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Arquivos Brasileiros de Psicologia

versão On-line ISSN 1809-5267

Arq. bras. psicol. vol.64 no.2 Rio de Janeiro ago. 2012

 

ARTIGOS

 

L'anorexie, le féminin et l'amouri

 

Anorexia, femininity and love

 

A anorexia, o feminino e o amor

 

La anorexia, la feminidad y el amor

 

 

Emmanuelle Borgnis Desbordes

Maitre de conférences en Psychopathologie et psychologie clinique. Université de Rennes2. Rennes. França

Endereços para correspondência

 

 


RÉSUMÉ

L'anorexie contemporaine n'est pas un refus de la féminité mais une tentative de limiter la jouissance féminine qui ne trouve ni bord ni semblant. A l'heure contemporaine, où la jouissance tend à être aux commandes, le corps et ses jouissances sont sur le devant de la scène et signe la désorientation du désir. Comment réintroduire les jeunes filles anorexiques au langage de leur désir en les séparant des impératifs de jouissance qui les mettent sur la voie d'une Autre jouissance, féminine, éprouvée par elles, sur laquelle elles ne trouvent prise? La maîtrise du corps et de ses éprouvés est une tentative de contrer l'illimité d'une jouissance qui les dépasse alors-même que cette dimension les détermine comme femmes.

Mots clés: Anorexie; Féminin; Contemporain; Corps; Jouissance.


ABSTRACT

Contemporary anorexia is not a denial of femininity, but an attempt to limit the jouissance of women who are either on board or pretending. At contemporary, where the jouissance tends to be in control, the body and its jouissance are on the front of the stage and sign the disorientation of desire. How to reintroduce the anorexic girls to the language of desire, separate requirements of use, which put them on a path of Other jouissance, feminine, proven by them, in which they are made? Body control and its sensation is an attempt to counter the unlimited jouissance that passes them, and determines them as women.

Keywords: Anorexia; Feminine; Contemporary; Body; Jouissance.


RESUMO

A anorexia contemporânea não é uma negação da feminilidade, mas uma tentativa de limitar o gozo feminino que não encontra nem borda nem semblante. No contemporâneo, onde o gozo tende a estar no comando, o corpo e seus gozos estão em primeiro plano e assinalam a desorientação do desejo. Como reintroduzir as jovens anoréxicas à linguagem do desejo, separando-as dos imperativos de gozo que as colocam na via de um Outro gozo, feminino, sentido por elas, que elas não controlam? O domínio do corpo e de suas sensações é uma tentativa de oposição ao ilimitado de um gozo que as ultrapassa e, ao mesmo tempo, determina como mulheres.

Palavras-chave: Anorexia; Feminino; Contemporâneo; Corpo; Gozo.


RESUMEN

La anorexia contemporánea no es una negación de la feminidad, sino un intento de limitar el goce de la mujer que no tiene ni borde ni semblante. Tiempo contemporáneo, donde el goce tiende a estar en el control, el cuerpo y sus goces están en primera plana y señalan la desorientación del deseo. ¿Cómo reintroducir a las chicas anoréxicas al lenguaje del deseo, separándolas de los imperativos del goce, que las ponen en un camino del goce Otro, femenino, goce sentido por ellas, y al que no dominan? El control del cuerpo y de sus sensaciones es un intento de contrarrestar el goce ilimitado que las supera y al mismo tiempo las determina como mujeres.

Palabras-clave: Anorexia; Femenino; Contemporáneo; Cuerpo; Goce.


