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Revista Psicologia e Saúde

versão On-line ISSN 2177-093X

Rev. Psicol. Saúde vol.6 no.1 Campo Grande jun. 2014

 

SUPLEMENTO ESPECIAL: INTIMITÉS ET VIOLENCES

 

La violence conjugale lesbienne dans la géométrie insensée de l'amour de Susana Guzner

 

Domestic violence in lesbian love the geometry senseless of the love of Susana Guzner

 

A violência doméstica no amor lésbico na geometria insensata do amor de Susana Guzner

 

 

Sophie Cabaloué

FLSH/FRED-ALEC. Université de Limoges, France

 

 


RÉSUMÉ

Le roman de Susana Guzner, La insensata geometría del amor, publié en 2001 et traduit en français en 2005, met à jour une réalité souvent passée sous silence : la violence conjugale lesbienne. Cette auteure argentine, exilée aux Canaries suite à l'assassinat de sa sœur par les forces armées du régime militaire, utilise l'écriture comme « machine de guerre ». Ce roman prend les apparences d'une histoire d'amour fusionnelle entre deux femmes alors qu'il s'agit plutôt d'une passion destructrice où le bourreau n'est pas un militaire mais une femme lesbienne. Les manipulations psychologiques mises en œuvre et la violence physique au sein du couple permettent à l'auteure de dénoncer une réalité invisible mais aussi d'envisager la violence dans sa plus grande perversité pour finalement nous prouver qu'elle n'est pas forcément là où nous l'attendons.

Mots-clés: Lesbianisme; Lesbophobie; Violence conjugale; Stéréotype de genre.


ABSTRACT

The novel Susana Guzner, La insensata geometría del amor, published in 2001 and translated into French in 2005, updates a fact often overlooked: the lesbian domestic violence. Argentine writer, exiled the Canaries after the murder of her sister by the armed forces of the military regime, uses writing as "war machine". This novel has the appearance of a symbiotic love story between two women, as it is more destructive passion, where the executioner is not a military but a lesbian woman. Psychological manipulations implemented and physical violence in the couple allow the author to an invisible reality, but also to consider the violence in its worst perversity, and finally prove that is not forcefully where you we expect.

Key-words: Lesbian; Lesbophobia; Domestic violence; Gender stereotypes.


RESUMO

A novela Susana Guzner, La insensata geometría del amor, publicada em 2001 e traduzido para o francês em 2005, atualiza um fato muitas vezes esquecido: a violência doméstica lésbica. O escritor argentino, exilado nas Canárias após o assassinato de sua irmã por parte das forças armadas do regime militar, usa a escrita como "máquina de guerra". Este romance tem a aparência de uma história de amor simbiótica entre duas mulheres, como ele é mais uma paixão destrutiva, onde o carrasco não é um militar, mas uma mulher lésbica. Manipulações psicológicas implementadas e a violência física no casal permitem que o autor exponha uma realidade invisível, mas também a considerar a violência em sua pior perversidade e, finalmente, provar que não está forçosamente onde esperamos.

Palavras-chave: Lésbica; Lesbofobia; Violência doméstica; Estereótipos de gênero.


 

 

Le roman lesbien La géométrie insensée de l'amour traduit de l'original La insensata gemeotría del amor de l'argentine Susana Guzner (2005) est publié pour la première fois en 2001. L'auteure, née en 1944 à La Plata, s'est exilée aux Canaries peu après l'instauration de la dictature, dans son pays, en 1976. Diplômée de psychologie clinique, elle conjugue son travail de thérapeute avec son activité d'écrivaine engagée.

Dans la plupart de ses œuvres, notamment dans ce roman traduit en français en 2005, elle aborde des thématiques lesbiennes. L'histoire est d'apparence assez simple. Deux jeunes femmes lesbiennes, María et Eva, se rencontrent dans un aéroport et se mettent à discuter ; c'est ainsi que débute une relation tumultueuse où se mêlent amitié et amour. Amparo et Esteban, les amis de María, veillent sur cette relation et voient d'un mauvais œil le passé hétérosexuel d'Eva.

A travers ses personnages, Susana Guzner pose les questions suivantes : peut-on être hétérosexuel et entretenir une relation homosexuelle, et par la même « sortir du closet », autrement dit, s'assumer en tant que lesbienne ? Reproduit-on nécessairement les schémas hétéronormatifs, découlant de la pression exercée par sexologie et la psychanalyse, au sein d'une relation lesbienne ?

