », l’autre renverrait à la disposition du sujet envers le savoir, mettant en valeur une prise de position subjective. Penser, en termes de rapport au savoir, nécessite donc de considérer un triple nouage : le rapport du sujet au savoir constitutif du sujet de l’inconscient et issu du champ de l’Autre (ce qui conduit Lacan à opposer un sujet doué de profondeurs (Jung) et le sujet composé d’un rapport au savoir formalisé, ponctuel, évanouissant qu’inaugure la science moderne, (rapport au savoir d’un sujet ($) sans substance, sans qualité, sujet du signifiant), le rapport du sujet au savoir dans l’usage qu’il en fait, soit les réponses du sujet à la demande de l’Autre dans une dialectique entre identification et idéalisation et enfin le rapport du sujet au savoir tel qu’il permet le déploiement d’un discours « à prendre comme lien social, fondé sur le langage » (LACAN, 1972-73/1975, p. 21). En effet, si l’accès, l’appropriation, l’investissement, l’utilisation du savoir sont parties liées d’une alchimie désirante toujours singulière, ils participent aussi d’une économie collective et d’un discours qui donne poids à toute parole et énonciation (qu’elle soit enseignante, éducative, médicale, etc.). Ainsi, le savoir (à la différence des connaissances) ne s’accumule pas et ne peut dès lors être compris qu’articulé et médiatisé au plan signifiant, c’est-à-dire rattaché à un ensemble de pratiques collectives. Le savoir est tout autant imposé par l’Autre familial, social que convoqué par le sujet (mais aussi par l’Autre) à des fins de traitement d’un réel. Notamment dans une lecture bifide que l’on ne met généralement pas en avant : le réel du sujet et/ ou le réel attaché aux effets des productions technologiques du Discours de la science.

Dans le cadre de la psychose déclarée, s’attacher à la seule dimension du rapport au savoir, c'est-à-dire intervenir au niveau du signifiant peut être pour l’analyste une épreuve d’assignation (en place de témoin, de secrétaire, d’accompagnant, de boite à lettres, etc.), en se faisant le support passif d’un savoir que le sujet présuppose à ce qui vient en lieu et place de capitonnage. Reste que dans quelque configuration que ce soit, il s’agit d’œuvrer à décompléter l’Autre (potentiellement jouisseur) : non pas en se présentant comme manquant12 mais d’abstention, c’est-à-dire en intervenant « d’un lieu où ça ne sait pas » tout en soutenant le sujet dans ses efforts et bricolages pour se défendre et déprendre de toute invasion de jouissance. Car si « ce qui caractérise le névrosé qui n’arrête pas de s’en plaindre, c’est qu’il ne peut pas vraiment jouir : de la relation sexuelle, du travail, de la vie. Ce qui définit le psychotique, c’est qu’il est potentiellement « joui » : comment, par qui, par quoi ? Il ne le sait pas forcément et tout son effort va consister à élaborer quelque chose pour répondre à ces interrogations » (LAPEYRE, 1996, p. 88-89) .

Aborder la psychose sous l’angle d’une certaine modalité de rapport du sujet au savoir nous rappelle que quelque soit la structuration du sujet, il s’agit d’une défense contre une position d’objet vis- à-vis d’une demande de l’Autre ou comme objet de jouissance de l’Autre. Dans la psychose ordinaire, la rencontre avec l’Autre du savoir qui parfois peut être représenté par le psychanalyste, peut offrir au sujet un certain recul vis-à-vis des divers troubles ou envahissements dont il est l’objet et permettre de border la jouissance. Chez certains sujets, en effet, il n’est pas fait appel à une réponse du côté de l’Autre, à quelque savoir supposé mais à un usage métonymique et non métaphorisant des mots. Ce qui oblige sans cesse le sujet de repasser par les mêmes interrogations, comme pour tenter de cerner le réel sous jacent (logique du signe plutôt que du sens). « L’incroyance n’est qu’un état comme tel, logiquement transitoire. Car il est bien évident que le sujet ne peut se passer pour toujours, sauf à devenir fou, de la croyance en un Autre majuscule, lieu et adresse de sa parole. Il n’empêche que cet instant d’incroyance qui participe, dans sa fonction, au remaniement des croyances et au renouvellement du lien social du sujet, constitue l’occasion opportune à ce que les éléments de la croyance [..] ne cessent pas d’exister certes, mais soient désormais considérés, appréciés voire aimés pour ce qu’ils sont : des semblants nécessaires » (GUÉRIN, 2006, p.556). C’est à cette tâche d’introduire même en marge au registre du semblant que l’analyste se trouve confronté dans la « psychose ordinaire ». En effet, pour tenter de se prémunir de toute possible intrusion de l’Autre, ces sujets en passent par des appareillages et des suppléances fort diverses. En cas d’échec, la clinique du débranchement lève généralement le voile sur ce qui faisait office de point de capiton, de pratiques de la lettre, d’identifications postiches ou de point d’ancrage au travers des usages du corps rabattus sur son versant réel. Ainsi Mr D. parle souvent en séances de ce « quelque chose » qui l’interpelle dans son rapport quotidien à la folie. Quelque chose de lui dont il ne peut se saisir. Au-delà du « petit savoir psy » qu’il dit avoir acquis d’expérience sur les pathologies et sur la question de l’accompagnement du sujet en crise, quelque chose (du fait de son rapport au savoir) résiste donc et ce malgré tout ce temps passé chez un psychanalyste. Cette « idéologie » (comme il appelle notre doctrine) à laquelle il tient et qui selon ses dires « vous place autrement face au savoir ». Ce discours qui - si nous suivons l’enseignement de Lacan - doit viser au sens en faisant la promotion du semblant. Mais qui nous oblige dans bien des cas à n’être que les destinataires bien modestes de signes hors sens, à nous en contenter provisoirement afin d’ouvrir au lien social le sujet de la psychose.