 

 

L'anorexie, le féminin et l'amour

Jouir isolément et sans entrave tel est le mot d'ordre de la modernité, mot d'ordre qui ne peut se confondre avec quelque autorisation à désirer, loin s'en faut. Le pousse-aujouir propre à notre époque relève d'un impératif surmoïque de jouissance qui ne permet pas au sujet de trouver à s'inscrire dans le lien social. Pris dans l'étau contemporain, certains sujets prennent la voie du corps pour traiter le réel auquel ils ont affaire en se passant de l'Autre. Une augmentation considérable des conduites anorexiques nous amène à réfléchir à ce qui se joue, pour chaque sujet, à travers ce symptôme contemporain et plutôt féminin qu'est l'anorexie. Si nombre de jeunes filles se reconnaissent comme anorexiques et vont chercher dans certains groupes communautaires une réponse qui leur permette de fonctionner socialement à partir de ce trait identificatoire qu'est devenu leur symptôme (Recalcati, 2005), il n'en reste pas moins que pour la plupart d'entre elles, se traite par l'anorexie un réel qui se situe bien au-delà du simple trait identificatoire. Certaines jeunes filles se retrouvent en prise directe avec une jouissance qui ne trouve pas bord pour se limiter; le sujet s'y assujetti et peut même s'y anéantir. L'anorexie est une des figures d'une jouissance qui peine à trouver limitation; elle est à la fois appel de jouissance au-delà du phallus une jouissance Autre (Lacan, 1975b) et mode d'objection à la défaillance symbolique généralisée si propre à notre époque (Richard, 2011).

 

L'objection anorexique

L'anorexie de la jeune fille débute la plupart du temps à l'adolescence, à un moment où le corps vient inscrire la différence, à un moment où le rapport à l'autre sexe vient prendre une certaine consistance; confrontée à l'altérité, les appuis imaginaires peuvent ne plus suffire à localiser la jouissance qui traverse le corps (Lacadée, 2007). Il existe plusieurs types d'anorexie en fonction de la structure subjective. Nous nous intéresserons à l'anorexie névrotique ou anorexie vraie de la jeune fille (Dewambrechies -La Sagna, 2006).

Alors que la jeune fille se montre souvent brillante sur le plan intellectuel, elle échoue - ou réussit trop bien -à mettre son corps au pas. Le désir de briller convoque le regard de l'Autre, regard qui se fait assez rapidement inquisiteur et qui ne la laisse plus tranquille. En consentant à se faire l'objet du regard, elle consent à se faire l'objet de gourmandise d'un Autre jamais rassasié dont il s'agira de déterminer le statut. Si l'anorexie commence par un comportement de restriction alimentaire, son ressort dépasse le simple refus de nourriture. La restriction que l'anorexique s'impose masque souvent mal son envie démesurée de manger et sa peur que cela ne s'arrête plus. Ce sans limite, la jeune fille anorexique dit l'éprouver: « ça pourrait ne plus s'arrêter! ». Ce faisant, elles se trouvent contraintes à échafauder des stratégies - en se restreignant - pour ne pas s'y risquer. De plus, l'envie de manger, confine à l'angoisse, d'être dévorée. L'opération de privation à défaut de venir de l'Autre se fait sur le corps propre; intervenir sur le corps vise à tenter de chiffrer la jouissance (d'ailleurs les chiffres du poids sont leurs partenaires quotidiens) et créer un bord (pas-toute emportée par la jouissance illimitée).

L'anorexie met en jeu le rapport du sujet au désir de l'Autre. Elle se met difficilement en demande de peur de faire surgir le désir de l'Autre et en retour son propre désir selon l'acception de Lacan selon laquelle « le désir de l'homme, c'est le désir de l'Autre » (Lacan, 1975b, p. 11). La clinique de l'anorexie vient tout particulièrement interroger cette dépendance à l'égard de l'Autre et cette nécessité d'en passer par lui pour exister; l'anorexique annule toute altérité pour jouir isolément d'un corps parlant réduit à sa seule corporéité dans une jouissance quasi charnelle - avoir un corps parlant suppose d'être pris dans la dialectique de la demande et du désir, soit une dialectique symbolique -. Contournant l'Autre, l'anorexique n'est pas un sujet en demande mais bien plus en position d'objet; elle se plie aisément à ce montage laissant l'Autre, sa famille, ses proches, s'acharner à vouloir son Bien et à demander des traitements pour elle. Elle se laisse faire, elle se laisse porter mais elle ne cède rien; elle simule se prêter à ce jeu. Elle fait de même dans la relation à ceux - médecins, cliniciens - qui engagent avec elle quelque relation thérapeutique. La prise en charge doit opérer pour tordre cette contrainte extrême qui vise à contourner l'Autre tout en prenant en compte et très au sérieux le dispositif de traitement mis en place par le sujet lui-même - soit cette tentative de limiter la jouissance en cherchant à se faire un bord sur et dans le corps. L'anorexique traite par et dans le corps la jouissance illimitée à laquelle elle a affaire. Nous y reviendrons.