La relation amoureuse entre les deux femmes se complexifie car il existe, entre elles, un rapport de domination qui se manifeste par une violence psychologique et physique. L'invisibilité sociale de la violence conjugale lesbienne, au-delà de l'amour lesbien est, en effet, l'un des problèmes majeurs soulevé dans cette œuvre.

Aussi verrons-nous, dans quelle mesure, dans L'insensée géométrie de l'amour, Susana Guzner détruit les stéréotypes de genre, en partie responsables de l'invisibilité de la violence conjugale lesbienne, et met à jour le processus des violences sociales et domestiques qui affectent l'intimité du couple lesbien.

 

1. La déconstruction des stéréotypes de genre induits par le système patriarcal.

1.1 La violence est naturellement masculine

Le préjugé premier qui rend plus grande l'invisibilité de la violence au sein des couples lesbiens est le fait que l'on considère la violence comme naturellement masculine. Un homme peut être violent, par « nature », tandis qu'une femme l'est plus rarement.

Daniel Welzer-Lang (2005), sociologue français et spécialiste de l'identité masculine, a travaillé sur les femmes violentes dans les couples hétérosexuels. Il en arrive à la conclusion suivante : « Le mythe de la violence masculine domestique est indépendant du sexe biologique de la personne violente » et il ajoute que « la violence masculine domestique [est] un phénomène social. » (Welzer-Lang, 1996)

La violence n'est donc pas inhérente à l'homme. Pour preuve, l'existence des cas de violences conjugales au sein des couples lesbiens révélés dans La géométrie insensée de l'amour. Dans l'œuvre de Susana Guzner, Eva adopte un comportement masculin, tant dans la sphère privée que dans la sphère publique ; elle n'hésite pas à assumer son penchant pour la masculinité, sans pour autant remettre en cause son sexe biologique. Le débat entre les deux femmes sur le lien entre sexe et genre révèle les modes de pensées de chacune :

Eva soutenait que les différences entre hommes et femmes sont évidentes, « et moi, les caractéristiques masculines m'attirent beaucoup. » J'étais en gros de son avis sur l'évidence de la dissimilitude, mais avec la nuance que "masculin" n'est pas synonyme d'homme, de même que « féminin » ne l'est pas de femme ; ces deux termes sont des concepts idéologiques et je n'étais pas du tout d'accord avec les qualités qu'on attribue à l'un et à l'autre. (Guzner, 2005, p. 32)

María fait la distinction entre sexe biologique (homme/femme) et sexe social (masculin/féminin) afin de démontrer qu'il n'y a pas nécessairement de corrélation. Quand elle s'oppose aux « qualités que l'on attribue à l'un ou à l'autre [sexe] », elle revendique son droit d'exister en tant que lesbienne, sans pour autant suivre le modèle de conduite féminin érigé par la société patriarcale.

Ce débat s'inscrit clairement dans le courant de pensée féministe radical incarné par la romancière et historienne féministe française Monique Wittig qui affirme, dans La pensée straight (Wittig, 2007, p.34), que « les lesbiennes ne sont pas des femmes ». En effet, les lesbiennes refusent d'appartenir à la catégorie « femme » créée par le système patriarcal. Elles construisent leur identité en dehors des normes hétéronormatives afin d'exister en tant que telles.

La violence n'est donc pas naturelle (attribuée à un sexe biologique) mais une construction sociale comme l'affirme également Vanessa Watremez, présidente de l'association Air Libre qui défend les droits des femmes lesbiennes, victimes de violence domestique (Watremez, 201). Elle souligne que les hommes sont plus souvent violents que les femmes car il existe une adéquation entre sexe et genre dans de nombreux cas. La violence peut être masculine (dans le sens de construction sociale) mais non innée chez le sexe masculin (Watremez, 2010). La fiction de Susana Guzner rend visible une réalité dissimulée par un système hétéronormatif qui construit un modèle hégémonique et écarte ainsi toutes celles qui ne s'associent pas à la pensée straight, autrement dit, à la rigidité du système hétérosexuel.