 

Références

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Endereço para correspondência
Jean-Luc Gaspard
E-mail:jean-luc.gaspard@uhb.fr

Recebido em: 15/08/2010
Revisto em: 28/08/2010
Aceito em: 29/08/2010

 

 

1 Le texte fondamental de 1911, « Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques », prolonge les développements du chapitre VII de L'Interprétation des rêves.
2 L'activité de jugement serait au principe de réalité ce que le refoulement est au principe de plaisir : vérifier si ce qui est représenté (au dedans) est ou non réel, indépendamment de son caractère agréable ou non, déterminer si une représentation est vraie ou fausse, par comparaison avec les traces mnésiques de la réalité (Freud, 1911, p. 138).
3 Pour mémoire : cette mise en garde de Lacan qui, en 1956, dans son séminaire sur les Psychoses rappelait que « rien ne ressemble autant à une symptomatologie névrotique qu'une symptomatologie prépsychotique ».
4 Discours scientifique en tant que ce dernier « y prend sa pleine valeur le terme employé par Freud à propos de la paranoïa et de son rapport à la réalité psychique – Unglauben ».
5 « Comme chacun sait ce que cela veut dire, y croire, ça peut vouloir dire, ça veut toujours dire, les gens même qui croient l’affirment et le disent, c’est la théorie fidéiste, on ne peut croire que ce dont on n’est pas sûr. Ceux qui sont sûrs, eh bien, justement, n’y croient pas. Ils ne croient pas à l’Autre, ils sont sûrs de la Chose. Ceux-là, ce sont les psychotiques» (Lacan, séance du 19 mai 1965).
6 Avec pour certains d’importantes conséquences psychiques : On rappellera sur ce point l’effondrement transitoire dans lequel sombre Champollion en septembre 1822 lorsqu’il arrive au bout du déchiffrage des hiéroglyphes.
7 S'il y a un interdit de savoir, c'est moins parce que les parents interdisent plus ou moins explicitement à l'enfant tout accès à un savoir sur la sexualité que parce que les parents sont eux-mêmes privés et interdits d'un tel savoir.
8 « Ce sur quoi nous voulons insister, dit Lacan, c'est (...) du cas que la mère fait de la parole du père, disons le mot, de son autorité, autrement dit de la place qu'elle réserve au Nom-du-Père dans la promotion de la loi » (Lacan, 1966, p. 579).
9 La personnalité « as if» (Deutsch, 1942) ou « comme si » renvoie à un mode de compensation de certains sujets psychotiques par «identifications conformistes ». Nous utilisons cette expression ici en tant que position chez des sujets présentant une extrême sensibilité aux figures d'autorité auxquelles ils se soumettent et qui sont les moteurs essentiels de leur motivation à entrer dans la ronde des apprentissages. Cette appétence de connaissances « trop normative » relève d’un «faire comme si » et se trouve en fait désolidarisée de toute forme de curiosité.
10 Il présente une série de cauchemars de menace de mort comme celui où sa mère armée d’un insecticide détruit des fourmis sauf une qui en a réchappé et à laquelle il s’identifie.
11 Dans la Convention d’Antibes, Stevens rappelle qu’une telle manœuvre ne peut se faire, ni se penser qu’à partir d’une place d’exception, d’une place où l’Autre ne serait justement pas manquant. En effet, prendre le manque sur soi ne peut se faire que d’un lieu où l’Autre sait, ce qui est précisément pathogène pour le sujet psychotique.

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