L'anorexique ne cherche pas à adresser une plainte; elle ne se plaint pas des symptômes qu'elle montre - ou quand elle le fait c'est qu'elle commence à aller mieux. Les symptômes ont une véritable fonction pour elle. Elle tire plutôt satisfaction de toutes les tentatives menées par son entourage pour la mettre, elle, en demande. Elle ne cherche pas à renoncer à son mode de jouir; par contre, elle y ajoute cette dimension supplémentaire qui est la convocation de l'angoisse de l'autre - et notamment son entourage, sa famille, ses médecins, ses camarades - convocation encombrante interprétée très souvent comme un trait de perversité. Or il n'en est rien, l'anorexie de la jeune fille ne vient pas signer quelque structure perverse, loin s'en faut, elle n'est que le signe d'une position où le sujet se fait volontiers objet de l'Autre qui jouit de lui, tout en le refusant.

L'anorexie n'est pas une entité en soi et le symptôme alimentaire ne suffit pas pour décider de la marche à suivre sur le plan du traitement. Dans l'anorexie vraie de la jeune fille toute la stratégie dans le traitement sera de favoriser la perte d'appui de la jeune fille sur l'angoisse de l'Autre afin de relancer sa propre position désirante : réabonner le sujet à son désir. La tâche est d'autant plus ardue que le risque vital est bel et bien en jeu.

L'anorexique laisse à penser qu'elle ne manque de rien, en ne demandant ni désirant que sur le mode du refus ou de l'indifférence. Elle tente, via le symptôme, de se séparer de l'objet localisé au lieu de l'Autre mais tout en convoquant sans cesse l'Autre en l'inquiétant. Elle ne mange d'ailleurs pas rien, elle mange le rien, selon Lacan (1994, p.184), ce qui finalement la nourrit et la sature ! En inquiétant son entourage en ne mangeant plus, elle s'assure de sa présence permanente sans pour autant s'engager dans la demande. Elle s'assure ainsi d'un amour absolu en se laissant ravagée ; son amour est exclusif, excessif, un amour à la démesure de la jouissance. Selon Miller (1997/1998), le ravage est l'autre face de l'amour.

 

Absente à elle-même

L'existence du sujet tourne essentiellement autour de ces préoccupations obsédantes, au point d'ailleurs de fréquemment envisager l'anorexie comme un symptôme relevant d'une névrose obsessionnelle où la ritualisation, la maîtrise par la pensée, sont particulièrement investies. L'anorexique sait tout, tout sur la diététique, tout sur l'alimentation; elle a même un tas de théories. Elle sait au gramme près combien elle pèse. Ce savoir lui est complètement inutile mais par contre peut lui être particulièrement utile pour ne pas guérir.

L'anorexique peut être prolixe, dire en abondance des choses convenues, réciter des phrases toutes faites, finalement parler pour ne rien dire. En cela, la clinique de l'anorexie ne relève pas tant d'une clinique du symbolique, d'une clinique de l'altérité que d'une clinique de l'objet plaçant le sujet dans une position hors discours: « le discours impuissant à appareiller la jouissance dans une chaine signifiante qui l'articulerait au lien social n'est plus d'aucun secours pour ces adolescents » (Lacadée, 2007, p. 49). Le sujet, dans cette clinique là, ne prend pas la parole en son nom, n'oppose rien au désir de l'Autre (famille, parents, mère) sauf à se faire leur objet d'angoisse, positionnement qui l'apparente au fonctionnement mélancolique.