1.2 La violence homosexuelle suit le même schéma que la violence hétérosexuelle

Le deuxième préjugé qui renforce l'invisibilité de la violence conjugale au sein des relations lesbiennes repose sur la tendance à considérer que la violence homosexuelle suit le même schéma hiérarchique que la violence hétérosexuelle. Le système hétéronormatif apparaît alors, une fois de plus, comme le seul et unique modèle.

Pour Barbara Hart (1995), avocate et militante dans une association contre la violence domestique lesbienne en Pennsylvanie, il y a de la maltraitance dans une relation conjugale :

Quand il existe un patron de conduites violentes et coercitives par lesquelles une lesbienne cherche à contrôler les pensées, les croyances ou les conduites de sa compagne ou cherche à la punir pour avoir résisté au contrôle qu'elle veut exercer sur elle. (Hart, 1995, p.25)

C'est exactement le cas au sein de la relation entre les deux personnages féminins du roman. Eva se permet d'apparaître et de disparaître sans donner de nouvelles faisant de María son esclave. Celle-ci est donc, en permanence, dans l'attente de son retour. Eva crée ainsi une relation de dépendance qui lui permet de dominer María qui s'interroge sur sa situation :

J'avais du mal à croire que mon autosuffisance s'en fut allée à vau-l'eau en un laps de temps si bref, mais ce qui est sûr, c'est que les absences prolongées d'Eva vidaient mes actes de tout contenu. Où étaient ma discipline, mon autarcie, mon plaisir de la solitude? (Guzner, 2005,pp. 285-286)

Selon Fabiana Tron (2004), activiste lesbienne radicale argentine, la violence exercée au sein d'un couple hétérosexuel est davantage liée au pouvoir que représente l'homme dans la société. C'est un moyen, pour lui, de s'affirmer comme groupe dominant. De fait, la violence intervient quand la femme ne suit pas les normes de la société patriarcale et tente de remettre en cause le fonctionnement dominant/dominé.

La violence conjugale au sein des couples lesbiens est bien différente. Il ne s'agit pas, pour la femme lesbienne, violente, de se maintenir en tant que groupe dominant mais plutôt d'exercer un contrôle personnel sur l'autre. Ce type de violence est donc occasionnel comparée à la violence au sein des couples hétérosexuels. En conséquence, la violence lesbienne est non-systémique car elle ne dépend pas du système hétéronormatif qui justifie les actes violents d'un groupe dominant.

Or, dans La géométrie insensée de l'amour, Eva est de fait bisexuelle. Elle sort avec María mais entretient une relation hétérosexuelle avec Carlos. Aussi les amis de María la mettent-ils en garde, notamment, son ami gay Esteban :

Je suis persuadé que bon nombre d'hétéros ont tendance à imposer dans leurs relations lesbiennes les mêmes schémas machistes de domination, et en principe elles se réservent le rôle masculin classique. (Guzner, 2005, p. 349)

Selon Amparo, l'amie de María, les femmes qui ont un passé hétérosexuel ne s'assument pas comme lesbiennes ; elles restent emprisonnées dans le système hétérosexuel où elles sont dominées. En passant d'hétéro à lesbienne, elles passent de dominées à dominantes et reproduisent ainsi le système hiérarchique du modèle hétéronormatif au sein de leur relation lesbienne :

Nous autres femmes sommes colonisées par l'idéologie dominante, les hétérosexuelles (au féminin) ont tendance à juger leur compagnes en reproduisant les jugements masculins : nous sommes toutes des envieuses, des traitresses, des menteuses, des tordues, des irrationnelles et autres clichés ridicules. (Guzner, 2005, p. 349)

La violence entre lesbiennes ne reproduit pas le schéma hétérosexuel dans le sens où les femmes homosexuelles ne s'affirment pas en tant que groupe dominant. Toutefois, quand une des deux femmes a un passé hétérosexuel et a donc été dominée par le « sexe fort », elle peut exercer une violence sur sa compagne pour se sentir, à son tour, dans une position de force.

Pourquoi ces femmes au passé hétérosexuel éprouvent-elles alors des difficultés à faire leur coming out, à s'assumer en tant que lesbienne ? Et en quoi cette sexualité non assumée peut être responsable des violences domestiques ? Ce sont les questions auxquelles nous proposerons des éléments de réponse dans la partie suivante.