Si l'anorexique n'est pas en demande - engagement désirant - elle est par contre tout à fait loquace sur les mesures qui pourraient lui permettre d'aller mieux - en référence à ce que les autres veulent pour elle (reprise de poids, relance du désir, restauration de l'image du corps, reprise des relations sociales...) - sur l'avenir radieux qui l'attend. L'anorexique ne s'invente pas quelque fiction imaginaire à laquelle elle finirait par croire, elle se situe hors lien social (Lacan, 2001b). Il s'agit de déplacer la question du refus du point de vue phénoménologique à un refus qui serait structural, un refus de l'Autre, qui viserait donc le rapport du sujet à sa jouissance. L'anorexique court-circuite l'Autre et se retrouve en prise directe avec une jouissance sans limite. L'anorexique cherche à limiter la jouissance qui traverse le corps sans point d'arrêt, là où le symbolique désarrimé défaille à réaliser cette tâche. En se situant hors-discours (Lacan, 2001b) elle tente de créer de l'absence, création risquée puisqu'elle peut perdre pied, toute emportée par une jouissance de l'être qui la met en abîme. Se rendre absente à elle-même peut lui redonner une position de sujet qui parle même si très souvent c'est pour ne rien dire. Ce « hors-discours » n'est pas pour autant psychotique même si la clinique de la mélancolie compte parfois des anorexiques et que ces dernières montrent combien la question de la signifiance de leur être d'existence leur est totalement indifférente.

A l'heure où la jeune fille rencontre les marques réelles de la féminité, elle tente de cerner une jouissance qui prend corps et dont elle n'a pas la commande ; à défaut, elle tente de maîtriser par la signifiance ce qui n'en relève pas. Elle illustre parfaitement ce que la clinique du féminin atteste : pas de signifiant pour dire La femme ou encore que « Il n'y a pas La femme, article défini pour désigner l'universel » (Lacan, 1975b, 68). Le corps qui se met à parler réellement à l'adolescence la confronte à un désir qu'elle cherche à annuler en permanence. C'est donc logiquement par le corps, par sa tentative de maîtrise et par sa signifiance, que l'anorexique pense pouvoir régler la jouissance qui la traverse : tentant de la réguler elle la convoque et est pris à son propre piège, féminin.

Si l'anorexique peut se faire causante sur les choses du corps, elle se mure dans le silence dès qu'il s'agit de parler d'elle. La jouissance qui ne se régule pas entièrement par le symbolique ne s'épure pas au champ de l'Autre et l'habite toute entière; elle creuse alors en elle ce trou, opération réelle à défaut d'en avoir eu l'expérience symbolique. Intervenant réellement sur le corps - un corps et sa jouissance qui pourrait bien échapper à sa commande - elle tente de mettre de la limite à une jouissance qui en est dénuée. Elle existe dans l'opération même qu'elle engage confondant sujet et objet, livrant son être à une part d'elle-même radicalement étrangère. Parce que le symbolique n'a pas de prise sur cette part d'illimité propre aux femmes, le danger est grand pour une jeune fille de concéder tout son être à cette jouissance sans limite, consentement qui peut la mener à la mort.