 

2. Les causes et les manifestations de la violence dans l'intimité lesbienne

2.1. La violence extérieure

2.1.1 Le discours médical « pathologisant » : les débuts de la sexologie et de la psychanalyse

Les discours pathologisants des sexologues et des psychanalystes du XIXème siècle sont en grande partie responsables du sentiment de culpabilité qu'éprouvent les femmes lesbiennes à l'heure d'assumer leur sexualité. La stigmatisation des homosexuelles comme étant des « déviantes » est un héritage scientifique que Susana Guzner condamne.

Richard von Krafft-Ebing et Henry Havelock Ellis, considérés comme les deux pères fondateurs de la sexologie ont largement contribué à la mise en marge médicale des homosexuels. En effet, Krafft-Ebing (data), psychiatre hongrois, dans son ouvrage Psychothia Sexualis, publié en 1886, classe les pathologies sexuelles en quatre catégories dont une destinée aux homosexuels qu'il appelle « les invertis ».

Dans l'œuvre de Susana Guzner, ces théories apparaissent en filigrane puisque les lesbiennes sont affectées par le rejet social et la stigmatisation qui découlent de ces théories médicales, initiées par les fondateurs de la sexologie.

Aussi lorsque María raconte la relation amoureuse qu'elle entretenait avec l'une de ses ex-compagnes, Diana, elle insiste sur les tortures physiques subies par la jeune femme, tortures physiques dues à la croyance médicale, héritée des débuts de la sexologie, qui réduit l'homosexualité à une pathologie :

Diane (...) avait été soumise adolescente à d'inhumaines séances d'électrochocs sur l'ordre de son médecin. Sa naïveté l'avait conduite à consulter un psychiatre de la sécurité sociale, effrayée par l'attirance qu'elle éprouvait pour ses compagnes de classe. Cette canaille l'avait dénoncée à ses parents et avait recommandé un traitement sauvage pour que sa sexualité, inscrite dans l'information cérébrale, reconstruise la déviation pathologique et reprenne sa direction naturelle. (Guzner, 2005, p. 207)

Mais l'héritage scientifique de la sexologie n'est pas le seul responsable de la persécution et de la violence physique subie par les lesbiennes pour qu'elles se conforment au modèle hétérosexuel. Les théories psychanalytiques de Freud (data) ont, elles aussi, contribué, selon l'auteure, à la création de l'image déviante de la femme lesbienne. Le cas de Diana dans l'œuvre de Susana Guzner n'est pas sans rappeler les travaux réalisés, en 1905, par Freud (data) dans son recueil Cinq psychanalyses. Il présente cinq cas cliniques dont un sur une jeune femme homosexuelle, Dora, diagnostiquée comme « hystérique ». Une des particularités de la femme hystérique, selon Freud (data), est d'ailleurs sa tendance à la bisexualité.

Le psychanalyste accorde une attention particulière à la constitution hétérosexuelle ou homosexuelle féminine. Selon lui, le tout premier attachement de la fille s'adresse à sa mère mais se rendant compte de l'infériorité maternelle (absence de phallus), celle-ci se tourne vers son père. La fille perçoit la castration de sa mère comme une marque d'infériorité, en est profondément blessée et rejette le premier amour homosexuel tout en développant un amour hétéro-érotique pour son père, porteur du symbole phallique, associé chez Freud au pouvoir. La femme lesbienne serait donc une personne qui reste fixée à jamais dans un drame œdipien non résolu.

Alors que Diana a été violentée physiquement par les médecins, María, quant à elle, garde un mauvais souvenir des sermons « psychanalytiques » de sa mère. Cette-dernière rejette violemment le lesbianisme de sa fille en tentant de trouver une explication. Cette attitude provoque un véritable bouleversement dans l'intimité de María :

Elle suggérait que c'était probablement une mauvaise expérience sexuelle avec le sujet inadéquat qui m'avait fermé au monde des hommes. (...) A un moment donné, elle ferait appel à ses précaires connaissances psychanalytiques et mon père entrerait en scène. (...) il était incontestable que je lui portais une haine inconsciente et que, blessée au plus profond de mon être à cause d'une « figure paternelle » désastreuse, mon appétit sexuel s'était tourné vers les femmes. (Guzner, 2005, p. 137)

Sa mère en trouvant des raisons psychanalytiques au lesbianisme de sa fille, renforce la stigmatisation familiale et sociale de la femme lesbienne qui souffre d'une pathologie.