Cette «obscure aspiration à la mort » (Lacan, 2001b, p. 35) en se laissant mourir de faim, relève d'un consentement, consentement à s'abandonner à une jouissance solitaire, autistique. Car si l'anorexique se satisfait un temps de contrôler sa corporéité - manière pour elle de maitriser l'image dans le miroir de peur qu'elle ne lui échappe elle finit par ne plus rien contrôler du tout ; le signifiant devient inapte à contrôler la jouissance. Et quand elle ne contrôle plus, elle est en proie à une jouissance à la fois étrangère et familière, jouissance vertigineuse dans laquelle elle s'abîme. Ce n'est donc pas sans raison que l'anorexie est plutôt féminine et qu'elle engage le sujet sur une pente mortifère. Dans ses Complexes familiaux, Lacan (2001b) parle de l'anorexie comme une forme extrême de suicide différé, idée reprise et argumentée dans le texte Le suicide par Recalcati (2011). Le sujet s'abandonne à la mort, poussé par cette part de jouissance qui lui échappe; désabonné à son désir, le sujet s'abandonne sans angoisse.

 

Une demande d'amour

L'anorexie de la jeune fille ne relève pas de quelque refus de la féminité ou des insignes de la féminité; elle cherche bien plus à trouver ancrage là où le signifiant manque à dire l'être féminin et à trouver limitation à la jouissance qui la traverse. Si le signifiant manque à la faire toute femme, les occasions ne manquent pas de la rendre toute amoureuse. Aux prises avec une jouissance qui la dépasse - au-delà de la limite phallique - la femme passe par une demande d'amour qui n'est rien d'autre qu'une demande d'être ; et l'amour qu'elle réclame a fonction de restauration de l'identification phallique et lui permet de ne pas se laisser toute emportée par cette Autre jouissance. Certaines femmes sont animées d'une volonté de jouissance qui les poussent à la limite du représentable, là où le sens échoue à endiguer l'absence qu'elles peuvent rencontrer. Cette possible rencontre avec le réel ne relève pas de quelque disposition féminine mais d'une position féminine de leur être (Laurent, 1993) qui les pousse au-delà de toute signification. La question n'est pas tant de savoir ce qu'une femme peut bien vouloir du point de vue de son désir que de saisir les semblants auxquels elle a recours pour tenir posture féminine dans le monde des autres, de l'Autre, de ses partenaires, de ses symptômes. Et quand les semblants vacillent, c'est tout son être qui s'abîme. Pour les femmes, l'amour ne va pas sans dire (Lacan, 1974), un dire qui a fonction de limitation et de régulation, un dire qui secourt. Il donne « semblant de substance » (Lacan, 2001c, p.465) et fait rempart à l'absolutisation de leur jouissance:S(A). L'amour qu'elle réclame a fonction de restauration de l'identification phallique et lui permet de ne pas se laisser toute emportée par la jouissance de l'Autre, un Autre qui au fur et à mesure qu'elle le fait consister, l'anéantit comme sujet. Les conséquences cliniques vont de la désorientation à l'angoisse profonde en passant par tous les degrés de l'égarement et de l'évitement; l'anorexie en est l'un des symptômes.

L'anorexie vient répondre aux impasses de la civilisation qui s'accompagne de la mise au rencart de la division subjective et qui laisse libre champ à la prolifération d'une jouissance exigeante et capricieuse qui désoriente et déshumanise. Les femmes, dans notre modernité, sont identifiées à de féroces figures qui se succèdent et qui les éloignent de ce qu'elles pourraient désirer et être, de l'absence qui féminise (Barthes, 1977): elles n'ont jamais été si peu Autre à elles-mêmes, nécessité impérieuse pour les rendre amoureuses. L'ouvrage de Leguil Les amoureuses nous propose un voyage au bout de la féminité tout à fait exemplaire (Leguil, 2009). Dans le Séminaire XX (Lacan, 1975b), S(A) est certes ce qui oriente la jouissance féminine - côté féminin de la sexuation - mais aussi le terme qui rassemble l'amour dont il est l'adresse, le désir dont il est la cause et la jouissance qu'il aimante (Lacan, 1975b). S(A ) est l'index du réel comme impossible dont Miller (2002) relève que l'amour peut y faire suppléance: l'amour peut faire suppléance au rapport sexuel qu'il n'y a pas, à condition qu'il n'ait aucune ambition de vérité - trompeuse - mais qu'il donne indication quant au réel en jeu. L'amour, à l'heure contemporaine est en panne de semblants, et les jeunes filles orphelines de tout mythe. Dans ce grand mouvement, il n'y a pas de raison que leur aspiration - leur vouloir dire tout autant que leur vouloir être - ne s'en trouve pas ébranlée et ne les mène sur des voies dangereuses en raison da la jouissance errante qui les habite, qui leur ex-siste (Miller, 2002). Ainsi, la clinique de l'anorexie convoque plus particulièrement une question féminine non pas du côté d'une u-delà, son abîme ordinaire (Millot, 2001).

 

La solution anorexique

Qu'elles soient mystiques, anorexiques ou mélancoliques, ces sujets, en position féminine, montrent par leurs conduites sublimes ou symptomatiques qu'il existe un autre moyen que la production hystérique pour limiter la jouissance (Borgnis Desbordes, 2011). Un moyen qui ne soit pas du registre de l'objet a, de la jouissance phallique, du signifiant et qui pourtant puisse contenir le ravage du lien à la mère; le convoquer pour l'éprouver et le traiter. De quel ordre est donc cette substance qui empêcherait, voire limiterait le ravage? Lacan nous donne une indication dans Lituraterre à propos du sujet qui subsiste pour moitié de la rature, c'est-à-dire de la lettre (Lacan, 2001a). Il ne s'agit donc pas dans ce cas du registre du signifiant propre au symptôme lequel divise l'hystérique... Ce ne peut-être le signifiant, qui y échoue, mais la lettre - et en l'occurrence l'écriture - qui fera barrage au ravage, ainsi que Duras le formulait... seule l'écriture est plus forte que la mère (Mahjoub-Trobas, 1993). La jouissance de l'Autre est interdite à l'homme par la castration, par la fonction de l'objet a et du fantasme qu'il détermine. Chez la femme, elle n'est pas interdite mais peut être limitée - par la lettre, par l'écriture. Chez l'anorexique comme chez l'inédique, il ne s'agit pas tant de produire un objet a en jouant de son refus comme d'un désir, que de jouer de son corps-déchet comme d'une lettre qui viendrait faire barrage au ravage de la mère. « Le corps réel est à évacuer au nom d'un idéal de corporéité, une image corporelle réduite à un pur trait distinctif » (Freymann J-R, 1992, apud Guingand, 2004, p.123). L'anorexique se fait signifiant de l'évanouissement du sujet - qu'elle confond avec sa disparition (Barillé, 2010). Face à la mère elle interpose son évanouissement et son anorexie pour que le rien, comme objet a, puisse se perdre du regard, pour que du désir puisse se soutenir. Le fading de l'anorexique (Guingand, 2004) tente de se faire avec le rien comme objet a, objet a qui se présentifie dans la forme la plus épurée, la plus réelle, du corps: un a incarné, matérialisé, réduit à une lettre. L'anorexique produit par son corps une lettre qui tente de faire bord entre la jouissance du corps et celle des signifiants. Elle tente de dessiner, de sculpter un littoral entre la vie et la mort, illusion folle de la beauté d'un corps-déchet qui la maintiendrait désirante sans qu'elle ait à perdre toute la jouissance. L'anorexique produit de la lettre par le jeûne. L'aliment, lui, est resté aux confins de la Chose, das Ding (Lacan, 1986). Par le jeûne, l'anorexique mange son propre corps réduit à la Chose et transforme ce déchet qu'est devenu le corps en lettre qu'elle soumet au regard de l'Autre et notamment de la mère, lettre qui coupe, lettre qui tente inscription : une matérialité qui ne serait pas du semblant! Au fond, par son jeûne, l'anorexique tente de créer une limite symbolique à la jouissance qui la submerge. Mais la limite qu'elle trouve n'est pas celle qui renvoie à l'ordre social; elle ne se décide pas à manger comme tout le monde, avec les autres. Elle cherche à échapper aux exigences alimentaires souvent référées aux impératifs maternels et finalement à échapper à un mode de rapport à la mère d'où le père serait exclu. L'anorexique cherche à se créer un sinthome, une prothèse symbolique. En ne mangeant plus, elle impose une coupure sans parole, coupure sans signifiant. Comment la réintroduire au langage de son désir? Par l'amour et le transfert trouve là son signifiant. Si le désir relève du sens - orienté et causé par la quête d'un objet (a) l'amour, lui relève du vide (Lacan, 1977). Si l'amour relève de l'inconsistance, les voies qu'il emprunte font montre de son usage possible - véritable semblant - se déclinant différemment selon l'inscription dans l'un ou l'autre des côtés de la sexuation. Si côté masculin, l'amour est corrélé au fantasme $ <> a, côté féminin l'amour est corrélé à S(A) . Cet amour là est convoqué dans les conditions d'amour propre au transfert dans la cure analytique: le transfert « c'est de l'amour qui s'adresse au savoir» (Lacan, 2001d, 558). Une manœuvre est à opérer dans le transfert avec l'anorexique pour que l'amour engagé - et non saturé - condescende au désir, pour que le sujet passe du désir de savoir au désir d'être. L'anorexique, et en cela elle rejoint la mystique, croit en l'amour absolu qui lui donne consistance d'être ; elle ne vise pas tant à décompléter l'Autre qu'à viser l'Un (Miller, 2011) tentative risquée de limiter la jouissance tout en l'alimentant. Il y a une nécessité à opérer sur la jouissance illimitée afin de rendre possible un travail analytique qui peut amener le sujet à trouver un autre appui, audelà de la nourriture, à construire un savoir subjectivable (Cosensa, 2008).