La discussion de María avec ses amis prouve par ailleurs qu'être lesbienne provoque le dégoût et le rejet des individus qui ne sont pas « hors-norme » : « La brigade hétérosexuelle intégriste vous stigmatisait en vous traitant d'anormale, d'idiote ou de bornée, et elle complotait, créant autour de vous un vide très difficile à supporter » (Guzner, 2005, p. 202).

Les discours des psychanalystes et des sexologues véhiculés par la famille et la société et parfois par les lesbiennes, elles-mêmes, à tel point qu'elles remettent parfois en question leur identité sexuelle, sont à l'origine de cette lesbophobie caractéristique de l'œuvre de Susana Guzner. Le rejet familial et social de l'orientation sexuelle de la femme lesbienne provoque, chez Eva, un profond trouble identitaire. Au lieu de se rebeller contre un système hétéronormatif exclusif, celle-ci verse sa colère sur sa compagne. Elle rend, injustement, María, responsable du désir amoureux lesbien qu'elle éprouve.2.1.2 Le rejet familial et social : la lesbophobie

Il est alors intéressant d'analyser les manifestations de cette lesbophobie sociale à l'origine de l'attitude violente au sein du couple lesbien dans l'œuvre de Susana Guzner.

Peu après leur rencontre, María offre une bague à Eva et la lui passe au doigt en public tandis qu'un homme leur crie " Lesbicaccie", ce qui signifie « gouines » en italien.

Eva furieuse s'écrie alors :

Je ne supporte pas qu'on m'insulte, ça me met vraiment en boule. Si j'étais un homme je lui casserais la figure [...] En plus, tu [María] es lesbienne, marmonna-t-elle, mais moi non, et je ne mérite pas cette insulte. (Guzner, 2005, pp. 128-129)

Or, la violence du rejet social entraine Eva à reproduire la lesbophobie qui pourtant l'affecte au sein même de son couple. Elle en arrive à nier son identité sexuelle et à rendre coupable l'autre du désir lesbien qui l'anime.

Selon Fabiana Tron (2004), le rejet social est l'une des principales causes de la violence conjugale lesbienne. Pour elle, le système hétérosexuel produit des hiérarchies qui entrainent la violence. Chez les lesbiennes, l'intériorisation de ce système, autrement dit, l'« hétéronormalisation » les conduits à intégrer cette violence et, de fait, à la reproduire dans l'intimité de la relation.

2.2 La violence domestique lesbienne

2.2.1 La violence psychologique et la manipulation

Chez Susana Guzner (data2005), la violence domestique au sein des relations lesbiennes apparaît à travers la manipulation psychologique. Selon le principe de « victimisation du bourreau », Eva fait croire à sa victime, María, qu'elle est responsable de sa colère et de son emportement. C'est d'ailleurs une des formes de violences les plus perverses puisqu'elle est moins perceptible que la violence physique.

Eva exerce une pression psychologique telle que la personnalité de María en est troublée. Elle réagit en fonction des désirs d'Eva afin de lui plaire et de ne pas provoquer sa colère. Elle se comporte comme Eva le souhaite mais cette contrainte fait naître chez elle, un sentiment de jalousie, jusqu'alors inexistant. Dans une conversation avec Esteban, María s'interroge sur cette jalousie naissante et sur l'incohérence de ces réactions :

Elle [Eva] passe son temps à me prouver qu'elle est folle de moi ! J'ai compris toute seule que je meurs de jalousie, Esteban, c'est une sensation répugnante et j'ai l'impression de vivre avec une María étrangère. (Guzner, 2005, p. 395)

La jeune femme découvre également une lettre d'amour de Carlos dans les affaires d'Eva, la mettant devant une réalité, connue, mais jusque-là niée : la relation hétérosexuelle d'Eva et Carlos. La mise en lumière de cette tromperie ne fait qu'accroître sa jalousie. Mais Eva : « était hors d'elle », « Elle me foudroya du regard et je crus même qu'elle allait me frapper » (Guzner, 2005, p. 153). En reprochant à María d'avoir fouillé dans ses affaires sans remettre en cause sa relation hétérosexuelle, elle inverse les rôles dans la relation. Eva reprend le dessus en se faisant passer pour la victime, celle à qui on a violé l'intimité et garde ainsi son emprise sur María.

Les absences injustifiées d'Eva et sa fuite, à la fin du roman, font également partie de la mise en œuvre des manipulations psychologiques qui provoquent chez sa compagne des troubles psychosomatiques, comme le mutisme.

Face à son profond désarroi, María décide de se rendre à la maison des Zamorano afin de comprendre les raisons de la disparition de sa compagne. Simon, le frère d'Eva, sort à sa rencontre et lui dévoile que sa sœur a subi, dans le passé, des violences psychologiques de la part de son ex-compagne, Claudia. Depuis ce jour, Eva voit dans la relation lesbienne un exercice de domination et fait subir à ses compagnes ce qu'elle a vécu autrefois. Susana Guzner (data2005) met ainsi en exergue l'une des causes de la violence domestique lesbienne, à savoir la reproduction d'un schéma traumatique vécu pendant l'adolescence.

2.2.2 La violence physique et sexuelle

Dans l'œuvre de Susana Guzner (data2005), María se plaint du comportement hétérosexuel dominant d'Eva qui reproduit ce que Claudia lui a fait vivre : la victime devient alors bourreau. En effet,

malgré ses évidents progrès [ceux d'Eva] et le continuel changement de rôles auquel nous jouions pendant nos rencontres amoureuses, elle restait fidèle à cette attitude prépondérante et dominatrice qu'elle avait adoptée depuis le début. (Guzner, 2005, p. 284).

Or, on constate que la sexualité lesbienne est, ici, une transposition de la sexualité hétérosexuelle puisqu'Eva n'arrive pas à se détacher du modèle hétéronormatif véhiculé par la société et l'éducation familiale. La violence ne réside donc pas dans la pénétration sexuelle forcée mais plutôt dans la contrainte d'un système unique et dominant imposé par Eva.

Celle-ci est amoureuse de María mais elle s'interdit de la voir pour la faire souffrir afin de reproduire la douleur qu'elle a expérimentée avec Claudia, son ex-compagne. Elle reproduit le schéma traumatique comme si la douleur infligée à l'autre pouvait assouvir et alléger celle vécue dans le passé. Cette révélation met en lumière le profond trouble identitaire d'Eva :

Pendant que je m'obligeai à tuer les heures enfermée dans l'appartement de Simon pour que toi tu te ronges d'inquiétude, c'était moi qui me tordais de jalousie en me demandant ce que tu faisais avec tes amis si attentionnés et si bien élevés. (Guzner, 2005, p. 506)

La fin de l'œuvre correspond à l'éclatement de la violence physique qui mène à la destruction du couple éclairant, de fait, une réalité jusqu'alors invisible, la violence dans la relation lesbienne :

Je n'en supportai pas davantage et me jetai sur elle dans une lutte au corps à corps. Je frappais rageusement, avec les poings et les pieds, échauffée par le désir violent de lui faire le plus de mal possible, et elle me répondait avec une égale sinon plus grande haine. (Guzner, 2005, p. 509)

La dispute finale entre les deux femmes constitue, pour Susana Guzner (data2005), un moyen de mettre en avant l'éclatement de la sphère domestique lesbienne. Le rejet social et la lesbophobie en sont les responsables, empêchant les femmes lesbiennes de faire leur coming out pour vivre pleinement leur histoire d'amour.

Le roman de Susana Guzner (data2005) prend les apparences d'une histoire d'amour fusionnelle entre deux femmes alors qu'il s'agit plutôt d'une passion destructrice où la violence est un moyen de s'affranchir de la pression sociale.

L'œuvre de Susana Guzner (data2005) apparaît est un espace romanesque qui condamne les préjugés sociaux et la lesbophobie, rendus responsables de la déliquescence des relations lesbiennes, mise en exergue, dans le roman, par la violence domestique.

Les manipulations psychologiques mises en œuvre et la violence physique au sein du couple permettent à l'auteure de dénoncer une réalité invisible mais aussi d'envisager la violence dans sa plus grande perversité pour finalement nous prouver qu'elle n'est pas forcément là où nous l'attendons.

 

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Recebido: 28/06/2013
Última revisão: 30/05/2014
Aceite final: 07/06/2014