 

Conclusion

A l'heure contemporaine le vagabondage des images ne donnent aucune consistance aux êtres et ne proposent aucun semblant qui vaille. La cure d'orientation lacanienne peut donner aux anorexiques l'amour qu'elle réclame et l'objet qu'il n'y a pas et ainsi éviter qu'elles ne rejoignent nos mystiques d'autrefois qui n'avaient de cesse d'échafauder un dieu - fusse-t-il l'Un moderne - à la démesure de leur jouissance. Aujourd'hui, à défaut de dieu, elles n'ont que le sacrifice des corps et de leur être à proposer sur l'autel de la modernité, la cause amaigrissante - valorisée et déterminante - étant le nouveau leitmotiv contemporain. A l'ère de l'harmonisation généralisée, il y a un enjeu éthique et politique à faire valoir le non rapport entre les sexes et faire valoir la singularité d'une position de l'être qui se distingue de tout positionnement subjectif et qui ne se révèle que dans certaines dispositions langagières et de jouissance, participe d'un acte civilisateur (Gaspard, 2010). Non dupe, le sujet peut s'autoriser la liberté de vouloir ce qu'il désire et d'échafauder des montages qui rendent possible son inscription dans le lien social et sa rencontre avec un partenaire: réinventer en permanence du lien social qu'il n'y a plus.

 

Références

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Richard, F. (2011). L'actuel malaise dans la culture. Paris: Editions de l'Olivier.         [ Links ]

 

 

Endereços para correspondência:
Emmanuelle Borgnis Desbordes
emmanuelle.borgnis-desbordes@univ-rennes2.fr

Submetido em: 10/03/2012
Revisto em: 21/06/2012
Aceito em: 22/06/2012

 

 

i N.A. Ce texte développe une argumentation amorcée dans le texte : L'anorexique et l'amour du même auteur publié le mardi 22 novembre 2011 dans Chroniques lacaniennes: http://www.causefreudienne.net/psychanalyse-et-politique/2011-11-22